L’espace politico-médiatique s’est depuis quelques mois cristallisé autour d’un nouveau « fléau » : l’absentéisme au travail et la prétendue explosion des arrêts maladie. Un récit politique qui se déploie avec insistance pour accuser les salariés d’« abuser » d’un système qui serait par nature trop généreux. Selon lui il conviendrait donc de durcir le contrôle des arrêts de travail et de renforcer la lutte contre la « fraude sociale ». Ce ne serait là qu’une simple mesure de bonne gestion dotée de surcroît d’un solide ressort moral : rappeler à chaque salarié sa dette implicite envers la collectivité.
Le gouvernement envisage par conséquent une intensification de la lutte contre les fraudes pouvant rapporter nous dit-il 2,3 milliards d’euros supplémentaires en 2026. Mais l’affichage comptable et l’accent mis sur la fraude sociale — formation professionnelle, travail dissimulé, allocations chômage, arrêts maladie — masquent une orientation politique particulièrement sélective qui n’est pas interrogée. L’arsenal présenté — élargissement des procédures de contrôle, renforcement des sanctions, interconnexion des données sociales et fiscales — ne se réduit pas, en effet, à une série de mesures techniques. Il constitue un agencement d’éléments juridiques, techniques, discursifs et institutionnels qui vise à gérer des flux et des équilibres économiques, en ajustant en permanence les comportements des individus et des organisations. C’est un dispositif de gouvernementalité néolibérale.
Fraude : toujours les mêmes coupables
La lutte contre la fraude sociale se présente comme une simple technologie budgétaire qui transforme l’activité de contrôle en instrument de pilotage macroéconomique. La fraude étant mesurable et chiffrée — même si l’opposition de gauche ne manque pas d’interroger non sans raison ce chiffrage — son éradication peut aisément prétendre relever d’un évident impératif rationnel, presque technique, qui échappe à la délibération politique. Mais cette présentation ne permet cependant pas de masquer la dimension sélective du ciblage (fraude sociale plutôt que fraude fiscale) ni l’impact différencié des mesures sur les différentes classes sociales.
Car, à n’en pas douter, il y a bien une construction asymétrique des figures de fraudeurs. D’un côté, le fraudeur social est individualisé (bénéficiaire du chômage, travailleur indépendant, organisme de formation), aisément identifiable, et rapidement associé à une déviance morale. De l’autre, le fraudeur fiscal (grandes entreprises, montages transnationaux) reste par contre lointain, abstrait, insaisissable, et son traitement est renvoyé à des dispositifs techniques (coopération internationale, réformes fiscales) beaucoup plus incertains et toujours présentés comme étant budgétairement contre-productifs (évasion des capitaux).
La fraude sociale bénéficiant en somme de sa proximité (« le beau-frère de la voisine qui connaît le cousin de… ») et d’une meilleure visibilité est alors reçue telle une menace immédiate, pressante, qui légitime que des contrôles accrus, avec leurs cortèges de justifications demandées et de sanctions encourues, accompagnent la condition de bénéficiaire. Dans un contexte de suspicion généralisé, la lutte contre la fraude sociale commande au salarié de prouver en permanence sa bonne foi et sa productivité. Le bénéficiaire du CPF, par exemple, doit justifier de sa participation effective (présence à l’examen final). Le chômeur doit prouver l’effectivité de sa recherche d’emploi. Le malade doit valider la légitimité de son arrêt de travail.
Travailleur en formation, sans emploi ou en arrêt maladie, il ne s’agit plus seulement de ne pas frauder, mais de manifester activement que l’on ne peut être suspecté de ne pas le faire. Il convient de s’inscrire dans un projet de « mobilisation infinie » qui, bien au-delà de l’objectif avancé (éradiquer la fraude), commence par produire un régime permanent de vigilance, une atmosphère de veille généralisée, qui façonne les comportements par anticipation de la sanction. Dans cet état de tension continu, la conformité à des normes de disponibilité devient une exigence chroniquement actualisée par l’amélioration des moyens techniques de détection des fraudes, et le zèle d’une administration sommée d’optimiser en permanence ses procédures de contrôle.
La mobilisation infinie
Le capitalisme néolibéral réaffirme ainsi continûment son hégémonie en individualisant la responsabilité et en effaçant la dimension collective des rapports sociaux. C’est aussi l’opération élémentaire par laquelle il parvient à capturer nos désirs, à dépolitiser les rapports sociaux et partant à transformer l’aliénation en projet d’auto-affirmation.
Le capitalisme, loin de se réduire à n’être qu’un simple système économique, agit en effet comme un dispositif social total (une « machine sociale ») dont la puissance tient à l’intégration de la production matérielle et symbolique. Il y parvient par intériorisation progressive de normes qui, s’installant au cœur des subjectivités, font que les aspirations individuelles se confondent avec les exigences propres du capitalisme.
Cette intériorisation donne lieu à une forme de surmoi singulier qui fonctionne moins comme une instance prohibitive et répressive que comme un moteur de prescription. Il n’interdit pas, il exige. Il ne réprime pas tant le désir, qu’il ne le capture et le canalise vers des objets compatibles avec sa propre tendance (cf. Deleuze et Guattari). C’est ainsi que l’aspiration à l’autonomie, à la créativité ou à la singularité se trouve être recyclée dans le discours managérial sous la forme d’un « empowerment » parfaitement ajusté aux rapports de domination (cf. Boltanski et Chiapello). L’auto-exploitation, qui fait que chacun est dominé par lui-même en devenant un « entrepreneur de soi » sommé d’optimiser son capital personnel et de performer en permanence, devient alors une caractéristique de la condition du travailleur néolibéral (pour ce faire généralement promu « cadre »). Ne pas être en mesure de répondre à l’injonction revient à devoir assumer une faute personnelle, à s’effondrer dans le burn-out, la dépression.
Le discours sur l’« absentéisme » se nourrit justement de cette vision surmoïque selon laquelle il ne suffit plus d’accomplir son travail, mais il faut encore se soumettre à une injonction permanente à la productivité, à l’engagement et à la loyauté… censément pour s’accomplir soi-même. Au-delà du refrain bien connu (coûts pour la collectivité, manque de discipline, abus supposés), l’utilisation du terme même d’absentéisme trahit en effet l’idée qu’il existerait une norme intangible de présence, comme si le corps et l’esprit devaient rester disponibles en continu pour la production. Ce n’est pas seulement le nombre de jours perdus qui est en cause, mais ce qui est perçu comme une forme de défection intolérable, comme si la maladie et même déjà le repos (par exemple, à l’occasion de jours fériés) constituaient en eux-mêmes une trahison.
L’épuisement qui dit notre monde
C’est pourquoi l’arrêt maladie, en particulier lorsqu’il est répété ou prolongé, prend une signification implicite qui dépasse sa fonction médicale. Il suspend le lien de mobilisation. Il introduit une faille dans le continuum d’engagement. Même involontaire, il a la valeur d’un geste qui rompt l’évidence du toujours disponible. Il se laisse lire comme une forme de résistance diffuse, non organisée, mais révélatrice d’un rapport transformé au travail, plus méfiant à l’égard de sa « valeur ». L’arrêt maladie, au-delà de la perte économique qu’il induit, brise en somme, et bien souvent d’abord pour le travailleur lui-même qui s’en culpabilise, une sorte de pacte tacite d’obligation de disponibilité psychique et émotionnelle, parfois même hors des murs du travail.
Ce que l’on nomme communément burn-out cristallise cette tension. Le sujet y est littéralement consumé, épuisé par l’investissement émotionnel constant qu’exige de lui l’organisation du travail. Il ne s’agit pas d’une simple fatigue physique, liée à l’effort ou à l’usure, qu’un repos pourrait apaiser avant de reprendre. Car le repos lui-même demeure intégré à la mobilisation infinie imposée par le surmoi capitaliste : il doit être « utile », se présenter comme une recharge, non comme une véritable interruption. Le burn-out ne renvoie pas seulement à une fatigue que le repos pourrait dissiper, mais à une saturation plus profonde : tous les ajustements ont été tentés, toutes les stratégies d’adaptation épuisées, chaque effort déjà fourni. C’est ce que Deleuze, lisant Beckett, indiquait : l’épuisé n’est pas celui qui manque d’énergie, mais celui qui manque de possibles. Il ne reste plus de voies d’action ouvertes, plus de configurations nouvelles à tenter. En ce sens, le burn-out ne concerne pas seulement la condition du travailleur « en arrêt » ; il exprime la condition d’une époque tout entière, enfermée dans la reproduction indéfinie de ses propres formes, incapable de produire d’autres possibles.
L’épuisement contemporain, qu’il se manifeste par l’absentéisme, l’arrêt maladie ou le burn-out, n’est pas l’expression de fragilités individuelles incapables de s’adapter à un rythme de production. Il révèle l’usure d’un ordre social qui, pour perdurer, doit capter sans relâche les subjectivités. La faille ouverte par l’arrêt, qu’il soit volontaire ou non, signale plus qu’une simple limite physiologique : elle expose la crise d’un modèle qui a confondu vie et production, désir et performance, repos et capitalisation. Si l’arrêt maladie provoque tant de soupçons, c’est qu’il constitue l’un des rares gestes ordinaires capables de suspendre, fût-ce brièvement, le flux ininterrompu d’engagement exigé par le capitalisme néolibéral. Cette suspension, même involontaire, agit comme un déplacement : elle fissure la norme tacite de disponibilité absolue. Ainsi, l’épuisement n’est pas seulement un état à soigner ; il est une expérience limite qui oblige à repenser collectivement notre rapport au temps, à la valeur et au désir. Ce n’est pas l’individu qui doit être réajusté ; c’est notre forme sociale qui se voit rappelée à son incapacité à porter durablement la vie.