Préface, extraits
« Je, Christine »
Fleur d’Italie éclose en pays de France, pétrie de science, de politique, d’art et d’histoire, femme de lettres, poète, Christine de Pizan (1365-1430) est l’une des premières féministes européennes. Née à Venise, mais issue d’une famille de Pizzano près de Bologne, elle est la fille d’un médecin et astrologue très connu. Encore enfant, elle suit son père à la cour de Charles V, où elle bénéficie d’une éducation soignée. Elle épousera à 15 ans le secrétaire du roi. Trois disparitions successives mettent sa jeunesse sous le sceau du deuil : son père, le roi, ainsi que son mari, qui meurt en 1390. Elle assumera seule, non seulement la charge de sa famille, dont trois enfants, mais encore les dettes de son époux. Elle fait le choix de ne pas se remarier, de rester fidèle à son mari défunt, de se consacrer totalement à l’étude et de vivre de son écriture. C’est ainsi qu’elle assume des charges et des pratiques qui sont en ce temps exclusivement dévolues à des hommes.
Le triple deuil qui affecte Christine de Pizan – le père, l’amant et le roi protecteur – aura certainement une valeur destinale dans son œuvre et sa vie. Ces disparitions affectent en effet les trois domaines auxquels elle se consacrera prioritairement : la science, la poésie, et la « chose publique », que nous nommons la politique. Christine de Pizan déploie dans la première décennie du XVe siècle une activité d’écriture considérable qui la conduit à publier une vingtaine d’ouvrages portant sur tous les domaines : l’histoire, la politique, la philosophie, la morale, le droit, l’éducation, la religion et même la guerre. Écrire Le Livre de faits d’armes et de chevalerie n’est pas une provocation, mais l’affirmation de compétences qui ne sauraient être réservées aux hommes. Aussi revendique-t-elle explicitement en 1403 sa transformation en homme dans Le Livre de la Mutacion de Fortune. Dans un autre ouvrage important, Le Livre de la Cité des dames, grande œuvre où elle démontre la place insigne des femmes dans tous les domaines, Christine de Pizan soutient vigoureusement un principe d’égalité dans l’éducation des filles et des garçons.
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La traduction comme écoute
Entendre un poème du XVe siècle, on le devrait, idéalement, dans le texte original, ce que l’on peut faire dans cette édition bilingue. Mais aux lectrices et lecteurs qui n’ont pas connaissance du moyen français, un traducteur fait ici don de sa création. Traduire est un défi. Retraduire est une audace. Pourquoi donc remettre sur le métier une œuvre fort bien traduite en français moderne par Jacqueline Cerquiglini-Toulet ? Peut-être d’abord parce que toute grande œuvre mérite les recommencements des traductrices et traducteurs. Mais aussi parce que toute grande œuvre mérite des traductions diverses comme elle attend diverses lectures et interprétations. Enfin parce que toute traduction authentique est recréation et tente de faire œuvre à son tour. Celle de Bertrand Rouziès-Léonardi est assurément une fort belle recréation de la voix de Christine de Pizan.
Outre la prouesse de la restitution des rimes et de leurs schémas, outre le sens remarquable de la prosodie et l’attention aux rejets, les choix métriques de notre poète-traducteur sont inédits, courageux et particulièrement rigoureux. Quel défi que de traduire l’heptasyllabe par des ennéasyllabes et les décasyllabes par des alexandrins bimètres ! Ce n’est pas seulement exploit métrique et laboratoire poétique, à l’image des défis que se lançait Christine de Pizan en écrivant par exemple des Balades d’estrange façon, mais c’est ici la recherche d’un équivalent rythmique qui épouse l’une des significations que l’impair et le pair pouvaient avoir au Moyen Âge : le parfait et l’imparfait, l’homme et la femme. En outre, l’alexandrin nous semble parfaitement adapté à la restitution de l’ampleur du décasyllabe pizanien, qui souvent s’excède lui-même. Dans les poèmes hétérométriques le trissyllabe devient un pentasyllabe quand le tétrasyllabe s’élève au rang d’hexasyllabe. Un principe de traduction se transforme alors en principe de poétique : les deux syllabes excédentaires ne sont-elles pas une allégorie du couple, leur dualité et leur unité, leur parfaite imperfection ?
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Le sujet Christine de Pizan
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Christine de Pizan vit dans une société patriarcale et misogyne. Elle n’y apporte certes pas une révolution, mais elle accomplit avec opiniâtreté et constance un grand œuvre de défense de l’égalité des sexes et d’illustration de l’apport des femmes à l’art, la science et la vie de la cité. On fait généralement remonter la découverte de cette dimension « féministe » de l’œuvre de Christine de Pizan aux années 1980. C’est oublier les pages que Simone de Beauvoir consacra dans Le Deuxième Sexe à la condition des femmes au Moyen Âge et à la Renaissance. C’était en 1949. La philosophe soulignait avec justesse que si la poésie courtoise exalte la féminité, elle ne conduit pas à une égalité des sexes, ce dont la poète avait une pleine conscience. Elle évoque « la réussite d'une Christine de Pisan » comme « une chance surprenante ». Un exemple qui, parmi bien d’autres femmes de la fin du Moyen Âge, montre « qu’une femme peut s’élever aussi haut qu’un homme quand par un hasard étonnant les chances d’un homme lui sont données ». Il faut cependant reconnaître que Christine de Pizan aura forcé sa chance et bouleversé les représentations de son temps, par son travail, par sa volonté et par le courage de ses combats. C’est en se faisant homme qu’elle devient femme et fait ainsi trembler les identités de sexe et de genre qui structurent la société et la culture de cette fin du Moyen Âge et qui courent jusqu’à ce jour. D’où une modernité remarquable de Christine de Pizan.
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Écrire « Je, Christine » comme Christine de Pizan le fit dans sa dernière œuvre en 1429, le Ditié de Jehanne D’Arc, est un acte d’individuation. Ce n’est pas seulement signifier l’autoposition d’une femme dans le monde masculin des lettres et des arts, ce n’est pas seulement un geste d’affirmation de soi comme autrice, c’est aussi dire qu’elle entend accéder au statut de sujet libre qui se prend elle-même comme objet de pensée, dans un acte d’autoréflexion qui participe à la naissance de notre modernité. L’énonciation en première personne est fondatrice, non seulement pour la poésie lyrique, mais aussi pour la naissance de l’individu moderne. Dans le chapitre VII de son Anthropologie philosophique intitulé « Les fondements de l’anthropologie moderne », le philosophe Bernard Groethuysen, analysant avec beaucoup de justesse la naissance du lyrisme à travers l’œuvre de Pétrarque, voit apparaitre chez le poète italien et ses contemporains du XIVe siècle, une valeur nouvelle. Elle est tout simplement celle « de la chose vécue ». Cette valeur « consiste tout entière dans le sentiment éprouvé par le poète au contact d’un fait de sa vie. C’est le poète et non le philosophe qui peut la faire connaître. Le poète dit : “Je souffre, j’aime, je meurs, j’ai vécu” ». Il y a dans les Ballades de Christine de Pizan une manière de méditation « anthropologique sur soi », sur l’amour et la vie, qui parle à chacune et chacun d’entre nous, encore aujourd’hui.
Dominique Cochet, Agrégée de lettres, professeure en classes préparatoires
Pascal Maillard, professeur agrégé de lettres à l’Université de Strasbourg
Pour commander le livre : https://lurlure.net/cent-ballades-damant-et-dame
Une première lecture de quelques Ballades de Christine de Pizan dans la traduction de Bertrand Rouziès-Léonardi aura lieu le 7 mai prochain, à 19 heures, dans la toute jeune librairie EXC, à Paris, passage Molière (IIIe arrondissement). La lectrice est Milène Tournier, poète éditée par Lurlure. Bertrand Rouziès-Léonardi, est docteur en littérature médiévale et reconstituteur. On lui doit notamment des traductions de Trubert, de Douin de Lavesne (Lurlure, 2019) et du Ditié de Jehanne d'Arc, de Christine de Pizan (Christophe Chomant, 2020).

Extraits : Ballades 90 à 92
« Se vêtir tout en bleu n’est pas vraiment aimer »
La dame (XC)
Je ne croirai jamais qu’aimant parfaitement
Sa dame, un tel amant laissât passer un mois
Sans la revoir, alors que rien à ce moment
Ne l’empêchait. La mort était un meilleur choix.
Ceux qui le font, ainsi que du prix de deux noix,
Se moquent d’être aimés ou pas. Vaille que vaille,
Ils vont priant partout l’une, puis deux, puis trois,
Mais cela leur importe, au fond, moins qu’une maille.
Ami, je le dis pour vous, très honnêtement,
Car je ne vous vis pas même une seule fois
En plus d’un mois. Et vous pensez suffisamment
M’aveugler par vos beaux mots, votre douce voix,
Pour que je vous croie ? Or, clairement, je perçois
Si vous m’aimez ou pas. Je le soutiens sans faille :
Les traîtres font ainsi, qui sont sans foi ni lois,
Mais cela leur importe, au fond, moins qu’une maille.
Ah ! Dieu sait à quel point votre comportement
Oppresse mon cœur las, accablé d’embarras !
Car à l’effet plus qu’aux mots on voit bien comment
Vous m’aimez, et sur moi s’accumule un tel poids
Que j’en meurs de douleur, sans valoir plus d’un pois.
J’ignorais qu’un amant dans pareil bois se taille.
Vous ressemblez à ceux qui pleurent quelquefois,
Mais cela leur importe, au fond, moins qu’une maille.
Ah ! Délicat ami, sont-ce là vos exploits ?
Les hommes aiment d’un amour de feu de paille,
Feignant d’être captifs de l’étau des émois,
Mais cela leur importe, au fond, moins qu’une maille.
L’amant (XCI)
Pourquoi nourrissez-vous tous ces soupçons, maîtresse ?
Ne voyez-vous donc pas que mon amour ne vise
Que vous seule, pour qui j’arbore cette tresse,
Je m’affiche loyal et porte une devise
Bleue, enfin, brodée à mon vêtement ?
Je ne me comporte en rien autrement
Que je ne le faisais, c’est par vous vérifiable.
Que je vous aime, à moi cela semble indéniable.
Vous faire ainsi du mal, c’est là sotte détresse,
Comme vous dites, mais lorsque je me ravise,
Vous m’imputez à moi, je crois, ce qui vous blesse :
À savoir fausseté, car ailleurs est promise
Votre foi d’amour, sauf si l’on me ment.
On m’a conté dans le détail comment
Vous en aimez un autre, et si ce fait m’accable,
Que je vous aime, à moi cela semble indéniable.
Gardez-vous de varier si l’on vous intéresse,
Car, de mon côté, mon désir n’a d’autre assise
Qu’en vous, vous à qui j’ai fait certaine promesse.
Si je vous vois de votre amour pour moi remise,
Ne dois-je pas agir pareillement,
Alors que je me suis si fermement
Pris de passion pour vous, chose non contestable ?
Que je vous aime, à moi cela semble indéniable.
À quoi sert de parler quand c’est indiscutable ?
Que je vous aime, à moi cela semble indéniable.
La dame (XCII)
Porter habits bleus et devises, comme il fait,
N’est pas marquer l’amour que l’on a pour sa dame.
On l’aime en la servant d’un cœur loyal, parfait,
Seulement elle, en la préservant de tout blâme.
Que l’amant ne s’en ouvre à personne, homme ou femme,
Sinon à la très belle. Il faut qu’il la vénère
Par-dessus toutes, en plus de la redouter,
Sans que, se tournant, ses yeux se laissent distraire.
Se vêtir tout en bleu n’est pas vraiment aimer.
Mais peut-être plusieurs pensent que ce méfait
De fausseté s’éteint recouvert de la trame
D’un habit bleu qu’on porte. Ils veulent pour de vrai
Faire croire qu’en eux n’est pas ce trait infâme
D’avoir plus d’une attache. Ils n’ont pas cette flamme
D’amour qui pourtant dicte aux amants la manière
D’être courtois, les fait, dolents, se lamenter
Secrètement et du bonheur hausse l’enchère.
Se vêtir tout en bleu n’est pas vraiment aimer.
Qui se fait faire – c’est le sentiment que j’ai –
Des habits bleus, afin que d’aucuns le proclament
Amant loyal, en son cœur déclare forfait :
Il ne possède pas une once ou même un gramme
En lui de loyauté, rien de rien, sur mon âme !
Il en expose tout, levant haut sa bannière.
Il en est autrement, à proprement parler,
Chez ceux où loyauté se loge tout entière.
Se vêtir tout en bleu n’est pas vraiment aimer.
Prince, je vous le dis : quoiqu’un amant s’enquière
De vêtements variés pour son cœur égayer,
S’il n’est loyal, sa foi d’amour est bien légère.
Se vêtir tout en bleu n’est pas vraiment aimer.