« Ah Rita !
Entre nous, mille oiseaux, mille images,
D’innombrables rendez-vous
criblés de balles »
Mahmoud Darwich, « Rita et le fusil »
« Même l’herbe n’est pas à l’abri ici »*
Enass Sultan, poétesse née à Gaza en 1992
« Amis poètes
Vous êtes indispensables
A l’accomplissement de mon poème »*
Colette Abu Husseïn, « Mes amis poètes », poétesse née près de Ramallah (1980-2018)
Dans son introduction à l’Anthologie de la poésie palestinienne d’aujourd’hui (Points Poésie, 2022, textes réunis par Yassin Adnan), le grand poète et traducteur marocain Abdellatif Laâbi soulignait ce « fait rare » qui veut que « le nom d’un pays, la Palestine en l’occurrence, est devenu en soi une poétique ». « Cet avènement, poursuivait-il, est dû en grande partie, à ses poètes. ». C’est ce que semblent ignorer les organisateurs du Marché de la poésie parisien qui ont décidé d’annuler la mise à l’honneur de la poésie palestinienne prévue pour l’opus 2025. Cette décision - dont Abdellatif Laâbi a été dument informé dans un courrier officiel, qu’il a décidé de rendre public -, est plus que navrante : elle est effrayante. Effrayante de lâcheté, effarante de suivisme, consternante de cynisme dans son argumentation. Elle en dit long aussi sur une conception lénifiante de la poésie.
Le choix d’un président d’honneur proche de l’extrême-droite pour le Printemps des poètes nous avait déjà alertés. Voilà que ceux qui dirigent le Marché de la poésie veulent à leur tour nous convaincre que masquer les conflits serait une manière de ne pas faire de politique, parce que la poésie serait au-dessus du politique. C’est oublier que lorsque Romain Rolland, ce grand pacifiste, appelait en plein conflit mondial à se tenir « au-dessus de la mêlée », il s’agissait pour lui justement d’appeler ses contemporains à ne pas céder aux discours de haine et de parti pris.
Avec ce refus, les organisateurs politisent le Marché bien plus que les débats qu’ils disent craindre. Ils le politisent au pire sens du terme, en rabaissant cet événement littéraire si important pour les éditeurs, les revues et les poètes, au rang de simple marché idéologique, victime consentante de la « double-pensée » orwellienne dominante, celle qui interdit le débat et nie les évidences. Mais la parole poétique n’est-elle pas, justement, la plus à même de résister à la contamination idéologique ambiante ?
On pouvait croire pourtant, alors que la poésie habite aujourd’hui les places, qu’on en avait fini avec le cliché du poète dans sa tour d’ivoire. On pouvait espérer aussi que les intellectuels seraient aujourd’hui les premiers à avoir le courage de dénoncer le nouveau maccarthysme qui musèle et censure les artistes, les chercheurs, les étudiant·es, et toute parole qui ne se plie pas au lobbying d’un sionisme extrémiste militant, auquel les chaines d’information continue font un boulevard politique.
En dépit de leurs explications, les organisateurs du Marché de la poésie ne font que prendre parti dans ce débat interdit : ils invisibilisent un peu plus la souffrance du peuple palestinien. Et c’est précisément parce que, comme ils le disent dans leur réponse à Abdellatif Laâbi, la situation actuelle est tragique, que l’honneur du Marché de la poésie aurait dû être de ne pas attendre 2025 pour inviter la poésie palestinienne. Si l’argument financier avancé par les organisateurs était recevable, l’honneur du Marché de la poésie aurait été d’initier un appel à contribution pour financer le déplacement des poète·sses palestinien·nes, dès cette année.
Où est-il, l’esprit d’Arlette Albert-Birot, dont le courage et l’insatiable ouverture d’esprit ont présidé à la naissance du Marché ? L’honneur du Marché aurait dû être de tenir ses engagements et de ne pas céder aux sirènes de discours haineux qui envahissent aujourd’hui la place publique et nombre de partis politiques.
Le constat de René Char sonne toujours et plus que jamais comme un avertissement : « Si la lumière a sombré, c’est que nos mains l’avaient désertée. » Le renoncement et l’hypocrisie des organisateurs du Marché de la poésie – que confirme leur seconde lettre, cette fois publique, à Abdellatif Laâbi - contribue aux temps obscurs qui nous guettent. Lire et écouter les poètes et poétesses de Palestine, nous apportera plus de lumière et de vérité que les leurres de la sécurité et de la peur que l’on nous présente comme l’alibi d’un renoncement. Le poète Serge Pey nous a appris que la peur a peur quand on la regarde dans les yeux. N’ayons pas peur de regarder dans les yeux les poéte·sses de Palestine et disons-leur qu’ils et elles sont bienvenu·es aux pays des Droits humains, au pays de Hugo et d’Annie Ernaux, au pays où tout le monde ne se couche pas devant le rouleau compresseur de la bêtise et du confusionnisme qui font le lit du racisme et des extrêmes droites.
Isabelle Krzywkowski et Pascal Maillard
Le 5 juin 2024
Pour signer l’appel à mettre la poésie palestinienne à l’honneur au Marché de la Poésie 2025, envoyez vos nom, prénom, profession à :SignaturesMarchedelapoesie2025@gmail.com. Pour lire le texte de l’appel, c’est ici : https://www.canva.com/design/DAGHEz30eDQ/1clDi0QYtzqj57sKifE1Cw/view
Mise à jour du 9 juin : la pétition qui a recueilli plus de 700 signatures est désormais close suite à l'engagement officiel apporté le 8 juin par l'association CIRCE que la Poésie palestinienne sera bien l'invitée d'honneur de l'édition 2025 du Marché de la poésie. Voir les communiqués dans les commentaires. Merci à toutes celles et tous ceux qui se sont engagé·es.
*Citation extraite de l’anthologie d’Abdellatif Laâbi. Pour une prise de vue de cette anthologie on peut lire la recension de En attendant Nadeau par Khalid Lyamlahy

Agrandissement : Illustration 1

PS : Nous venons de recevoir ce poème de Serge Pey que nous publions avec son accord.
CONSEILS À UN POÈTE PALESTINIEN
INVITÉ D’HONNEUR AU MARCHÉ DE LA POÉSIE EN 2025
Les mots sont invendables
Les mots sont des aboiements humains
Les mots sont la morve des morts
Tracez dans la case une croix SVP
sur la définition du mot
que vous choisissez pour écrire votre poème
Poètes mouchez-vous dans vos drapeaux !
Palestine géographie tatouée
dans le sable
Les mots font le trottoir
Les mots sont des capsules de bouteilles
dans les yeux
Tracez une croix SVP
dans la case correspondante
du service de renseignement de la poésie !
Poètes n’achetez plus rien
Ne faites plus vos commissions
au Marché des poètes de Paris
Sur les stands
les mots pourrissent
À côté des olives de ciment
et des gilets pare-balles
La sueur d’un F-161dégouline sur un livre blanc
À l’entrée du marché
les flics exigent des passeports
de peau humaine
On aligne contre un mur
les langues de Gaza du centaure
les oreilles de la Voie lactée
les yeux de Pégase
Les poètes n’ont plus
de mains et de pieds
Ils crachent de la monnaie de sang
aux clochards des poèmes
Tracez des croix SVP
dans les cases correspondantes du service
de renseignement de la poésie
Les pigeons
bouffent des morceaux de mots
déchirés
Le destin se déroule
depuis le ventre ouvert de la lune
Le vent des drones souffle sur les écoles
et les hôpitaux des mots
Entendez claquer
les drapeaux des fantômes
Entendez les linges accrochés
sur les lignes de haute démarcation
La poésie mise en marché
distribue des médailles en chocolat
sur des podiums où les mots
se mettent à vomir
Passeports biométriques
Faux billets de train
Poètes sans pays
Probêtes et prophètes
Répondez par oui ou par non
avec une croix
sur la case qui vous correspond
À la sortie du Marché de la poésie
les patrons de la poésie
donnent
des mots à manger aux porcs
pour faire disparaître les cadavres
des poèmes
Entendez : un mot est mort
à Rafah sous un bombardement
et en même temps un autre
le 7 octobre dans un bébé décapité
Ici on joue aux cartes avec des imprimantes 3D
Au Marché de la poésie
dans les chiottes automatiques
on paie avec un seul euro
pour pisser
Le drapeau de la poésie
est enroulé dans un dévidoir
de papier hygiénique
où on peut lire un message
que tout le monde s’arrache pour défiler
Une bombe est tombée
d’un avion
Des anges flasques planent au-dessus
de la scène centrale
Les poètes plument le ciel
Entendez-moi
Remplissez avec précaution
la fiche administrative de la poésie
du sixième arrondissement
Mot d’ordre :
Supprimez un accent
à la fin du mot MARCHÉ
et tracez une croix dans la case
correspondante
Écrivez en gros sur le mur :
MARCHE de la poésie
puis écrivez un poème palestinien
sous la semelle de vos souliers
SERGE PEY - 5 JUIN 2024