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Billet de blog 5 avril 2022

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La possibilité d’un monde

« Un autre monde est possible », c’est le slogan de la campagne de Jean-Luc Mélenchon. Il porte la seule question qui nous aura été véritablement adressée lors de ces élections présidentielles de 2022. Y répondre est l'objet d'une décision en faveur d'une alternative qui peut nous engager à créer de nouvelles possibilités politiques de vie et de luttes.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

« Un autre monde est possible », c’est le slogan de Jean-Luc Mélenchon. Il porte la seule question qui nous aura été véritablement adressée lors de cette campagne pour les élections présidentielles de 2022. Elle mérite une réponse. Si vous pensez qu’assurément aucun autre monde n’est possible si bien qu’il n’y a pas d’alternative, alors vous aurez à votre disposition le vaste choix qui se présente à la droite du candidat de l’Union Populaire ou encore le choix de l’abstention. Si vous pensez qu’« un autre monde est possible », alors vous vous êtes engagé dans une alternative qui coupe, qui tranche, qui rompt. Vous ne vous contentez pas d’envisager un autre monde, vous êtes décidés à créer de nouvelles possibilités politiques de vie et de luttes.

Pour envisager la question, il convient d’abord de se débarrasser des débats trop convenus. Les premiers concernent pour l’essentiel la « personnalité » de Mélenchon et cherchent à enrôler une vague psychologie au service de la sottise politique. Mais comment prétendre être porteur d’une alternative politique sans accepter l’indignation et la colère ? Oui, la colère aussi. Parce qu’elle est vitale, parce qu’on sait depuis celle d’Achille que tout peut commencer par elle. Parce qu’elle ne vient pas d’une subjectivité, mais d’une poitrine. Seuls ceux qui luttent le savent. Il n’y a que les fatigués, les indolents qui la méprisent. Il n’y a que les crétins qui peuvent croire qu’elle amènerait à toucher à tous les boutons.

Les seconds concernent l’utilité du vote et davantage encore « le vote utile ». Il s’agit là de débats rabâchés où l’on met en prise une sorte d’éthique de la conviction avec une éthique de la responsabilité. Mais rien n’est jamais utile à rien sinon à ce que l’on veut faire, à la fin que l’on poursuit. Or, en politique il n’y a pas d’ingénieurs, il n’y a que des bricoleurs. On fait avec ce que l’on a, avec, comme on dit, « les moyens du bord ». Il n’y a pas à proprement parler d’outils politiques, mais simplement des opérateurs. Le bulletin de vote en est un, qu’il ne convient ni de fétichiser ni de maudire. Quant au « vote utile », l’injonction reste sans force auprès des vrais convaincus — soit une poignée de militants. Pour les plus nombreux, qui sont conséquentialistes… par conviction et certes aussi parfois par opportunisme, l’argument est simplement inutile. Le « vote utile » n’a pas besoin d’un appel pour se réaliser. Il agace plus qu’autre chose. Il souille les purs et trouble les malins. Dès lors, faites donc ce que vous voulez ! Ce n’est pas un problème pour ceux qui ont des mains et qui ne comptent pas.

L’enjeu doit ainsi seulement porter sur le fait qu’« un autre monde est possible ». Il s’impose d’abord par l’urgence d’assurer non pas même la possibilité d’un autre monde, mais la survie de celui-ci, ou du moins d’un monde, d’un monde quelconque. La « fin du monde » se tient à l’horizon de notre avenir telle une ombre menaçante. Les experts nous répètent aujourd’hui même que nous disposons de moins de trois ans pour conserver un monde vivable.  C’est dire que cet avenir a déjà débuté;  il est là, inscrit au cœur de notre présent telle une catastrophe à laquelle nous refusons de croire. Face à cette urgence, il n’y a plus ni histoire ni progrès à rêver, mais seulement un délai à respecter afin d’obtenir bien moins qu’un salut un simple répit.

Mais ensuite pour beaucoup, cette échéance est encore trop lointaine. Car si la fin est un terme, celui-ci se situe pour eux dès « la fin du mois » : avec le loyer, les factures, les courses à régler. C’est même la seule certitude qui demeure lorsque tout le reste est imprévisible. Le salaire c’est «peut-être »; par contre le loyer, le chauffage, l’eau, l’électricité c’est à coup sûr. Pour l’existence précaire, il n’y a déjà plus de monde, il s’est dissous, délité dans l’avalanche des emmerdements quotidiens qui la livrent à l’arbitraire des volontés au hasard des circonstances qu’occasionnent la pauvreté, le dénuement… bref, la misère.

Il s’agit donc de commencer par restaurer la possibilité d’un monde. Il n’y a pas, en effet, de monde là où l’on peut s’attendre à tout, là où plus rien ne peut s’enregistrer dans un réseau symbolique de sens, de signification. Là, en somme, où nous sommes confrontés à l’immonde, au chaos des affaires capitalistiques ainsi qu’au tohu-bohu des opinions (car il n’y a plus d’idées) que relaie le vacarme médiatique. C’est l’objet d’un combat (« Fin du monde, fin de mois ») qui engage nécessairement la position d’une alternative. Il n’y aura pas ou plus, en effet, de monde possible si ce n’est par la grâce d’un autre monde.

Cette alternative requiert sans doute que l’on envisage ou dessine de nouvelles possibilités de constituer un monde vivable qui puissent être proposées dans un projet ou un programme (l’AEC) soumis au choix. Mais à vrai dire cela ne suffit pas à définir une alternative, sans quoi on aurait bien du mal à comprendre l’heureuse fortune du fameux « there is no alternative » (TINA).

Une alternative ne se détermine jamais par la simple existence de possibilités. Par définition, des possibilités il n’en manque jamais, elles ne cessent de ruisseler d’une situation donnée, c’est ce qui fait qu’elles sont en excès sur le réel et que nous sommes donc contraints à faire des choix. De ce point de vue, le capitalisme est un formidable pourvoyeur de possibles. Il ne cesse d’en produire, il en stocke, il en distribue, il les fait circuler, nous ne cessons grâce à lui d’être alimentés par de multiples possibles. Qu’est-ce qu’il nous offre d’ailleurs d’autre, sinon… le choix ? Par contre, nous l’aurons remarqué, les alternatives manquent toujours ; elles sont à chaque fois nous dit-on, nous répète-t-on, impossibles. Et c’est inévitable puisqu’aucune alternative ne peut être réduite aux possibilités, au système de disjonctions exclusives, offertes par les lois d’un monde déjà établi.

C’est pourquoi le vote pour l’Avenir en Commun, pour un programme qui propose l’émergence d’un autre monde et non pas seulement le réaménagement des possibilités inscrites dans celui-ci, ne relève pas d’un choix, mais d’une décision. À cette décision on ne s’y prépare pas  davantage qu’à aucune autre. On n’est jamais prêt, préparé à décider comme si la décision devait survenir au terme d’un processus de délibération. Une décision est inanticipable, elle échappera par principe aux organismes de sondages qui ne peuvent que rater l’événement politique qui est toujours, comme l’écrivaient Gilles Deleuze et Félix Guattari « irréductible aux déterminismes sociaux, aux séries causales ». Ce qui compte, ce qui fait la décision, ce n’est pas non plus un chapelet de mesures et la façon dont on conçoit qu’elles seraient réalisables. C’est important, très important lorsqu’il s’agit de faire un choix, mais cela n’emporte pas la décision s’il s’agit de s’engager pour une alternative, pour un « autre monde ». Cela explique les résistances que peut rencontrer le meilleur, le mieux conçu, le plus solide des programmes. La décision n’est pas tributaire de la faisabilité de telle ou telle mesure économique, sociale, écologique; d’autant moins qu’elle contribuera à reconfigurer l’ensemble des possibles. Elle relève plutôt, pensait Deleuze, d’une fêlure discrète, imperceptible, qui marque comme un effet de seuil dans notre aptitude à être affecté par ce que nous vivons ou voyons. Bien des choses nous deviennent ainsi insupportables, invivables. Nous étouffons parce que tout ceci n’est plus possible pour nous, nous voyons désormais ce que notre société, notre monde contient « d’intolérable» (Mai 68 n’a pas eu lieu ). Simplement percevoir l’intolérable, disait aussi M. Foucault.

Que pouvons-nous donc encore tolérer de nos vies, de ce monde, pour que nous puissions accepter d’en épouser mollement le cours sous la conduite autoritaire, autocratique, méprisante ou simplement niaise et obtuse d’Emmanuel Macron ou de Marine LePen ? N’avons-nous vraiment rien d’autre à désirer, à inventer et à créer ?

Notre réponse à ces questions peut décider de notre vote pour Jean-Luc Mélenchon ce dimanche 10 avril.  Elle ne pourra pas être dictée par une règle, déduite d’un programme. Elle relève comme toute décision d’un «saut», ainsi qu’aimait à le dire Jacques Derrida. Et en cette circonstance le seul mot d’ordre qui convient est celui qu’il avait envisagé pour la déconstruction, dont on sait justement combien elle a récemment perturbé les imbéciles : « être ouvert à ce qui vient, à l’a-venir, à l’autre ». ( Jacques Derrida, penseur de l'évènement, L’Humanité,  le 28 janvier 2004) 

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