Pascal Levoyer

Professeur agrégé de philosophie.

Abonné·e de Mediapart

25 Billets

0 Édition

Billet de blog 26 juin 2025

Pascal Levoyer

Professeur agrégé de philosophie.

Abonné·e de Mediapart

Ce n’est pas la langue qui est fasciste

Est-il possible d’affirmer que « la langue française n’est pas la propriété singulière de la France… » sans être pris dans le shitstorm d’une polémique grossière, nourri par des crispations identitaires ? La langue, loin d’être un étendard communautaire, n’est-elle pas toujours inappropriable, habitée par l’étranger et puissance de reconfiguration du monde ?

Pascal Levoyer

Professeur agrégé de philosophie.

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Lors d’un colloque récemment organisé à l’Assemblée nationale sur la francophonie, Jean-Luc Mélenchon rappelait que « la langue française n’est pas la propriété singulière de la France, et surtout pas de ceux qui voudraient figer l’identité française dans sa langue ». Propos aussitôt traité par la lessiveuse médiatique qui, selon ses différents programmes, le jugera tour à tour « délirant », « outrancier », « scandaleux », et bien sûr aussi « démagogique », « populiste », « électoraliste », selon un cycle désormais bien établi jusqu’à l’essorage des cerveaux.

L’enjeu du propos peut pourtant paraître modeste, pour ne pas dire négligeable en regard des maux qui nous accablent par ailleurs. Car finalement, qui s’intéresse encore aujourd’hui sérieusement à la francophonie ? Son espace n’est-il pas surtout abordé comme étant encombrant et coûteux ? Le propos lui-même ne prétend pas soutenir que le français serait un créole, ce qui n’aurait aucun sens historique et linguistique. Il entend seulement souligner qu’il s’est lui-même créolisé, qu’il a été pris, en quelque sorte à rebours, dans un processus de créolisation au-delà de la francophonie postcoloniale.

Dès lors la virulence de la polémique est symptomatique ou plutôt fait symptôme. Que trahit-elle ? De quel type d’incompréhension relève-t-elle ? Si elle n’est pas le simple fait d’une humeur médiatique ou d’un parti pris politique, elle doit être de l’ordre d’un symptôme, d’une formation de compromis entre ce qui ne peut être tu sans pour autant pouvoir se dire et qui ne peut donc se lire qu’en creux.

Pour le formuler brutalement, on dira donc que ce qui est en jeu de manière directe, pour ne pas dire épidermique, c’est la question de la propriété, de l’appropriation d’une langue, de la langue. Interrogation, on le sait sans doute, que l’on doit en particulier à Derrida, mais dont on s’économisera ici le détour pour avancer simplement ce que la polémique justement vérifie ; à savoir qu’une langue interroge toujours les frontières, les fictions d’origine, les identifications imaginaires ; bref tout ce qui encombre le cerveau des fascistes.

Deux raisons élémentaires peuvent alors être sollicitées. La première est qu’une langue n’appartient pas à un État quelconque. Elle déborde les frontières d’un État-nation puisqu’elle ne cesse de circuler et ce faisant de se transformer, de s’altérer, de se contaminer. Fait que se contente en somme d’enregistrer le leader de la France Insoumise. La seconde est qu’une langue n’est pas un bien que l’on pourrait s’approprier, au prétexte qu’elle ne serait qu’un outil, qu’un instrument de communication. On est bien davantage possédé par une langue qu’on ne la possède et maîtrise. Ce qui se laisse aisément comprendre. Nous sommes jetés dans le langage et donc dans une langue qui nous précède, nous forme, nous construit au travers de ses catégories. Nous sommes parlés avant de parler, nous disent par exemple Heidegger, Lacan ou Derrida.

Cette dépossession originaire qui nous livre à des mots incertains et hérités et qui nous condamne à l’ambiguïté, aux malentendus, parfois même aux lapsus ou à l’humour (!) ne peut que contredire les fantasmes de maîtrise et de complétude qui alimentent le sujet fasciste. Dès lors, en effet, que les mots tremblent et glissent, que la syntaxe peut être déjouée, comment un peuple pourrait-il se reconnaître dans sa langue, s’y retrouver de génération en génération ? Si la langue fout le camp, c’est bien cette fuite qu’il s’agit de conjurer, et le fascisme est une épreuve de cette angoisse.

Certes, la fuite n’est pas généralisée. Parler de langue « française » c’est nécessairement renvoyer à une stabilité structurelle minimale (phonologique, lexicale, syntaxique) sans quoi aucune communication ne serait possible. Mais cette stabilité demeure inévitablement fragile et précaire. Elle est toujours sous tension, si bien qu’elle ne parvient paradoxalement à se maintenir qu’en se transformant. De même on pensera qu’on ne peut pas faire l’économie d’une origine, même vague. Mais chacun sait bien que la langue ne naît pas en France. Celle-ci n’est qu’un espace — privilégié historiquement, mais aux frontières incertaines — dans lequel la langue circule et se transforme, s’altère, en s’ouvrant à des usages, des pratiques et des influences extrêmement diverses au cours de l’histoire.

La langue comme dernier refuge identitaire 

La proposition. « la langue française n’est pas la propriété singulière de la France», qui reste bien entendu offerte à la discussion, vient donc travailler, contrarier, un motif identitaire national qui serait délivré par la langue. Lorsque le souhait, désormais largement exprimé, est de préserver au moins un garant identitaire culturel dès lors que tous les vieux garants — plus ou moins naturalisés ou théologisés (« le sang », « la terre », le « dieu », etc.) — ont été congédiés, on n’en trouve pas en effet de plus disponible et de mieux partagé que la langue en usage dans une communauté. Pouvoir témoigner d’une maîtrise suffisante de la langue française devient ainsi l’une des conditions pour obtenir la nationalité française. La communauté française primordiale, pré-politique si l’on préfère, s’affirme comme étant une communauté linguistique :commencez donc par parler correctement le français, ensuite on verra pour vos droits !

Reconnaître, plutôt d’ailleurs que promouvoir, une logique ou un processus de désappropriation devient de ce fait un scandale symbolique qui met en danger la communauté nationale. Une fièvre identitaire s’empare alors d’esprits souvent peu informés, et on raille la « créolisation » avancée (et non pas revendiquée) par Mélenchon sans avoir lu une page de Glissant. On la confond avec un multicularisme figé pour asseoir un modèle assimilationniste et se préserver du processus relationnel de transformation culturel qu’elle met en œuvre. On la réduit au mieux à un phénomène seulement linguistique pour mieux refuser d’en faire un principe d’intelligibilité de notre monde. Et la polémique ne fait pas dans le détail. Tout ce qui se pluralise, se dissémine (pour parler comme Derrida), tout ce qui se métisse, se créolise, s’hybride ; bref tout ce qui vient défaire, compliquer, en somme « déconstruire » (le gros mot !) l’identité ne doit que susciter le dégoût, le rejet. Cela effraie le sujet identitaire.

Pourtant Mélenchon s’avance peu en rappelant le fait qu’une langue n’est jamais la propriété d’un peuple, et particulièrement pas lorsque celui-ci a été colonisateur et qu’elle est la langue officielle de 29 pays. Une langue n’appartient pas à ses « locuteurs natifs ». Elle est même ce qui, par sa circulation, ne cesse de défaire les identités, de produire de l’hétérogénéité ou pire de la contamination, emportant avec elle d’autres cultures, d’autres histoires, d’autres mémoires. Elle est faite d’emprunts à des langues étrangères, à des langues anciennes, à des dialectes. Elle est reconfigurée par des usages, des pratiques littéraires, mais pas seulement. Elle est traversée par des langues non pas tant minoritaires que mineures. Ce n’est pas une question sociolinguistique, mais comme nous l’apprennent Deleuze et Guattari une question politique.

 À l’encontre de cela, prétendre que l’âme d’un peuple se trouve être dans sa langue ne peut être compris que comme une forme d’essentialisation culturelle. Et l’on connaît que trop bien la dérive qui mène d’un romantisme linguistique à un ethnicisme nationaliste. C’est pourquoi l’on pouvait penser que l’imaginaire de gauche s’emballerait davantage pour soutenir que la « la langue est fasciste » pour reprendre un peu à la volée une célèbre formule de Roland Barthes. N’est-elle pas en effet normative et donc contraignante, avec ses règles, sa syntaxe, sa grammaire, ses catégories qui modélisent par avance la pensée, etc. ? Il serait simple de pouvoir s’en tenir au duel si convenu et tellement attendu entre des partisans de la langue, de sa structure normative, garante de l’existence d’un ordre culturel contraignant et stable (la droite supposée) et des partisans de sa dissolution dans une logorrhée schizoïde autoréférentielle, qui n’articule plus, qui reste sans destinataire, ou de sa fragmentation dans des dialectes, dans des idiomes identitaires, communautaires (les gauches supposées).  

C’est ce duel scénarisé, pour ainsi dire théâtralisé, qui s’est rejoué de façon grotesque dans le procès imbécile qui a été fait à Mélenchon, dont la proposition de fond tient en somme en une idée simple, à savoir que justement la langue n’est pas fasciste, même s’il peut y en avoir des usages fascistes, parce que du fait de sa vitalité créative elle ne peut qu’inquiéter toutes les consciences fascistes qui visent à se l’approprier, à la stabiliser à l’assigner à une origine, à une « identité-racine », à l’enfermer dans des frontières, à la clôturer. C’est un humanisme de la langue.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.