Pascal Levoyer

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Billet de blog 6 septembre 2024

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De la nature et de l’usage du compromis

C’est décidé. La nomination de Michel Barnier viendrait vérifier l’inconséquence d’une « gauche radicale » incapable de pratiquer l’art du compromis. Mais au-delà de l’élément de langage abondamment servi de quoi s’agit-il au juste ? Quelle force politique peut-être rétive au compromis dès lors qu’il est distingué de la simple compromission ?

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La surprise n’est pas la nomination par Macron de Michel Barnier au poste de Premier ministre, mais plutôt le fait qu’il ait fallu pas loin de 2 mois pour arracher à LR un consentement à participer au gouvernement et au RN de ne pas le censurer d’emblée. La constitution du Nouveau Front Populaire (NFP), sa victoire inattendue le 7 juillet, liée à son refus ferme de changer de politique économique et sociale, ne laissait guère d’autres choix au Président de la République que de se rabattre sur un bloc de droite/ extrême droite. Le leurre Bernard Cazeneuve n’aura donc été agité que pour sauver les apparences d’une consultation républicaine des forces politiques et tenter de fracturer le NFP ou au moins le Parti socialiste.

Bien entendu, cela n’est pas nécessairement entendu ainsi par de nombreux médias et même pour une partie de la gauche qui s’était montrée déjà hostile à la NUPES, après en avoir engrangé les bénéfices électoraux, avant de l’être à nouveau, dans les mêmes conditions, au NFP.

Pour l’essentiel l’argument avancé est que la nomination de Bernard Cazeneuve aura été rendue impossible par une gauche radicale (ou radicalisée) incapable par principe de trouver et d’accepter des compromis. Ainsi, par son intransigeance — sa volonté d’appliquer tout son programme, son refus de toute concession — le NFP, soumis à la pratique politique agonistique du populisme mélenchonien, aurait ruiné les chances de la gauche d’accéder au pouvoir. Celle-ci devrait donc renouer avec « l’art du compromis » et se rendre disponible pour négocier avec ce qui est supposé être un « bloc central » pour se réinscrire dans un « arc républicain » qu’on oppose « aux extrêmes » qui se reconnaissent justement à leur maximalisme, à leur refus de tout compromis, de toute concession.

Mais de quoi parle-t-on lorsqu’on évoque un compromis ? Comment pouvons-nous le concevoir, le définir, en déterminer les conditions ?

Nous entendons assez bien la façon dont le terme de compromis bruite dans les médias et au sein de la vie politique française. « Chercher le compromis » c’est se tenir à distance « des extrêmes », se replier sur le centre, au barycentre, au point d’intersection des opinions et des intérêts, dans la juste moyenne qui nous permet d’esquiver les divers excès qui nourrissent les divergences, les oppositions et par conséquent les conflits. En somme, c’est conjurer une violence politique toujours possible, puisqu’elle agite prétendument les fameux « extrêmes », au profit de l’accord, de la conciliation. On saisit ici toute la crainte que suscite la dimension agonistique du politique renvoyée au désordre passionnel des masses, des foules, qu’excitent les populistes et qu’illustrent des images de feux de poubelles ou de vitrines brisées.

Mais alors, comment faire ? Faut-il borner, restreindre, l’expression de tout rapport de force (encadrer par exemple les manifestations et les grèves) afin de juguler le conflit et exiger la négociation ? Faut-il aussi assécher la vie politique, silencier et invisibiliser toute forme d’altérité, contrôler tout projet d’alternance et interdire tout espoir d’alternative (TINA) au nom de la promotion d’une société homogène, indivisible, c’est-à-dire une et totale, sans marges ni dehors puisqu’ayant résorbé toute sa diversité ?

À moins qu’il ne s’agisse, selon une modalité moins affolée, de dissoudre le conflit par la promotion insistante, mais assez vaine, du consensus au nom d’une éthique de la discussion ? Ou alors, hypothèse plus récente, tenter de forclore le conflit (soit…soit) par la célébration d’un « en même temps » qui le rejette à l’extérieur du champ républicain. La tiédeur du centre, obtenu par une double exclusion (« ni…ni »), laissant ainsi place à un activisme néolibéral débridé qui, se revendiquant de la conjonction des contraires (« et…et »), peut prétendre couvrir l’intégralité du champ politique dit républicain. Ne s’y retrouveront pas les millions d’abstentionnistes, exilés de la politique, et bien entendu pas La France Insoumise dont on attend et espère le bannissement définitif.

Évidemment au plus simple la meilleure façon de mettre un terme à un conflit c’est la victoire, c’est d’obtenir la capitulation ou l’abandon de l’adversaire. Mais encore faut-il y parvenir. Et c’est bien parce que cela n’est pas si facile, ni si fréquent, que le compromis s’avère le plus souvent inévitable. Il s’impose davantage qu’il n’est réellement voulu ou visé. On ne fait que s’y résoudre, car il est bien rare de s’engager dans un rapport de force, de se motiver pour une lutte, avec le seul espoir d’obtenir un compromis même « honorable ». Il ne répond à aucune exigence morale, mais seulement à une nécessité politique qui s’impose lorsque le conflit paraît être, au moins pour un temps, sans issues et qu’il n’y a pas de tiers (d’arbitre par exemple) disponible ni même peut être de normes communes auxquelles se référer pour le trancher et décider de la légitimité des prétentions.

C’est pourquoi le compromis est une notion éminemment politique, plutôt que juridique et morale. Il vient certes régler un différend, mais non pas un simple litige ou contentieux. Il exige bien sûr que chacune des parties soit capable de lâcher prise, d’en rabattre sur ses prétentions, de s’ouvrir à la discussion rationnelle et ainsi de fait taire les armes, de suspendre la guerre. De fait, il n’y a, selon une distinction classique, de compromis possible qu’entre des adversaires et non des ennemis, c’est-à-dire que pour des parties susceptibles de renoncer (même provisoirement) à la violence pour se rejoindre dans l’ordre commun du discours qui impose ses propres normes et règles.

Pour négocier un compromis, il faut se parler, accepter la forme du dialogue avec son jeu d’objections et de réponses, et se contraindre à ne pas dire n’importe quoi puisque chacun est au moins lié par la logique de ce qu’il dit. L’adversaire est donc au moins un ennemi devenu un interlocuteur.

Pourtant le compromis ne supprime pas le conflit ou, pour le moins, les tensions nées de la divergence des intérêts, des opinions ou des valeurs. L’adversaire pour ne plus être un ennemi n’est pas pour autant un partenaire ou un associé. Il demeure un rival. De même, aucun compromis ne suppose le désarmement des forces, sans quoi il serait une capitulation, une reddition. Celles-ci demeurent donc en réserve et maintiennent un régime d’adversité et de conflictualité (ne serait-ce que celui de la dissuasion) qui n’est jamais aussi policé et codifié que celui que nous offre, par exemple, un simple contentieux juridique.

Le compromis surmonte bien le conflit, mais faute d’un principe préalable d’unité, stable et reconnu par tous, il ne peut que produire un accord précaire, incertain, et donc une forme d’union vacillante, mouvante, fragile. Il ne produit pas de l’homogène, il n’éponge pas la diversité. Il ne génère pas un tout cohérent et consistant, dégagé de toute contradiction, il n’est tout au plus qu’un point d’équilibre dans la dynamique des rapports de force. Bref, tout compromis est bancal, branlant.

La possibilité d’un compromis dépend donc de le l’évaluation du rapport de force par chacune des parties. Est-il plus avantageux de faire cesser le conflit que de le poursuivre ? C’est à juger au cas par cas, et cela ne requiert pas d’autre vertu que la prudence (Aristote). On ne répond pas à un impératif, à une exigence de principe, on évalue des forces en situation. Un excès de confiance dans ses possibilités de victoire, lié par exemple à une surestimation de ses forces ou à une analyse négligente de la situation, conduit à poursuivre un conflit sans autre issue que la défaite. Un excès de pessimisme peut, au contraire, nous faire renoncer à la possibilité si ce n’est de la victoire au moins de l’obtention d’un gain avantageux et nous condamner à une défaite.

Cette vertu prudentielle, on le comprend, n'a donc rien à voir avec l’ingénuité centriste qui, pour fuir les fameux « extrêmes » dès lors essentialisés, se réfugie dans la tiédeur bourgeoise d’un vague « juste milieu » ou le méli-mélo fantasque mais bien inquiétant d’un « en même temps ». Savoir tenir une position minoritaire, et engager un rapport de force à partir d’elle relève simplement du courage et non pas de la témérité (pour évoquer un célèbre exemple d’Aristote) ainsi que le prétendent ceux qui se vautrent dans la veulerie et la lâcheté du fait majoritaire ou seulement sondagier. Le militant sincère sait qu’il effrayera toujours le bourgeois complaisant et poltron, même s’il ne cède pas à l’infantile témérité du gauchisme. Lénine a dit l’essentiel.

La difficulté du compromis c’est bien entendu son coût, puisqu’il n’y a pas de compromis sans renoncement, sans concessions. Il ne s’agit certainement pas de renoncer à tout ou à ses principaux intérêts et encore moins à ses valeurs. Mais le compromis ne peut être pour autant confondu avec un consensus même s’il a bien pour résultat un accord. Si un consensus a été obtenu c’est qu’un terrain commun a été trouvé où justement personne ne renonce à rien ni a à concéder quoi que ce soit. Les divergences sont effacées et chacun y « trouve son compte ». C’est bien pourquoi le consensus est si rare. En réalité, il n’est le plus souvent obtenu que parce qu’il était déjà là et qu’il suffisait de le dégager. Parfois, si le groupe est suffisamment accordé par des valeurs et des fins communes, il s’offre même spontanément sans discussion préalable.

Par contre, un compromis n’oblitère nullement les divergences —qui peuvent même être inscrites, soulignées dans l’accord— si bien que le conflit reste présent ; il couve, il menace, mais ne s’actualise plus pour rendre impossible un accord. Il convient donc de bien comprendre que le bénéfice d’un compromis n’est pas tant dans le gain de ce qui est accordé, puisque par principe on cède l’équivalent, que dans l’accord lui-même. Si, en effet, un compromis permet de mettre un terme à un conflit, alors que tous les intérêts n’ont pas été satisfaits, c’est que parmi tous ces intérêts celui d’obtenir un accord est jugé être celui qui doit être privilégié.

Le conflit coûte, il impose de bien mesurer le prix d’un engagement, en journées de salaires perdues, en blessures infligées, en vies sacrifiées ou simplement en illusions dissipées. On ne s’engage pas par atavisme, par esprit batailleur, querelleur, parce qu’on serait membre d’un peuple rebelle, indiscipliné, toujours insatisfait, mécontent, râleur. On s’engage parce que le statu quo n’est plus tenable, parce qu’on juge que les choses ne peuvent plus rester en l’état, que « cela ne peut plus durer » tant la situation est devenue intolérable. « Le moment Potemkine », dirait Frédéric Lordon.

Les forces qui ont intérêt à préserver le statu quo, appelons-les forces dominantes ou conservatrices, ont évidemment peu d’intérêt au conflit, qu’elles cherchent au contraire à prévenir, à contenir, à refouler, puisqu’il ne peut être que cause de désordre, perturbation aberrante d’un ordre du monde (de leur monde) installé une fois pour toutes. Elles n’ont donc pas davantage intérêt au compromis, alors même qu’elles se revendiquent volontiers appartenir à un « cercle de la raison ». Le compromis auquel finalement elles viennent à consentir est rarement accordé, ni même à vrai dire concédé, il est le plus souvent arraché comme nous l’apprend l’histoire des luttes du mouvement ouvrier.

C’est pourquoi l’imputation infamante d’intransigeance doit être renversée. L’intransigeance n’est pas le fait de ceux qui revendiquent des droits et s’engagent dans une lutte ou un conflit, mais au contraire celui de ceux qui, jouissant du statu quo, n’envisagent jamais la plus petite bonne raison pour renoncer à leurs privilèges. Elle n’est pas du côté de ceux qui n’ont « rien à perdre », selon une formule usée, puisque ceux-ci se trouvent au contraire dans une situation ou n’importe quel gain, fût-il minime, est « toujours bon à prendre ». D’où, on le sait, la difficulté de maintenir l’énergie d’une mobilisation à mesure que sont concédées des broutilles dérisoires en regard des revendications portées. Par contre, c’est parce que les forces dominantes et conservatrices ont nécessairement quelque chose à perdre qu’elles considèrent n’avoir rien à concéder, et si elles finissent par s’y résoudre c’est uniquement par crainte de devoir perdre encore davantage.

Le compromis n’est donc, pour les uns, jamais une vraie victoire, il s’agit de ne pas se laisser abuser, alors qu’il a pour les autres déjà le goût d’une défaite puisqu’au bout du compte ils obtiendront moins qu’ils ne possédaient. Toutefois, cela ne retire rien à la contraignante nécessité du compromis. Personne ne souhaite en effet jamais concéder quoi que ce soit puisque concéder c’est accepter d’obtenir moins que l’on veut et se résoudre à n’obtenir que ce que l’on peut.

L’incertitude porte ainsi à chaque fois sur ce qui est en notre pouvoir, et elle veille telle une question lancinante dans tout engagement sans qu’une réponse assurée puisse lui être apportée. C’est la raison pour laquelle un compromis est toujours apprécié de manière relative et variable le rendant encore plus instable et précaire. Rien n’invite à le maintenir durablement. Il ne vaut que pour être dénoncé, trahi. Il ne lie pas à la manière d’un serment. C’est en vain qu’on lui prêtera, au-delà d’une nécessité politique, une valeur morale.

Bien au contraire, même. Il n’y a moralement aucune vertu à être apte à négocier un compromis. L’habile négociateur ne sera jamais un saint homme, il peut même être à l’inverse un parfait salaud. Quelle vertu manifeste-t-on à négocier le poids des chaînes d’esclaves afin d’obtenir un compromis… « honorable » ? Où se trouve d’ailleurs l’honneur lorsque la dignité fait défaut ? Ce n’est bien sûr pas dire qu’une telle négociation est par principe (lequel ?) honteuse et surtout sans bénéfice. C’est au mieux dire que le compromis obtenu ne peut qu’être une invitation à poursuivre et à intensifier la lutte non pas seulement pour parvenir à arracher de nouveaux compromis, mais pour parvenir à la victoire qui ne peut être que l’abolition de l’esclavage. Le compromis ne pourra jamais être une fin en soi parce qu’il ne peut porter sur ce qui compte vraiment, soit sur ce à quoi on ne peut justement renoncer et qui ne pourra par conséquent jamais être concédé.

Autant bien y réfléchir avant de célébrer, avec la désinvolture de l’époque, les vertus d’un prétendu « art du compromis ». Tout engagement politique trouve son sens dans des valeurs et des finalités auxquelles on ne peut renoncer, sur lesquelles il n’y a rien à concéder et pour lesquelles aucun compromis n’est envisageable sous peine de le rendre vain ou mieux misérable. Or, c’est ce dénuement de sens qui fait la misère actuelle de notre vie politique et qui nourrit le désengagement, le détachement. Il ne s’agit nullement d’intransigeance, comme si tenir au sens de l’acte devait faire de nous des brutes intraitables, inflexibles. Il s’agit cependant de tenir bon, de ne pas renoncer à tracer la fine limite qui doit méthodiquement séparer le compromis de l’odieuse compromission où des opinions versatiles suivent les caprices des ambitions, le cours erratique des sondages anticipant nos défaites avant même d’avoir eu à mener le combat.

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