Nous savons qu’Israël commet chaque jour des crimes contre l’humanité, en toute impunité. Nous savons qu’Israël a rasé les écoles, les universités et les hôpitaux de Gaza. Mais nous savons moins qu’Israël assassine aussi l’art à Gaza. Sous nos yeux. Intentionnellement, en toute conscience et méthodiquement. Ce billet est écrit pour ne ne pas oublier que Fatma Hasonna a été assassinée par Israël, comme tant d’autres artistes, poètes et journalistes. Israël assassine l’art et l’humanité à Gaza. Honte à l’humanité qui laisse faire.
Une commotion. La minute de silence qui suit la projection du film est lourde de larmes retenues. La parole est difficile. Les 250 personnes qui ont assisté ce 24 juin au cinéma Star Saint-Exupéry de Strasbourg à l’avant-première du documentaire de Sepideh Farsi, sont sous le choc. Les gorges sont nouées. Nous ne sommes plus que tristesse infinie, effroi et révolte. Nous avons vécu, pendant 1h50, une part de l’enfer de Gaza. Une part infime et terrible. Nous l’avons vécue à travers un visage, un regard et un sourire, ceux d’une femme palestinienne de Gaza, Fatma, que la cinéaste iranienne a filmés à distance avec son téléphone portable, au fil de conversations vidéo régulières, pendant toute une année.
Fatma Hassona fait partie des 200 journalistes assassiné·es en Palestine. « Fatme », comme l’appellent ses proches, a eu 25 ans au mois de mars de cette année. Elle écrit des poèmes, anime des ateliers d’écriture avec des enfants, distribue de la nourriture quand il y en a. Et elle prend des photos. Elle est photographe. C’est son métier. Elle le fait avec art et passion. Elle le fait aussi pour témoigner. De la vie et de la mort à Gaza. Dès qu’elle le peut, elle sort dans les rues dévastées, au milieu des ruines et des bombes, pour photographier les vies détruites, la survie des gazaouis, parfois une fleur qui pousse dans la poussière grise, les enfants qui jouent, les traces de sang et aussi les cadavres déchiquetés. Une photographie est ancrée pour toujours dans ma mémoire : celle d’un enfant qui nettoie au jet d’eau le sang des membres de sa famille.

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Put your soul on your hand and walk crée un choc par son économie de moyens. L’utilisation d’un téléphone ordinaire crée un effet de réel qui confère une force poignante à ce documentaire et en renouvelle la technique : le rythme et les émotions de la vie, que ce soit la peur ou le lien d’amitié qui se tisse entre la cinéaste et la photographe, passent par une situation aussi banale que celle de deux mains qui tiennent un téléphone portable, de deux êtres qui communiquent et partagent leur vie malgré la distance qui les sépare. Cette distance est dramatiquement redoublée par le fait que ni Fatma, ni Sepideh ne peuvent se rencontrer. Alors que l’iranienne, artiste et militante des droits humains, vit en exil, empêchée de retourner dans son pays, la palestinienne est enfermée dans le sien.
Le film montre avec force à quel point Gaza est devenu un piège, une « boite » comme dit Fatma, dont nul ne peut sortir. Où la mort peut arriver à chaque instant. Nous entendons Fatma dire dans le film l’un de ses poèmes, qui contient le vers suivant : « Peut-être que j’annonce ma mort maintenant ». La mort est toujours imminente à Gaza. Elle est de chaque instant. Les palestinien·nes ont le choix entre trois formes de mort, dit Fatma : mourrir sous une bombe, mourir de peur ou mourir de faim.
Mais cette mort est aussi traversée, surmontée par l’espoir et le courage. Le film de Sepideh Farsi a la beauté des photographies de Fatma. Il est beau de cette vie forte et fragile qui traverse l’horreur du quotidien et invente un espoir dans les petites choses de la vie. Beau par le courage des palestiniennes et des palestiniens. Beau de la beauté d’un visage qui vient vers nous. Beau de la beauté d’un sourire inoubliable d’une femme qui survit au milieu de la barbarie. Un sourire sauvé de l’effacement de nos mémoires.
La cinéaste a fait le choix de ne pas montrer les photographies les plus dures de Fatma. À l’exception, à la fin du film, d’une main nue séparée de son corps, qui devient le symbole d’une main adressée, peut-être d’une main tendue vers nous, vers une humanité qui semble s’être absentée. Cette main devient alors le symbole de Fatma elle-même, assassinée avec toute sa famille le 16 avril dernier, un jour après l’annonce de la sélection du film de Sepideh Farsi au festival de Cannes. Assassinée par un missile guidé et programmé pour tuer Fatma (voir la vidéo ci-dessous).
Cette main, comme le film de Sepideh, comme toute l’œuvre photographique de Fatma, sont devenus pour moi les symboles de l’art assassiné. L’armée d’Israël sait que la photographie, comme le cinéma et la poésie, peuvent devenir des moyens de résistance. Fatma parlait de son appareil photo comme d’une arme. Son art n'en finit pas de montrer ce que le pouvoir cherche à effacer. Il montre l’effacement lui-même. L’art, c’est le pouvoir mis à nu. L’art photographique de Fatma Hassona, l’art cinématographique de Sepideh Farsi, c’est le génocide mis à nu.
Jamais nous n’oublierons le courage de Fatma qui marchait dans les rues de Gaza, le cœur dans la main. A nous maintenant de marcher pour Gaza, avec Fatma dans notre cœur et notre cœur dans nos mains.
Pascal Maillard
PS : Il sera possible de voir cet été des expositions des photographies de Fatma Hassona dans plusieurs villes de France. Le film de Sepideh Farsi Put your soul on your hand and walk sortira le 24 septembre. Le dossier de presse peut être téléchargé ici. Il faudrait organiser le plus d'avant-premières possibles. Ce film devrait être projeté partout. Pour d'autres liens voir ceux proposés dans les commentaires par TOUSSAINT973. Je recommande particulièrement la vidéo de A l'air libre en présence de Sepideh Farsi et Yunnes Abzouz. Le compte Instagram de Fatma Hassona est ici. On peut y voir de nombreuses photos. Un hommage sera rendu à Fatma Hassona en présence de Sepideh Farsi lors de la conclusion de cet événement organisé le 9 juillet à Paris par Mediapart.