Pascal Levoyer

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Billet de blog 16 décembre 2022

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L’exemplarité, une impasse démocratique.

L’affaire Quatennens pose à la gauche des problèmes juridiques, politiques et éthiques qu’elle prétend désormais expédier en invoquant une exigence d’exemplarité. N’y aurait-il pas de quoi s’en étonner et même de s’en inquiéter?

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Ce que l’on convient d’appeler « l’affaire Quatennens » pose clairement deux problèmes que la gauche se doit de prendre en charge.  Un problème judiciaire puisqu’une procédure a été engagée et que nous en connaissons désormais le résultat. Un problème politique, au sens où il ne concerne pas seulement tous les citoyens, mais plus institutionnellement des mouvements, partis, organisations dites de gauche. Ces deux problèmes se nouent, si l’on veut, dans un troisième problème qui serait « éthique », si nous nommons là l’ordre normatif objectif qui constitue les mœurs (« éthicité ») d’une société ou d’une culture. Mais en réalité, il s’agit moins de problèmes distincts que de dimensions d’un même problème. Les reconnaître, et par conséquent les différencier n’implique bien entendu pas qu’elles soient séparées, sans aucun point d’intersection, si bien qu’une analyse bien menée permettrait de dissoudre le problème en traitant chaque aspect séparément.

Ni châtiment, ni pardon, mais "punir le moins possible"...

Pour ce qui est de la dimension judiciaire, une décision vient d’être rendue. Que faut-il en penser ? Non pas, bien entendu, de la décision elle-même —quoique des esprits plus éclairés que le mien aient quelques certitudes sur le sujet — mais de la procédure, de la façon dont la victime a été écoutée ou entendue, de la confiance que l’on peut accorder sur ce type d’affaires à une institution judiciaire qui, par exemple, vient de condamner à un an de prison avec sursis Laurent Bigorgne, ex-patron d’un cercle de réflexion de droite, pour avoir drogué une collaboratrice dans une « intention sexuelle » pourtant retenue par le tribunal. Que peut-on donc en penser ? Apparemment pas grand-chose. Tout le monde semble se satisfaire ou même se féliciter, d’une procédure de « plaider-coupable » (CRPC) dont on pourrait cependant se demander en quoi elle assure une équité dans le traitement des accusé.e.s alors qu’elle permet de négocier avantageusement une peine si vous avez les moyens d’être bien défendu, sans quoi elle vous livrera à une justice d’abattage. On feint ainsi d’oublier que la procédure a été mise en place pour permettre à une institution judiciaire exsangue de réguler un flux croissant de contentieux pénaux que nourrit par ailleurs une judiciarisation affolante de la société.

Mais un simple article de foi, « je te crois », permet désormais de zapper, de passer outre, ces questions fastidieuses et déjà trop politiques. Pourtant l’injonction féministe de croire les femmes est un simple outil politique qui n’a jamais eu pour vocation de ruiner le principe de la présomption d’innocence, comme le soutient sottement la droite, ni par conséquent de sacraliser une parole comme si une culpabilité n’avait pas à être établie. Il s’agit d’un mot d’ordre qui s’attaque à la décrédibilisation que subissent trop souvent les femmes victimes d’agressions sexistes ou sexuelles. Elles ne demandent bien évidemment pas d’être crues par leur agresseur, mais par un flic ou un juge. Elles n’exigent pas qu’on leur accorde une confiance aveugle, mais seulement que cessent la défiance ou la méfiance avec lesquelles trop souvent est recueillie leur parole. Comment dès lors ne pas juger pitoyables des déclarations qui proclament croire la victime sans jamais s’en prendre à l’institution qui l’aurait entendue, mais sans donc l’écouter ni la comprendre pour lui rendre justice ?

Quelle confiance alors accorder aux institutions judiciaires pour juger ce type d’affaires ? La question n’est plus désormais vraiment posée. Mais pouvons-nous faire l’économie de cette question si la victime, ou même le coupable, sont racisés et/ou socialement dominés ? Le féminisme le plus bruyant, qui n’est certes pas tout le féminisme, semble avoir perdu toute inspiration libertaire. Il ne développe pas, ou trop peu, une réflexion critique pour mettre en place des outils alternatifs à ces institutions. Il reste attaché à un ordre punitif et à l’exemplarité de la punition. On lui arrache difficilement le terme de « réhabilitation ». Les plus agité.e.s exigent même le châtiment, semblant penser qu’avec des peines plus sévères, des exclusions fermes et des prisons mieux remplies, le patriarcat disparaîtra. Il est bien dans l’air du temps.

Si nous devons préserver une inspiration libertaire, ce n’est cependant pas pour solder des tribunaux jugés « bourgeois » au profit d’une prétendue « justice populaire » qui se rendrait sur les réseaux sociaux.  Il y a quelques principes élémentaires — l’établissement des faits, le contradictoire, la neutralité, la graduation des délits et donc l’échelle des peines, etc. — que se proposent de respecter tous les collectifs de suivi contre les violences sexistes ou sexuelles des organisations de gauche, et qui sont non négociables. Ce n’est donc pas la forme judiciaire du tribunal qui serait par principe « bourgeoise », mais plutôt la judiciarisation du politique en tant qu’elle répond aux intérêts des forces sociales dominantes en faisant valoir le leurre d’un tiers neutre. Séquestrer son patron, ce n’est pas gifler sa femme. Dans une confrontation judiciaire, il peut y avoir un tiers se déterminant (plus ou moins vaguement et légitimement) au nom d’une norme de vérité et d’un idéal de justice, il n’y en a pas dans un combat politique ou social. C’est pourquoi défendre la démocratie c’est faire vivre le conflit en évitant la guerre. Ce n’est pas s’écraser, taire sa colère, mais c’est ne pas céder à la haine. De même défendre la justice au sens de son institution c’est se préserver de la pulsion punitive (vengeance, châtiment) que celle-ci se présente sous la forme d’un lynchage populaire ou médiatique, d’une ratonnade ou d’une répression policière. C’est toujours aussi ne pas céder à la haine. « Punir le moins possible » est alors le mot d’ordre qu’à gauche nous avons en héritage depuis Beccaria. Il ne refuse pas pour autant la sanction et ne réclame pas le « pardon », la « rédemption ». Il n’y a rien à céder là-dessus, et Benny Levy n’avait pas tort de rappeler à Michel Foucault que la « justice populaire » s’illustrait aussi par les femmes que l’on rasait à la Libération pour avoir couché avec des « boches ». C’était avant Tweeter et Hanouna, et l’on peut s’imaginer que ce serait bien pire aujourd’hui. Préservons les médiations.

Une exemplarité introuvable et inutile...

Toute la difficulté se concentre donc sur la dimension politique du problème, mais celle-ci trouve désormais avec la notion d’« exemplarité » une formulation pour le moins étonnante, pour ne pas dire inquiétante. On sait que notre démocratie dite « représentative » promeut des élu.e.s, et donc des élites, qu’elle porte donc un vieux fond aristocratique ; mais tout de même que vient faire ce résidu de culture nobiliaire ?  Sommes-nous encore inscrits dans le champ politique ou dans celui de la morale édifiante ? Est-il encore question de régler ou de réguler des libertés ou s’agit-il de gouverner des conduites, des comportements ? Partout, nous dit-on, surgit une demande, une exigence d’exemplarité de nos gouvernants, de nos élus, de nos élites. Mais de quoi s’agit-il ?

L’exemplarité caractérise, comme cela va de soi, ce qui est exemplaire, soit ce qui peut servir d’exemple. Mais on sait que l’exemple est porteur d’une ambivalence puisqu’il est à la fois un cas singulier (un simple exemplaire, si l’on veut) et le modèle, le paradigme, le patron, qu’il faudra suivre, imiter, copier, répliquer. Donner un exemple, ce n’est pas donner l’exemple, le bon exemple, qui servira d’archétype. C’est pourquoi un exemple n’est jamais exemplaire et qu’il n'y a donc jamais de bon exemple comme le savent bien les enseignants. « Tout exemple cloche » disait aussi Montaigne, c’est-à-dire ne fait au mieux qu’illustrer. Certes vous pouvez toujours donner l’exemple d’un concept empirique (« table », « chaise » ou « tableau », les profs se servent beaucoup du mobilier à leur disposition !), mais allez donner l’exemple d’une idée : la « jalousie », « la mauvaise foi », sans parler de la « justice » ou… de la vertu, de l’intention droite, bref de la conduite « exemplaire ».

Justement, ce qui est exemplaire n’est jamais seulement un exemple, ce n’est pas un simple cas parmi d’autres. Ce qui fait l’exemplarité de ce qui est exemplaire c’est qu’il n’illustre pas, n’évoque pas, ne signifie même pas un modèle ou un paradigme. Il l’incarne, il en est la présence même. Ce qui est vraiment exemplaire est donc en vérité toujours unique, singulier, même s’il peut faire loi. Le Christ est exemplaire (pour les chrétiens, s’entend), mais il faut bien admettre que c’est parce qu’il n’y en a pas deux comme lui. Bref, s’il n’y a jamais deux exemplaires de ce qui est exemplaire alors nous devons retenir la leçon de Nietzsche et nous dire que l’exemplarité est toujours une invitation à ne pas l’imiter.

 Cela nous laisse alors avec une certitude bien simple, à savoir que par définition nous ne serons jamais à la hauteur de ce que l’exemplarité exige de nous — sauf bien sûr à précisément y renoncer (en bons nietzschéens !), mais c’est là un tour d’esprit qui n’est plus d’actualité. Vous pouvez lire les Vies des hommes illustres ou La Vie des saints, car il n’y a probablement que dans ce genre de récits que vous aurez une chance de rencontrer l’exemplarité, vous ne serez pas pour autant un héros ou un saint. Vous mesurerez simplement, homme commun, homme ordinaire, « homme infâme » peut-être même, ce qui vous sépare du modèle, du paradigme. Bref, on l’aura compris, l’exemplarité n’a pas d’autre fonction que d’instaurer l’hétéronomie, la transcendance, et on ne voit pas comment elle pourrait dès lors servir une politique dans une démocratie.

On objectera sans doute que l’exemplarité ne vise qu’à exiger du personnel politique qu’il suive dans son comportement des principes qui sont simplement liés à la fonction qu’il exerce. L’idée est même souvent formulée encore plus brutalement : comment être légitime pour édicter et imposer des règles si l’on ne montre pas déjà soi-même qu’on les respecte ? Est-il concevable de voter le budget si vous ne payez pas vos impôts, ou de voter des subventions pour des associations féministes si vous giflez votre femme ? Finalement, ce serait du simple bon sens.

On renoncerait donc à croire que le col roulé en cachemire de Bruno Lemaire pourrait convaincre de ne pas s’offrir un vol Paris/Marseille ou que l’exclusion de Quatennens pourrait entraîner celle d’Abad, pour instituer comme critère déterminant de l’exemplarité l’accord nécessaire entre ses idées et ses actes, comme on aime à dire. Nul doute qu’à ce compte les fascistes témoigneront d’une cohérence que nous devrions alors leur envier. Un communiste promet l’émancipation et il produit le goulag, la Kolyma ; tandis qu’un nazi lorsqu’il vous promet la solution finale il produit bien des camps d’extermination, Auschwitz. Plus sérieusement, admettons qu’un rapport pratique ne se réduit pas à une règle logique. Le rapport entre nos idées et nos actes, n’est pas un rapport formel entre des principes et des conséquences, ni même probablement un rapport physique entre des causes et des effets. Commettre une faute, ce n’est pas faire une erreur ou simplement violer un principe de non-contradiction. On ne gifle pas son épouse par manque de cohérence, y compris si l’on est un homme de gauche. La gifle part parce que bien que pouvant voir le meilleur on fait le pire, comme le notait Spinoza après bien d’autres. Ce n’est pas une contradiction, mais une faiblesse, une passion, donc une servitude.

Et encore ce n’est pas si juste. Il n’y a pas de servitude sans le regard de l’autre. Vous la giflez et sitôt après, sous l’emprise d’une tout autre passion, vous ne souhaitez que l’embrasser. N’est-ce pas concevable ? Mais voilà pour elle peut-être, ou pour d’autres sans doute, vous êtes désormais un « gifleur » et s’en est fini, terminé : vous serez pour toujours ce qu’une fois vous avez fait. Une chape d’inertie s’abat sur vous. Vous êtes condamnés à être, et rien de plus ni même de moins. « Point barre », comme aiment à dire les adeptes du définitif. Vous collez à vous-mêmes, sans le moindre écart. Pas de trou, pas de césure, pas le plus petit espace de respiration. Pas même cet insoupçonnable « clinamen » (déviation) qu’évoquait Lucrèce, qu’à gauche nous nommons grossièrement « liberté », et qui nous autorise à invoquer timidement la possibilité du possible sous l’autorité très intimidante de l’exemplarité.

Trop de bavardages, encore trop de « philosophie » ? Car c’est vrai, un homme politique est soumis, comme tout citoyen, à des devoirs, des obligations, des interdits (payer ses impôts, ne pas gifler son conjoint ou ses enfants) ; ce qu’on lui demande donc tout simplement c’est de respecter le droit. Très bien, mais qu’apporte alors cette notion d’exemplarité ?

De toute évidence, elle n’est invoquée que parce qu’il est considéré que des contraintes spécifiques doivent peser sur les responsables politiques en raison même de leurs fonctions. Soit. C’est le cas déjà pour de nombreuses autres fonctions, activités ou professions qui se donnent un corpus de règles et de valeurs qui constituent ce que l’on nomme la déontologie. Un médecin, un avocat, un policier, un architecte, etc. sont ainsi soumis à un code de déontologie et, effectivement, on ne voit pas pourquoi il n’en serait pas de même pour un député, un sénateur, etc. ? Mais exiger la déclaration d’un patrimoine, vérifier l’utilisation de l’indemnité représentative de frais de mandats, contrôler le lobbying, bref répondre à une demande de transparence dans la vie politique de manière à s’assurer de la manière dont un élu exerce personnellement sa fonction, n’exige en rien une quelconque référence à l’exemplarité. La probité suffit.

L'exemplarisme ne peut être un remède à la crise du politique...

Admettons donc enfin que cette notion d’exemplarité, qui excède ce qui relève du droit et de la déontologie, est porteuse d’une exigence qui concerne aussi bien la vie publique que privée, au point de les rendre indiscernables. Tout est politique dit-on, si bien que le privé est aussi politique. Cela ne peut être faux en un sens puisque le départage entre le privé et le public est déjà politique, il relève de la sphère de la loi et des rapports de forces. Mais pour cette même raison, public et politique ne peuvent être confondus. Publique peut simplement qualifier ce qui est ouvert à tous, c’est-à-dire à une collectivité d’anonymes qui constituent ce que l’on nomme justement un « public » et non pas un peuple. Si la politique est devenue un spectacle, c’est parce que le peuple manque et que l’on s’adresse à un public. Tout connaître de la vie du couple Quatennens permettra de nourrir le ventre médiatique, mais pas de constituer en problème réellement politique, c’est-à-dire nous concernant tous, telle une cause commune, le problème des violences sexuelles et sexistes.

 L’exemplarisme se contente donc d’introduire une contrainte normative, au nom d’une vie éthique, d’une « éthicité », qui ne s’est jamais traduite autrement que par le plus plat conformisme y compris dans ses excentricités. Il alimente le bavardage réactionnaire ou conservateur qui vous imposera l’uniforme à l’école, la cravate à l’assemblée, en attendant que peut-être un jour, redoutons-le, lui vienne l’idée de fusiller l’un d’entre nous…pour l’exemple, justement. Il faudra bien, en effet, se décider pour de bon à incarner l’Idée, la Norme « nom d’un chien » ou peut-être de Dieu !  

Mais « l’exemplarité » n’a pas encore tout à fait trouvé son idée, elle l’attend, elle est pour le moment un réceptacle creux, que la misérable affaire Quattennens ne suffira pas à habiter. On la promeut surtout dans la pratique managériale pour optimiser l’exploitation du salarié, et nos gouvernants s’en préoccupent d’abord pour y puiser un surcroît de légitimité permettant de justifier une hiérarchie sociale. « Exemplaires » voilà en effet, à coup sûr, ce que ni vous ni moi ne parviendrons jamais à être. Il est donc légitime que nous renoncions à exercer notre pouvoir et que nous le déléguions. Craignons même le tirage au sort qui pourrait désigner la crapule que nous sommes. Toutefois c’est dans ce creux, dans le vide des discours qui l’invoquent ou s’en réclament, que se logent des procédures de gouvernement des conduites, des exigences normatives et disciplinaires, des renoncements aux procédures juridiques qui garantissent nos libertés. Un étouffement de nos subjectivités qui ne laisserait guère d’avenir à notre démocratie si nous n’y prenons pas garde.

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