Mediapart se porte bien. Son lectorat est vivant et réactif, je dirais même créatif, d’une intelligence collective qui se renforce dans l’épreuve du mépris qu’ont pu leur témoigner deux journalistes et un responsable de la rédaction. Ce que d’aucuns ont nommé l’Arfi-Perraugate a mis à jour une qualité importante du modèle participatif : les abonnés ne s’en laissent pas conter, sont exigeants et ne veulent pas d’un journalisme au rabais.
Celles et ceux qui ne s’exprimaient que peu ou jamais dans les commentaires se sont en effet levés et ont pris la parole dans ce grand forum citoyen qu’est le Club. Des abonnés, nombreux, disant souvent leur distance avec les positions de Mélenchon, se sont indignés devant les déformations que Fabrice Arfi et Antoine Perraud avaient fait subir à la lettre de son texte, dans un parti pris où ils jouaient à « saute-éthique » avec l’ancien dirigeant du Parti de Gauche. Ils résistaient aussi à l’imprudence et à l’impudence d’un journaliste de talent qui se laissait aller à stigmatiser « la niaiserie écumante des mélenchonno-poutino-sapiriens ». Ils avaient enfin parfaitement compris la congruence entre les formes rédactionnelles du parti pris et les insultes faites aux abonnés. Dans les deux cas un même mépris de l'intelligence et de l'humain.
Face à ce lectorat pluriel, éclairé et exigeant, la rédaction s’enferme et s’enferre aujourd’hui dans trois autres formes de mépris dont je souhaite exposer brièvement la nature. Mais préalablement une anecdote et une observation. Découvrant ce soir les « mises au point » de François Bonnet, je prends une vue d’ensemble de l’article et, avant d’en lire le contenu, mon regard est attiré par le premier intertitre : « Faute éthique, erreur politique ». Je me dis, croyant à l’inespéré : « Ouf ! Ils ont l’intelligence de reconnaître leur bêtise ! ». Ma déception fut terrible en lisant le texte de François Bonnet : la faute et l’erreur étaient encore celles de Mélenchon, et non celles des journalistes. Une observation plus positive cependant. Le texte de François Bonnet a au moins cette vertu : il a rédigé l’article que Perraud et Arfi auraient dû écrire. Ce qui est une manière de leur donner une leçon de journalisme et d’avouer au lectorat de Mediapart qu’ils n’ont pas fait ou ont très mal fait leur travail.
Venons-en au triple mépris que je lis, avec tristesse et consternation, dans le texte de François Bonnet.
Tout d’abord l’aveuglement. François Bonnet ne voit pas la bonne santé du lectorat de Mediapart. Il devrait évidemment s’en réjouir, avec toute l’équipe de la rédaction. Au lieu de la reconnaissance joyeuse et optimiste de ce qui constitue la condition d’un débat fécond – la pratique critique -, que fait-il ? Il rajoute une couche à la cécité des deux impétrants et défend ses confrères en attaquant le lectorat. Rigoureusement sidérant ! Le lectorat critique est en effet caricaturé de la façon qui suit : « c'est donc bel et bien l'intégralité du « magasin d'armement » qui a été utilisé en quelques heures, les bataillons montés au front utilisant toutes les tactiques imaginables pour faire rendre gorge à nos deux amis sacrilèges. » L’utilisation de la métaphore guerrière campe ici une rédaction assiégée par de redoutables mercenaires. François Bonnet a-t-il vraiment pris connaissance de la teneur des 2600 commentaires, de la dizaine de billets produits à la suite du fameux partis pris, des arguments longuement et précisément développés ? Comme Antoine Perraud probablement, il se forge une représentation biaisée de son lectorat, monolithique et menaçant. Au lieu de voir un appel insistant et parfois désespéré à des réponses qui ne viennent pas, il voit la guerre. La paranoïa n’est pas loin.
Ensuite l’autisme. François Bonnet n’entend pas la saine et sincère indignation des abonnés. Ceux-ci réclament à cor et à cri une chose très simple : un journalisme honnête et de qualité. Et peut-être des excuses. Ils exigent aussi du respect de la part des journalistes et non les insultes distillées régulièrement par l’un d’entre eux. Ils attendent enfin un débat. Mais pour que ce débat ait lieu, il convient d’apporter des réponses aux arguments et à la critique. Mais François Bonnet n’entend ni les arguments, ni la critique. Il fait l’éloge de la liberté d’expression, aussi bien celle des abonnés que celle de journalistes - oubliant au passage de préciser que ce ne sont pas exactement les mêmes -, mais il ne veut pas entendre que ce n’est en aucun cas celle-ci que les lecteurs ont mis en cause.
Enfin le refoulement. François Bonnet méconnaît ou fait semblant d’ignorer la raison principale de l’indignation de centaines d’abonnés, étayée par de multiples démonstrations – dont aucune n’est citée, ni même évoquée dans son article - : la forme du parti pris de Perraud et Arfi qui n’est ni un pamphlet, ni un éreintement, mais une exécution diffamatoire, violente et haineuse d’un « responsable politique de premier plan » - campé, qui plus est, en dictateur en puissance -, consistant en une manipulation de texte, avec coupures, tronquage, décontextualisation et altération du sens. Et comme ce parti pris était chimiquement pur de toute pensée, de toute argumentation ou démonstration, François Bonnet a semé ce soir quelques étoiles dans ce vide sidéral, offrant enfin un peu de matière au débat. Mais en comblant ce vide, il en a créé un second, d’une nature plus inquiétante : l’oblitération de l’objet du délit, à savoir la forme du texte. Pourquoi ce terrible refoulement ? La réponse est malheureusement très simple : les méthodes d’Arfi et Perraud sont indéfendables. Indéfendables du point de vue du « pacte de confiance » entre la rédaction et son lectorat. Indéfendables au regard de la charte de Mediapart. Indéfendables pour la déontologie de la profession.
Oui, ce sont bien les lecteurs qui font Mediapart, ce journal participatif dont l’utopie doit survivre à cette épreuve. Non, je ne me désabonnerai pas, parce que deux journalistes ont failli aux règles élémentaires de leur profession, parce que leur direction a laissé faire et parce qu’elle tente maintenant de les couvrir maladroitement. Les journalistes de Mediapart sont tous des professionnels, il me semble. Aussi savent-ils lire : ce qu’ils ne reconnaissent pas publiquement, il le savent pertinemment en leur for intérieur. Le problème pourrait être qu’ils n’ont pas encore conquis cette belle est simple maturité morale et intellectuelle qu’est la critique de soi et la reconnaissance collective de ses erreurs. Le « pacte de confiance » a été gravement entamé par la publication du texte d’Arfi et Perraud. Le texte de François Bonnet n’est pas propre à le rétablir. Il ne fait que l’abîmer davantage.
Qu’attendre aujourd’hui, sinon une vigilance accrue des abonnés et leur résistance individuelle et collective à toutes les formes d’altération des valeurs défendues par Médiapart, au premier rang desquelles l’intégrité et l’indépendance ? C'est de leur responsabilité, s'ils estiment que Mediapart est leur bien commun. Face au vide et au mépris créés par les lignes de François Bonnet, les abonnés attendent certainement avec impatience de connaître la position d’Edwy Plenel, dont on espère qu’il trouvera les mots justes pour dire que plusieurs fautes ont été commises. Peut-être admettra-t-il aussi que jamais, non, jamais le principe de la liberté d’expression n’autorise ni ne justifie la manipulation d’un texte et l’exécution publique d’un homme politique. Car c’est bien à cela que nous avons assisté dans les colonnes de Mediapart. Et nous ne l’oublierons pas.
Pascal Maillard
PS : Je n’ai pas interrogé dans ce billet les enjeux idéologiques et politiques du parti pris d’Arfi et Perraud, parti pris qui est devenu ce soir, sous la plume de son Directeur éditorial, le parti pris de la rédaction de Mediapart. Je me suis résolu, depuis le début de cette affaire, à ne traiter que les difficiles questions d’éthique que posent le métier de journaliste et les relations entre une rédaction et son lectorat. Si je compte bien m’en tenir à cette ligne, je crois cependant utile de préciser que je suis sans appartenance politique, qu’il m’est arrivé assez souvent de prendre des positions critiques sur le Front de Gauche et le PG et que j’ai émis régulièrement des réserves sur certaines dérives de Mélenchon. Je le crois excessif, souvent obtu dans ses convictions, parfois aveuglé par ses idéaux, mais je l’estime aussi entier, intelligent, courageux et honnête, ce qui n’est pas si fréquent en cette période d’avilissement de la vie politique. Or, Jean-Luc Mélenchon est aujourd’hui l’un des rares hommes politiques à mettre en lumière les dangers d’une guerre, que les médias oblitèrent, ou n’éclairent que dans une partialité qui est souvent une insulte à la complexité des enjeux géo-stratégiques. Si j’avais quelques préventions contre les excès de son billet du 4 mars, j’estime que celui du 9 mars alertant sur les risques d’une guerre avec la Russie, mérite la plus grande attention. N’y aurait-il pas alors une singulière ironie à ce que Mediapart, qui peut à juste titre faire valoir son combat en soutien aux lanceurs d’alerte – amitiés à James Dunne -, ait participé à l’exécution journalistique d’un lanceur d’alerte ? Il est assez rare que des hommes politiques lancent une alerte pour que nous n'y soyons pas attentifs.
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ADDENDUM du 12 mars :
Edwy Plenel aurait-il répondu aux lecteurs de manière indirecte ?
Edwy Plenel est un infatigable voyageur. Il parcourt le monde pour porter son message humaniste, mais aussi les valeurs et le modèle promus par Mediapart. Des valeurs qui ne sont jamais acquises, et un modèle toujours à inventer. Il était à Madrid pendant l’Arfi-Perraugate, à l’occasion des deux ans d’InfoLibre, le partenaire espagnol de Mediapart. Les propos qu’il a tenus le 6 mars au soir et qu’on peut entendre ici dans la seconde vidéo – je les découvre tardivement -, résonnent de façon singulière dans le présent contexte. Je m’étonne qu’ils n’aient pas été signalés et que ce billet ait été si peu commenté. J’ai fait un petit travail de retranscription de quelques moments significatifs de cette prise de parole. Je les propose à la méditation de toutes et tous, sans aucun commentaire :
« Pourquoi le public aurait confiance dans les journalistes si les journalistes ne sont pas capables de se battre pour un idéal professionnel que rejoint un idéal démocratique… Le journalisme est au service du public. Sa mission, c’est de produire des informations d’intérêt public. Sa loyauté est envers les citoyens. Sa rigueur, c’est la vérification. Son obligation, c’est la vérité. Et donc, derrière la question de ce que nous inventons, il y a la question de la confiance entre une profession, entre des informations, entre les journaux et les citoyens » (17 min 20 mn) .
Et plus loin : « Les professionnels sont descendus de l’estrade et sont en dialogue avec les citoyens, avec le n’importe-qui de la démocratie. Le professionnel n’a pas le dernier mot. L’amateur, le citoyen peut le rectifier, peut le compléter, peut le prolonger » (22 mn 30 sec).
Enfin Edwy Plenel appelle à un « sursaut des égalités contre la guerre des identités » (25 mn 40 sec), avant de conclure : « Résister, c’est inventer » (26 mn 10 sec).
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ADDENDUM du 14 mars :
Je me permets de copier ici un commentaire du poète Serge Pey qui est intervenu sur le billet téléguidé de Nicolas Krameyer et mis en "une" par Mediapart alors qu'à cette heure la réponse de Mélenchon publiée par plusieurs abonnés reste dans l'ombre.
"Je ne sais pas si Jean-Luc Mélenchon a raison, mais le débat qu'il impulse m'intéresse. Une remarque : il est un des rares à penser contre l'état général de la pensée, car penser est une affaire sérieuse et non pas se faire l'écho de la pensée dominante. Mélenchon n'a jamais dit qu'il soutenait Poutine sous diverses formes, mais il a mis le doigt sur les contradictions de la pensée dominante, qui rassemble presque tout le monde de la droite à la gauche. Je suis stupéfait qu'un débat puisse soulever autant de haine. Cette haine, évidemment, cache autre chose. Chaque intervenant sait, dans le fond, ce qu'il cache dans le venin qu'il crache contre Mélenchon. Et le débat que Mélenchon impulse, même si parfois il peut se tromper (et en histoire, penser c'est souvent se tromper) permet de revoir et de discuter les analyses. Devant le consensus d'un danger évident de guerre, il faut analyser dans tous les sens. Sinon je peux croire que certains ont choisi leur camp déjà dans cette guerre. (Ce que je crois) Penser, c'est penser contre. Ceux qui sont du côté du manche de la doxa ne risquent pas de se faire des ennemis. Penser aujourd'hui, c'est presque être dégoûté de penser. La vérité d'une analyse de se mesure pas à la dictature du nombre."
Sur Serge Pey voir mon billet de mai 2014.