Une coïncidence significative – un hasard objectif, pourrait-on dire -, veut que le jour même où Mediapart nous apprend qu’Israël finance un colloque qui se tiendra ce 10 novembre sous les ors de la République, à savoir le Sénat, l’institution universitaire la plus prestigieuse de notre pays, le Collège de France, annule un colloque international portant sur les rapports entre la Palestine et l’Europe.
Il est essentiel que chacun·e puisse prendre connaissance du programme de ce colloque, de ses enjeux et de ses participant·es, dont les compétences scientifiques ne font pas débat, et dont l’initiateur, le Professeur Henry Laurens, est l’un de nos plus grands spécialistes du monde arabe. Le colloque doit réunir plus d’une trentaine de chercheuses et chercheurs venant d’une douzaine de pays : France, Italie, Belgique, Etats-Unis, Angleterre, Suisse, Turquie, Espagne, Danemark, Canada, Pays-Bas et Allemagne. Le programme peut être consulté ici :
Programme du colloque La Palestine et l'EuropeLa raison principale de cette annulation, mise en avant par l’administrateur Thomas Römer, serait la sécurité. Dans un communiqué de presse publié ce 9 novembre à 11h, nous lisons qu’il incombe « à l’Administrateur du Collège de France de garantir la sécurité du personnel du Collège de France, ainsi que de ses auditeurs, et d’éviter tout risque quant à l’ordre public ». Or ce « risque » a été fabriqué de toutes pièces par Le Point qui dans un article du 7 novembre qualifiait l’événement scientifique de « colloque propalestinien à haut risque » et conjecturait « deux journées à tendance pro-Hamas ».
Parallèlement la Licra dénonçait sur « X » « une foire antisioniste », ce qui constitue, au passage, une véritable insulte pour le Collège de France, les organisateurs du colloque et tous les scientifiques qui y participent. L’association saisissait dans la foulée le ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche, Philippe Baptiste, lequel obtempérait en demandant à l’administrateur d’annuler l’événement. Dans un tweet proprement ubuesque, le ministre prétendait « défendre la liberté académique » d’une institution qui doit « être le lieu du débat dans toute sa pluralité, ouvert à tous les courants de pensée, sur tous les sujets ».
Cette annulation est extrêmement grave, pour trois raisons, indépendamment du fait que, s’agissant du Collège de France, cette décision est probablement historique, n’ayant pas d’équivalent depuis le 19ème siècle.
Elle est grave tout d’abord, parce qu’elle bafoue le principe d’autonomie des établissements d’enseignement supérieur qui doivent être protégés par leur direction et leur tutelle de toute pression idéologique extérieure. Au lieu de prendre toutes les mesures utiles à la bonne tenue de l’évènement et à sa sécurisation, les tutelles et le ministre ont lâchement cédé à la pression d’une petite polémique orchestrée par la presse d’extrême droite. Cette lâcheté est une défaite du politique, et une défaite de la pensée. Elle fait un marchepied aux idéologies du pire et renforce par ailleurs la suspicion d’une collusion entre l’État Français et le sionisme.
Elle est grave ensuite, parce qu’elle détruit la liberté académique, et l’une de ses composantes essentielles : la liberté de recherche, la possibilité même de choisir ses objets de recherche, d’en faire un sujet de communication, et le sujet d’un colloque. Interdire le colloque « La Palestine et l’Europe : poids du passé et dynamiques contemporaines », c’est silencier les recherches sur la Palestine après avoir silencié la voix des palestiniens, mais c’est aussi silencier l’Europe, et enfin silencier tout l’enjeu des rapports entre les deux. Une absurdité, une monstruosité, qui s’ajoute à la monstruosité qui a consisté à silencier le génocide des palestiniens. Or, que lisons-nous à la fin de l’argumentaire de ce colloque si important et si nécessaire ? Nous lisons ceci, qui ne plait peut-être pas aux idéologues du pire et à notre ministre :
L’Europe est … prise entre le poids de son héritage colonial et impérial, son identification culturelle avec Israël, la charge représentée par sa culpabilité dans la destruction des juifs d’Europe durant la Seconde Guerre mondiale, l’importance de ses relations économiques, technologiques et scientifiques avec l’État hébreu, la montée de l’indignation d’une partie de son opinion publique, marquée par l’accusation d’apartheid et aujourd’hui de génocide dans la guerre de Gaza.
La question est de savoir si les États européens vont, dans leur grande majorité, reconnaître l’État palestinien et exercer des pressions envers l’État hébreu, en particulier dans le domaine de l’économie, ou s’il s’agit là plutôt de faux-semblants destinés à masquer une impuissance, voire une adhésion, liées à leurs héritages historiques et à leurs engagements géopolitiques.
Un colloque pose des questions, engage une pensée collective, prend des risques, organise une disputatio. Il n’a pas à plaire aux politiques, ni aux associations, ni aux lobbies de quelque nature que ce soit ! Qu’on laisse les universitaires libres de chercher et de débattre, selon les règles académiques en vigueur. Au lieu de cela on les met en danger. Car, en prenant cette décision d’annulation à quatre jours de la tenue de ce colloque, l’administrateur du collège de France, et le ministre avec lui, ne mettent-il pas en danger chacune et chacun de ses participants en les soumettant toutes et tous à l’infecte dénonciation de position « pro-Hamas» propagée par la presse d’extrême droite ? Il est significatif de constater, une fois de plus, que ce sont les bureaucrates et les politiques qui sont les principaux agents de la destruction de la liberté académique.
Cette annulation est grave enfin, parce qu’elle s’opère dans le dévoiement le plus complet de la notion de « neutralité ». Il est en effet singulier d’observer que l’administrateur du Collège de France insiste fortement dans son communiqué sur la neutralité de l’institution. Nous lisons ceci : « le Collège de France tient à rappeler la stricte neutralité de l’établissement au regard des questions de nature politique ou idéologique ». Puis ceci : « Lieu du savoir et de sa diffusion, il ne prône, ni n’encourage, ni ne soutient aucune forme de militantisme ». Le second énoncé formule une défense de l’établissement, mais aussi une critique à peine voilée du contenu du colloque, suspecté de « militantisme ». Or l’administrateur semble ignorer complètement que le principe de neutralité s’applique aux directions d’établissement et aux administrations, et non pas du tout aux chercheuses et chercheurs qui jouissent, en vertu du Code de l’Education, « d'une pleine indépendance et d'une entière liberté d'expression dans l'exercice de leurs fonctions d'enseignement et de leurs activités de recherche ».
C’est ainsi que l’administrateur du Collège de France, et le ministre avec lui, bafouent doublement le principe de neutralité, d’une part en se faisant les relais d’une position idéologique extérieure à l’université, d’autre part en suspectant des scientifiques de bafouer un principe auquel ils ne sont pas soumis. La terrible ironie de cette annulation est la suivante : c’est au nom même de la neutralité que l’administrateur du Collège de France et le ministre auraient dû garantir la tenue de ce colloque. J’ajouterai : et doivent aujourd’hui la garantir. Car nul n’imagine qu’on ne puisse pas revenir sur une décision aussi lourde de conséquences.
Nous savons que renaissent aujourd’hui des régimes politiques qui interdisent les livres une fois qu’ils sont publiés, y compris dans ce qu'on nomme encore les démocraties. Il y a d’autres régimes qui voudraient interdire qu’ils soient conçus, qu’ils soient pensés, des régimes qui voudraient interdire leur existence même. Il convient de bien avoir à l’esprit que lorsqu’on interdit un colloque, on interdit également la parution de ses actes, on interdit les débats, on interdit la pensée, on interdit le public, on interdit la production et la transmission d’un savoir, ce qui est la mission même de l’université.
Pascal Maillard
PS 1 : L'Association pour la liberté académique (ALIA) lance ce jour une alerte qui rappelle ceci : " c’est aux institutions universitaires et aux organismes de recherche et non pas à leurs personnels qu’il revient de respecter les principes de neutralité et de loyauté envers la communauté qu’elles représentent. " ALIA souligne également que "la liberté académique suppose une indépendance des universitaires ainsi qu’une liberté pédagogique et une liberté de recherche qui ne souffrent aucune limitation a priori, sinon celles dictées par l’éthique académique, les textes réglementaires et le principe de collégialité". Sur les principes et enjeux de la liberté académique ALIA renvoie à sa Charte « Pour la préservation et la promotion de la liberté académique » ainsi qu'à la prise de position récente du collectif RogueESR.
PS 2 : Communiqué de presse des organisateurs du colloque : https://carep-paris.org/annonce/communique-de-presse-le-college-de-france-cede-aux-pressions-et-annule-le-colloque-la-palestine-et-leurope/
Communiqué du SNESUP-FSU du 10 novembre 2025 : Le colloque "La Palestine et l'Europe" doit se tenir -