Le spectacle offert cette semaine au Parlement autour du vote de la prétendue « suspension » de la réforme des retraites résume à lui seul le moment politique que nous traversons. Derrière la rhétorique du « renversement de totem » macroniste, rien ne change véritablement, ni le sort de ceux qui peinent à vivre de leur travail, ni la logique de financement qui continue d’obéir aux mêmes impératifs comptables. Cette manœuvre parlementaire s’avance comme une victoire symbolique, mais elle n’ouvre aucun horizon concret et ne fait qu’exprimer, de façon presque caricaturale, ce qui épuise aujourd’hui les Français, à savoir la substitution du débat par le simulacre, la circulation d’affects vidés de leur sens et l’impuissance toujours plus grande à transformer la colère en action. C’est dans cet épuisement prolongé que s’enracine la désaffiliation politique contemporaine, au point que la politique ne parle plus du monde et se contente désormais de parler d’elle-même.
Il ne s’agit pas d’une simple lassitude d’opinion mais d’une crise profonde du lien qui relie l’expérience vécue à sa représentation symbolique. Tandis que le champ politique s’agite dans un entre-soi parlementaire devenu presque autonome, une majorité de citoyens n’y voit plus qu’un théâtre dépourvu d’enjeu réel, un jeu d’ombres qui se substitue à la prise en charge du réel. La conflictualité, autrefois moteur de la démocratie, s’est transformée en spectacle et s’est vidée de sa puissance d’élucidation collective. Or une démocratie qui refuse de reconnaître ses fractures, qui tente d’effacer la tension au lieu de la travailler, perd sa substance la plus vive. Habiter la division ne signifie pas s’y résigner, mais comprendre qu’elle constitue la condition première de toute invention collective et que c’est à partir d’elle, et non contre elle, qu’un peuple peut à nouveau se donner un avenir.
La neutralisation des affects
Depuis plusieurs années, le macronisme organise une véritable neutralisation affective du collectif. Il ne nie pas les tensions, il les absorbe dans une rationalité gestionnaire qui les dissout avant même qu’elles ne puissent devenir des questions politiques. L’affect structurant du pouvoir actuel est une indifférence méthodique, un refus de laisser circuler autre chose que les impératifs de l’adaptation, de la modernisation et de la flexibilité, c’est-à-dire l’idée que l’on doit sans cesse se conformer au monde tel qu’il va, et jamais se rassembler autour d’un désir commun. La politique glisse ainsi vers une administration du possible, une machinerie soucieuse de régler des variables économiques davantage que d’articuler un horizon collectif. Comme l’a montré Barbara Stiegler, l’impératif d’adaptation a fini par tenir lieu de justice et par imposer l’idée que chacun doit suivre, évoluer, se former, s’ajuster, mais surtout ne pas transformer.
Ce régime affectif, à la fois froid et pressé, imprime au temps une cadence d’urgence qui rend tout effort de délibération presque suspect. Réformer, simplifier, corriger deviennent des mots d’ordre permanents, comme si le pouvoir avait pour mission non d’écouter mais d’accélérer sans cesse, quitte à laisser la société elle-même derrière lui. Le conflit, loin d’être reconnu comme un moment de vérité du social, est interprété comme une anomalie qu’il faudrait effacer. La colère des gilets jaunes, les grèves, les mobilisations écologiques ne sont jamais entendues comme des interpellations légitimes, mais assimilées à un bruit qu’il conviendrait de réduire. On traite les grévistes de preneurs d’otages, les militants écologistes de terroristes, et les violences policières deviennent une réponse quasi administrative à des formes de contestation disqualifiées à l’avance.
La prétendue « suspension » des retraites ne rompt en rien avec ce schéma puisqu’elle ne fait que prolonger cette logique de neutralisation sous couvert de renoncement, de compromis. On annonce la fin d’un totem pour mieux reconduire l’ordre établi. On joue la rupture tout en poursuivant le même script. Cette tactique, présentée comme « victoire » sociale, illustre l’impasse politique actuelle : une simple mise en scène de la transformation qui masque la continuité du même.
La capture des affects
Face à cette neutralisation technocratique, le Rassemblement national a réinvesti le champ affectif. Il transforme le manque en blessure et la blessure en haine. Ce que la technocratie tait, il le dramatise. Là où le macronisme dissout la colère dans le management, l’extrême droite lui donne un visage, un nom, un ennemi. Elle construit l’unité imaginaire du « peuple » contre des figures désignées de la dépossession – immigrés, élites, institutions – et convertit l’incertitude sociale en menace identitaire.
Nietzsche avait reconnu dans le ressentiment la matrice des communautés blessées, celles qui, incapables de transformer le monde, se consolent en désignant un ennemi à haïr. Le Rassemblement national a fait de cette impuissance réactive un instrument politique pleinement assumé. La haine n’y apparaît jamais comme un débordement incontrôlé mais comme une méthode d’ordre, un principe de cohésion qui stabilise le groupe, convertit la peur en pureté morale et légitime les exclusions nécessaires à la fiction d’un peuple homogène. Le refoulé colonial, la mémoire inassumée des dominations, les angoisses d’un monde qui se défait réapparaissent dans cette mécanique sous la forme du fantasme du « grand remplacement », et l’extrême droite, loin d’offrir une transformation du réel, ne propose finalement que la consolation du mythe.
Le Parti socialiste, prisonnier de la nostalgie de sa centralité passée et incapable de projeter une véritable bifurcation, organise pour sa part son affect politique autour de la seule réparation. Son indignation, essentiellement morale, se dissout dans des compromis institutionnels qui en atténuent la portée. Le réformisme, chez lui, tempère la colère au lieu de la symboliser et, en préférant la régulation à la rupture, le PS se trouve souvent accusé de trahison. Pourtant, comme le rappelait Deleuze, le traître véritable est celui qui déplace la cause, qui ouvre une ligne de fuite. Or le PS n’ouvre plus rien ; il reste dans le cadre, cherchant à conserver une centralité perdue. Il ne rompt pas ; il triche.
Sa critique du capitalisme s’est ainsi depuis un demi-siècle peu à peu réécrite dans le vocabulaire même de la stabilité, comme si le manque dont il reconnaît pourtant l’existence, qu’il s’agisse des inégalités, des fractures sociales ou des vulnérabilités écologiques, ne devait plus être compris comme un moteur d’expérimentation collective, mais comme un déficit à combler par des mesures correctrices. La transformation sociale se réduit alors à l’administration minutieuse des déséquilibres, ce qui instaure une temporalité de régulation plutôt que de rupture et produit non un horizon d’invention, mais un maintien prudent de ce qui est déjà là.
Habiter la division
Entre ces trois impasses, celle d’une gestion sans désir, d’une haine sans issue ou d’une réparation sans transformation, se dessine cependant une voie possible qui consiste à habiter la division pour en faire la source d’un véritable renouveau démocratique. C’est le projet que porte La France insoumise lorsqu’elle assume le dissensus comme dimension constitutive de toute vie sociale, et c’est précisément pour cette raison qu’elle se trouve être, de manière presque permanente, l’objet des critiques les plus vives.
Il devient pourtant indispensable de laisser circuler des affects que l’on s’efforce de contenir ou de nier, qu’il s’agisse de la colère, de la parole rude, de la peur ou de la tristesse, afin de les transformer en points d’appui plutôt qu’en obstacles. La colère, loin d’être une force destructrice sauvage, possède une vertu démocratique essentielle dans la mesure où elle oblige la société à se regarder, à interroger ses hiérarchies et ses injustices. Les mouvements sociaux récents, qu’ils soient nés des ronds-points, des batailles sur les retraites, des luttes écologiques ou des mobilisations dans les quartiers populaires, n’ont pas seulement exprimé un refus, mais ont tenté de relier entre elles des expériences jusque-là dispersées. Leur énergie ne s’est pas dissipée, elle attend simplement une forme politique capable de l’accueillir et de la mettre en mouvement.
Pour que cette conflictualité devienne véritablement féconde, il faut donc lui offrir des institutions, des lieux, des pratiques où elle puisse s’élaborer. Il ne s’agit pas de célébrer la division pour elle-même, mais de la travailler patiemment. C’est là la tâche d’une refondation démocratique, qui suppose de réinventer des formes de participation permettant aux affects de se dire, d’être entendus, d’être mis en forme. Gramsci parlait d’« hégémonie » pour désigner cette articulation entre affects et symboles puisqu’un ordre politique ne tient pas seulement par la force, mais par la capacité à donner sens à ce que les gens éprouvent. Aujourd’hui, cette hégémonie s’est dissoute. La majorité du pays partage des inquiétudes communes, qu’il s’agisse du salaire, de la santé, du logement ou de l’avenir, mais elle ne trouve plus les voix capables de les incarner. Ce qui domine n’est pas l’indifférence mais la désaffection, car les affects existent encore, mais ils se trouvent désormais privés de médiation.
Comment alors renouer avec ceux qui ont déserté l’espace politique ? Les « sans proximité » ne sont pas apathiques, ils refusent simplement les récits disponibles qu’ils jugent incapables de traduire leur expérience. Pour les rejoindre, il ne suffit pas d’ajuster les programmes ni de perfectionner la communication : il faut reconnaître sans réduire. Autrement dit, reconnaître la colère sans la canaliser vers la haine, l’urgence écologique sans la moraliser, les fractures économiques sans les réduire à des variables d’ajustement.
Le défi est immense, car il s’agit à la fois de défaire la mise en scène stérile dans laquelle le pouvoir enferme la vie politique et de reconstruire des médiations capables de permettre au peuple de se reconnaître à nouveau dans ce qui se dit en son nom. Il devient nécessaire de rompre tout autant avec la rhétorique épuisante de la réforme perpétuelle qu’avec les mirages d’une restauration identitaire qui promet de réparer le monde en le repliant sur une fiction de continuité. En somme, il faut apprendre, ou sans doute réapprendre, à désirer ensemble.
Un discours politique à la hauteur du moment ne promettrait pas d’effacer les conflits, mais de leur donner forme. Donner forme, c’est reconnaître les désaccords, leur offrir des lieux, des mots, des règles pour qu’ils deviennent matière de délibération plutôt que source de ressentiment. C’est accepter que le commun ne se fabrique pas dans l’unanimité, mais dans l’organisation lucide de ce qui nous oppose. Un tel discours ne chercherait donc pas à plaire à tous, mais à permettre à chacun d’être entendu sans que la parole de l’autre soit effacée. Il affirmerait simplement : nous voulons un monde où la vulnérabilité ne soit pas faute, où la coopération prime sur la compétition, où la conflictualité, assumée et partagée, devienne la condition même du vivant et de la liberté démocratique.
Habiter la division, c’est refuser à la fois le cynisme du pouvoir et la paranoïa de la haine. C’est accepter que le désaccord ne soit pas la fin du politique, mais son commencement. Ce qui épuise la France, ce n’est pas la diversité des opinions, c’est leur stérilisation. Et ce qui l’épuisera demain encore, si rien ne change, ce n’est pas la discorde, mais la comédie de son effacement.