Pascal Levoyer

Professeur agrégé de philosophie.

Abonné·e de Mediapart

27 Billets

0 Édition

Billet de blog 2 décembre 2025

Pascal Levoyer

Professeur agrégé de philosophie.

Abonné·e de Mediapart

Faire le vide : contre le producérisme qui va

2 décembre. Grève. Et déjà le même refrain : trop cher, trop lent, trop généreux. La France halète, on lui ordonne d'accélérer. Le producérisme s'est installé, non comme argument mais comme évidence, non comme politique mais comme impératif moral.

Pascal Levoyer

Professeur agrégé de philosophie.

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Qui ose encore ne rien faire ? Il n’y a plus partout que contraintes, exhortations à « se bouger », « se rendre utile », « travailler plus », complaisances envers l'activation permanente et dissimulations pudiques de l'épuisement collectif. Qui ose encore relâcher le souffle, prendre une respiration pour accueillir la pause ?

Dans le lexique des discours politiques, le repos devient « absentéisme », la maladie « fraude », la lenteur « déresponsabilisation », le silence « désengagement », la pause « défaillance morale », et la retraite « fardeau indécent que l’on fait peser sur les jeunes », comme si se retirer du travail devenait un crime social. On ne sait d’ailleurs plus qui travaille assez. La réforme de l'assurance-chômage est justifiée par une formule désormais devenue axiome : « Il faut que le travail paye plus que l'inactivité » (G. Attal). Mais qu'appelle-t-on inactivité ? Un chômage non choisi ? Une maladie ? Une maternité ? Un temps de respiration ? Qu'importe ! Le producérisme exige que l’on se comporte en producteur permanent de n’importe quoi, y compris de soi-même. Dans ce climat saturé de mots d'ordre, d’injonctions, la droite comme l'extrême droite se rejoignent dans un même imaginaire moral qui divise les Français entre utiles et inutiles, entre actifs et assistés.

La liturgie producériste

Une véritable liturgie du travail structure désormais nos vies. Chacun est sommé de « travailler plus », comme on exhorterait jadis des fidèles à prier davantage. Le travail n'est plus un moyen de subsistance, ni même une activité productive : il est devenu un rite moral. Peu importe ce qui est produit, la richesse réellement créée, l'épuisement des corps et des esprits ; seul compte le fait de travailler — fût-ce pour un bullshit job, comme disait David Graeber. L'exténuation s’empare des existences : burnout, anxiété, santé déclinante. C'est le spectacle de l'activation permanente, le grand gala de la Productivité érigée en impératif catégorique.

Or cette sacralisation du labeur masque une évidence que l'on préfère taire, et que Marx avait pourtant mise au jour : le travail produit invariablement davantage qu'il n'est rémunéré, et c'est sur cet excédent capté (la plus-value) que repose l'ordre économique dans son ensemble. Glorifier le travail tout en dénonçant son « coût » n'a donc rien d'anodin ni de contradictoire ;  c'est précisément parce que le travail est exploité qu'il faut le sanctifier. L'injonction contemporaine à travailler légitime l'exploitation en la transfigurant en vertu, elle mobilise les corps et les âmes au service d'un ordre qui se donne pour intangible. Elle fabrique un imaginaire binaire, d'une efficacité symbolique redoutable qui répartit d'un côté des « actifs » valorisés, de l'autre des « inactifs » ou des « assistés » stigmatisés. Bref, un « actif » en regard d’un « passif »; soit toutes nos vies, dans leur singularité irréductible, ramenées à un bilan comptable.

Car c'est bien là, au fond, sa fonction idéologique. Il s’agit de rendre invisible la plus-value soustraite, de détourner la colère vers ceux qui possèdent trop peu et faire oublier ceux qui accaparent trop. Dans l'imaginaire producériste, les travailleurs « coûtent », les dividendes « ne dérangent personne », les impôts bien entendu scandalisent tandis que les exemptions fiscales relèvent de l'ordre naturel des choses puisque censément au service de la production. La figure de l'« assisté » sert alors d'exutoire commode, pour masquer l'optimisation fiscale systémique, les dividendes records, la pression croissante exercée sur le travail.

L’ « assisté » est le repoussoir dont le producérisme a besoin pour se légitimer, pour faire oublier que la véritable assistance, massive et occultée, bénéficie à ceux qui captent la richesse produite par d'autres. La dénonciation de l'« assistanat » transforme ainsi les victimes de l'ordre économique en parasites, et les parasites véritables en créateurs de valeur. Mais elle dissimule aussi une anthropologie implicite qui veut qu’un être humain ne vaut que par ce qu'il produit, si bien que son existence hors du circuit de la production mérite d’être questionnée dans sa légitimité (on commence par celle des immigrés). L'extrême droite peut prospérer sans effort dans ce paysage idéologique qu'elle n'a pas eu à construire.  Il lui suffit d'amplifier, en la brutalisant, la petite musique néolibérale que la droite, le centre — et souvent même une certaine gauche — joue depuis des décennies.

Le producérisme ne se réduit donc pas à une simple « valorisation du travail ». Il constitue l'axiologie centrale d'un ordre qui entend réduire toute existence à sa contribution mesurable, rentable, visible. Qui n'a pas sa fiche de paie ne mérite pas son assiette. Qui dort trop longtemps vole la nation, car la vraie France est celle qui « se lève tôt » nous a dit jadis un ancien taulard. C'est un moralisme économique travesti en bon sens populaire, dont la fonction apparaît aussi limpide que brutale. Il lui faut opérer un tri entre les vies jugées légitimes, parce qu'actives et productives, et celles dont l'inactivité — réelle ou supposée — constitue un fardeau, une charge.

Hannah Arendt distinguait le travail, l'œuvre et l'action. Le producérisme abolit ces distinctions pour tout rabattre sur la première catégorie, la plus servile, qui permet de réduire l’homme à un animal laborieux et surtout pas politique c’est-à-dire capable d'initiative et de commencement. On reconnaît, ajouterait Nietzsche, dans cette apologie du travail la vieille défiance envers toute forme de singularité. Une société obsédée par le labeur continu n'aime pas les individus : elle aime les rouages. Elle ne veut pas des êtres libres, mais des êtres occupés. Toute heure oisive lui semble dangereuse, parce qu'elle pourrait devenir une heure pensante.

Puissance de la vacance

Le producérisme est au fond une politique de l'affairement. Il s'agit de remplir le temps, d'interdire la vacance, de traquer chaque interstice de vie pour y loger une injonction à travailler, à produire. C’est un monde où l’on préfère l'individu affairé — celui qui court, s'agite, s'adapte — à l'individu qui s'arrête, fait un pas de côté et se demande finalement : à quoi bon courir ? L'affairement rassure. Il n'évite certes pas les préoccupations, au contraire il ne connaît que cela, mais il nous débarrasse au moins du souci de notre propre existence. Il évite, par exemple, que l’on puisse un jour demander pourquoi tant d'efforts produisent si peu de justice, ou pourquoi, la productivité a doublé en quarante ans tandis que les salaires stagnaient, pourquoi l'on travaille davantage pour vivre plus mal, pourquoi les burn-out se multiplient dans des open spaces flambant neufs. Mais qui pose encore ces questions ?

Cette guerre déclarée contre les vies improductives fabrique une société saturée, privée d'intervalles, d'espaces respirables, de lenteurs nécessaires. Lucrèce avait pourtant établi que le vide constitue la condition même du mouvement. Sans lui, les atomes demeureraient figés, agglutinés en une masse compacte de laquelle rien ne pourrait advenir. Le vide n'était pas pour lui absence de réalité, « rien » ou « néant », mais plutôt ce qui permet à la réalité de se déployer, de se transformer, de devenir. Intuition physique et poétique qui nous interpelle encore : là où tout est plein, rien ne bouge ; là où règne la saturation, nulle création n'est possible.

Cette vieille sagesse accable notre présent. Une existence saturée d'activités, de contrôles, d'indicateurs de performance ressemble précisément à ce bloc compact que Lucrèce décrivait. Tout s'entrechoque peut-être, car notre modernité n’est pas sans agitation et trépidation, mais rien ne bouge vraiment : aucun espace neuf ne se crée. Le travailleur est ainsi sommé de répondre à ses courriels — y compris trop souvent le soir et le week-end — de remplir des tableaux de reporting qui ne servent qu'à justifier l'existence de ceux qui les demandent, de participer à des réunions dont l'utilité s'épuise dans le fait même qu'elles ont lieu.  

Car, à vrai dire, c’est « la vacance » — terme admirable qui désigne simultanément le vide et le repos — qui est la condition de possibilité de tout mouvement authentique, de toute pensée libre, de toute création véritable. Sans intervalles, sans pauses, sans ces moments où l'on cesse d'être assigné à une fonction, la vie se fige, se reproduit sans doute, mais ne s'invente plus. Ce que le producérisme combat sous le nom d'« inactivité » — et qu'il traque jusque dans les règles ubuesques imposées aux allocataires du RSA, contraints de « prouver » qu'ils cherchent activement un emploi qui souvent n'existe pas — n'est rien d'autre que cet espace de jeu, cet espacement, cet écart différant, sans lequel nulle liberté n'est concevable.

Faire le vide, c'est donc prendre acte de ce que Deleuze discernait dans la peinture de Bacon : un « nettoyage de la toile » préalable à l'apparition de la Figure. Or nous vivons sur des toiles saturées — saturées de chiffres, de normes, de contrôles. Il faut donc vider pour pouvoir voir. Vider pour laisser advenir. Vider pour retrouver un espace de vie non immédiatement recodé en performance. Désactiver, par conséquent, les réflexes de justification, la peur d'être jugé inutile, le besoin de courir pour exister. Désactiver cette petite voix intérieure — plantée là par des décennies de propagande producériste — qui nous souffle que notre retraite vient toujours trop tôt, que notre repos doit être mérité.

Combattre le producérisme c’est seulement rappeler que toute société a besoin de zones de latence, d'espaces soustraits à l'exploitation, de lieux où la puissance peut demeurer en réserve sans être immédiatement mobilisée. Agamben nomme cela le désœuvrement, non pas au sens de l'inaction, mais de la mise hors service d’un dispositif qui nous instrumentalise. Le geste est simple, au fond : il suffit d'admettre que la valeur d'une vie ne se mesure pas — et même surtout pas à ce qu'elle produit. Affirmer, par exemple, qu'un chômeur, un retraité, une mère au foyer, un malade de longue durée, un étudiant, un chercheur qui ne trouve rien, un intermittent sans contrat, possèdent une dignité qui n'a rien à voir avec leur « utilité » économique. Sagesse élémentaire, sans doute, mais c'est précisément cette évidence première que le producérisme doit sans cesse recouvrir pour se maintenir. Premier temps de la déprise.

Faire le vide, au sens de la vacance, est au moins un geste d'indépendance. Dans une époque qui sacralise l'affairement et moralise la fatigue, il devient un acte de résistance. Il rouvre un espace où l'on distingue à nouveau le travail comme activité humaine — gestuelle, créatrice, fragile — du travail comme signe d'obéissance, comme labeur et servitude. Un espace, en somme, où l'on peut enfin se demander pour qui, et pour quoi, l'on travaille.

Comprenons bien. Le vide n'est pas un gouffre, mais une ouverture. Une ouverture que le producérisme tente obstinément de refermer parce qu’il sait qu'une vie non saturée devient une vie indocile. C'est pourquoi il importe, aujourd'hui plus que jamais, de défendre ce geste simple, mais radical qui consiste à créer un intervalle, une vacance. Désencombrer. Suspendre. Soustraire. Car toute politique commence toujours par un geste d'interruption, une suspension du cours des choses, une grève, un refus d'obtempérer à la sommation, ici productiviste. Et ce geste porte un nom : faire le vide.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.