« Et nous voyons maintenant que l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie. »
Paul Valéry, La crise de l’esprit, 1919
La destruction de notre monde, les violences qui le défigurent, les massacres de masse, l’horreur des guerres et des crimes commis, tout ceci met notre humanité devant l’impensable. L’humanisme est-il encore un rempart contre la barbarie ? Qu’est-ce qu’être humain aujourd’hui ? Pour beaucoup, ces questions n’ont plus de réponse. Depuis le 7 octobre, je pense souvent à cette phrase de Paul Valéry, qu'il a écrite à la sortie de la 1ère Guerre mondiale, au tout début de son texte intitulé La crise de l’esprit : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » Mais Valéry témoignait encore dans ce texte, malgré la barbarie de la Grande guerre, d'une foi inébranlable dans la force de l’Intellect. Il n’est pas certain que nous puissions partager cette foi. C’est que nous ne vivons plus aujourd’hui seulement une crise de l’esprit, une crise de l’intelligence critique. C’est l’humanité qui est en crise, et peut-être aussi ce que l’humanisme porte de valeurs et de représentations. L’humanité est confrontée à sa fragilité, à sa mortalité.
L’état de notre monde est un défi pour la pensée. Mais chaque solution envisagée nous semble une utopie abstraite. Ce que l’on nomme par euphémisme le « conflit israélo-paslestinien » et que certains appellent plus justement une guerre de colonisation, illustre dramatiquement notre impuissance à penser des solutions. Que faire pour arrêter cette guerre ? Que proposer ? Une amie - qui devait s’exprimer publiquement sur le sujet - m’appelait récemment pour me demander quelles solutions « concrètes et efficaces » peuvent être envisagées. Nous cherchons et ne trouvons rien d’autre que l’appel au cessez-le feu, au retrait de l’armée israélienne de Gaza, à la fin du blocus et à l’ouverture de négociations pour une solution à deux États. Rien qui dépasse l’incantation. Et aucune voie concrète pour conduire à ces solutions.
Cette impuissance de la pensée et de l’action est encore aggravée par la difficulté à réfléchir collectivement, à accueillir la parole et la pensée de l’autre, à rassembler nos énergies, à les confronter dans l'ordre du discours, à débattre. Les communautés sont fracturées ou se replient sur elles-mêmes. Certains se sont donnés comme règle de ne plus parler de la guerre israélo-palestinienne. On ne veut pas se fâcher avec les amis. J’ai vu des couples exploser sur la question palestinienne, des amitiés se défaire. Bien des silences sont lourds de sens. Quelque chose s’est brisé, dont on craint qu’il pourrait ne jamais être réparé. Dans les familles, dans les relations interpersonnelles et professionnelles, dans le monde culturel et scientifique, dans la politique et le monde médiatique. La possibilité même du dialogue semble s’épuiser. Partout le risque de la dissension, de la guerre.
Le premier agent de cette guerre dans la guerre me semble être l’espace politico-médiatique. Ce qu’est devenue la manipulation réciproque du politique et du médiatique, leur indécente collusion. Combien sont celles et ceux qui ne supportent plus l’instrumentalisation politique de la guerre, le travestissement des faits, l’ignorance des preuves, le déni de l’histoire, l’avilissement éhonté de la pensée à laquelle s’adonnent des politiques et des journalistes qui ouvrent grand les portes au pire des confusionnismes. Que dire de la stratégie obscène qui vise à justifier le massacre des populations palestiniennes ou encore l’insupportable éternité qu’il a fallu avant que certains hommes politiques appellent enfin à un cessez-le-feu ? Voilà où nous en sommes aujourd’hui : le sentiment d’impuissance et le profond dégoût du politique nourrissent aussi bien la guerre que l’indifférence et le renoncement. Il y a des silences qui font autant de bruit que la fureur. Nous ne sommes pas loin d’un profond écœurement pour ce que l’humanité devient. Un dégout pour ce que l’humanité fait à l’humanité. Nous sommes au bord du gouffre.
Face à cela, face à la possibilité de l’irréparable et d’une chute sans fin, que nous reste-t-il ? Il nous reste, je crois, cela qui est au fondement de l’humanité, cette donnée anthropologique simple qui fait qu’un humain est un humain : la parole et la pensée. Ce par quoi Spinoza définissait dans son Traité politique « une vie humaine », ce qui est aussi une définition de l’humanité : non pas « la seule circulation du sang », mais « la raison, la vraie vertu et la vie de l’Esprit ». Donc se parler et exercer notre raison et notre vertu, cette « faculté de penser » à propos de laquelle le philosophe Alain disait qu’elle « ne se délègue point ». Se parler et penser pour recréer du lien. Reprendre langue avec l’autre, quand il ne pense pas comme nous. Il y a un beau mot dans la langue française, un mot très simple et très ancien : c’est le mot « pourparlers ». Dans cette notion de pourparlers il y a déjà le concept ou l’idée de paix. C’est parler en paix, et en vue de penser et de réaliser la paix.
J’exerce ma « faculté de penser » sur un point, un seul, sensible et révélateur de l’impensable que nous traversons : ce que devient l’humanitaire. L’humanitaire est en passe d’effacer l’humanité. Israël met à nu la déréliction du droit humanitaire, comme ce pays a mis à nu la déréliction du Droit international. Jamais l’humanitaire n’est apparu comme une solution aussi fragile. Jamais nous n’avons éprouvé un écart aussi vertigineux, un tel abîme entre d’une part l’agitation effrénée de la communauté internationale pour ouvrir une pauvre et unique frontière à l’aide humanitaire, et d’autre part l’impuissance de la même communauté à mettre fin à l’avalanche de bombes qui s'abat sur Gaza. L’humanitaire est le tonneau des Danaïdes de la guerre. C’est à la guerre qu’il faut mettre fin.
Nous savons depuis les années 1990 que l’humanitaire est directement associé aux interventions militaires du nouvel ordre politique international. Nous savons également qu’il peut servir de prétexte à des guerres préventives ou dites « justes ». Les exemples abondent. Nous savons enfin qu’il est un instrument des politiques coloniales et que le néolibéralisme autoritaire est devenu son meilleur ami et son principal bailleur de fonds. Aujourd’hui il sert d’atténuateur à la violence destructrice d’Israël dans la bande de Gaza. Il la rend acceptable aux yeux qui sont les moins ouverts. Il crée un effet d’effacement. C’est un sparadrap sur un fleuve de sang qui déplace notre regard vers une aide qui sauve certes des vies, mais qui donne aussi une bonne conscience au lieu de traiter la cause véritable du désastre : les bombes qui provoquent le massacre de milliers de civils.
L’humanitaire, pour recouvrer une éthique de l’humanité, doit certainement revenir à ses fondements et dans ses bases : l’indépendance de ses acteurs de terrain, le découplage d’avec tous les pouvoirs politiques et économiques. L’humanité de l’humanitaire est une utopie à repenser et à reconstruire. Une utopie concrète qui nous fait espérer une humanité qui n’aurait plus besoin de l’humanitaire. Une humanité en paix, une humanité sans guerre. Deux peuples qui co-existent pacifiquement, échangent, se parlent, pensent ensemble un avenir possible. Israël-Palestine ; Palestine-Israël. L’humanité, ce serait aujourd’hui de pouvoir porter les deux drapeaux dans une même main.
L’humanité, c’est donc se parler et penser ensemble
L’humanité, c’est reconnaître la valeur de toute vie humaine
L’humanité, c’est être capable de dire sa compassion pour toute victime de violence
L’humanité, c’est refuser d’élever au carré la violence qu’on a subie en la retournant contre tout un peuple
L’humanité, c’est défendre la raison contre la passion, contre les affects et le confusionnisme
L’humanité, c’est penser l’autre, et c’est penser avec l’autre
L’humanité, c’est affirmer que toute identité se construit dans l’altérité
L’humanité, c’est un universel particulier, c’est l’universel dans chaque être humain
L’humanité, c’est la conscience de la proximité du lointain
L’humanité, c’est refuser qu’un massacre efface un autre massacre, c’est refuser qu’une guerre nous fasse oublier les autres guerres
L’humanité, c’est la mémoire de l’humanité et de son histoire - le devoir de mémoire qui est d’abord un devoir de connaissance
L’humanité, c’est lutter contre la haine raciste et antisémite et contre toutes les formes de discriminations
L’humanité, c’est respecter la liberté d’un peuple à choisir son destin
L’humanité, c’est sauver toutes les vies qui peuvent être sauvées
L’humanité, c’est respecter l’accès aux soins, à l’eau, à la nourriture et aux besoins essentiels à la vie
L’humanité, c’est un corps, une voix, un geste, une présence
L’humanité, c’est être avec l’autre, physiquement
L’humanité, c’est être ensemble pour agir
L’humanité, c’est se tenir aux côtés de toutes les minorités opprimées
L’humanité, c’est être un sujet pour un autre sujet
L’humanité, c’est l’éthique avant le politique, c’est l’éthique comme condition et discriminant du politique
L’humanité, c’est inventer un Nous qui contient et dépasse toutes les identités
L’humanité, c’est de penser libre [1]
Pascal Maillard
[1] Ce dernier énoncé est le titre d’un chapitre du livre de Henri Meschonnic Langage, histoire une même théorie, Verdier, 2012. Il s’agit de la reprise d’une communication faite au colloque Qu’est-ce que l’humanité ? qui s’est tenu en 2004 à la bibliothèque de Toulouse. Henri Meschonnic écrit ceci, qui nous donne à penser : « Le problème est de penser les conditions pour que vivre une vie humaine soit une invention de pensée, l’invention de sa propre historicité. Cette invention ne peut avoir lieu que dans et contre le maintien de l’ordre, qui définit le fonctionnement social de la pensée, avec ses effets de pouvoirs. Ce qui signifie aussi nécessairement l’implication réciproque entre penser et être libre : penser, c’est être libre, et être libre, c’est penser. Sinon, il n’y a ni pensée, ni liberté. Mais les diverses soumissions au maintien de l’ordre. » (p. 80).