« Insoutenable » : qu’on ne peut admettre, ni justifier, qu’on ne peut supporter. Après un premier volet sur la crise financière des universités, complété ici pour SLU, je montre que le choix de Geneviève Fioraso comme ministre ainsi que ses premières orientations et décisions politiques définissent un continu idéologique fort entre les politiques de droite et celles des socialistes au pouvoir. Au moment même où la ratification par le parlement du TSCG nous annonce une politique d’austérité sans précédent, la politique socialiste en matière d’enseignement supérieur et de recherche négocie son virage de la rigueur et présente un budget 2013 en trompe-l’œil.
Certes, il faut reconnaître que quelques petites choses ont changé depuis mai dernier. Mais ce changement est d’abord dans la communication, pour ne pas dire dans l’affichage, l’incantation et le faux-semblant. La ministre a pris soin, dans de multiples entretiens, d’affirmer son souhait de rétablir la confiance et le dialogue, et de promouvoir ce qui a fait tant défaut lors du précédent quinquennat : la concertation. C’était effectivement urgent et nécessaire. Les Assises de l’Enseignement supérieur et de la recherche établissent le cadre national et territorial d’une large consultation de la communauté scientifique en vue de produire une nouvelle loi-cadre. Mais il est à craindre, nous le verrons dans un troisième volet, que ces Assises ne soient qu’un artifice de consultation et de quête d’un consensus, une réponse à une commande idéologique et un habile paravent pour valider des mesures déjà écrites, les vendre en douceur et parachever ainsi les réformes engagées par la droite. Car les premières décisions prises par la ministre ne témoignent en rien d’un infléchissement significatif de la politique de l’ESR. Avant d’analyser quelques traits saillants du discours de la ministre et ses premières décisions, il convient de camper le portrait de l’hyper-active Geneviève Fioraso.
Une Ministre au service de l’industrie et de l’innovation technologique
Si l’on s’en tient aux premiers mois de ce gouvernement socialiste, c’est bien le choix même de Geneviève Fioraso comme ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, et le choix aussi de ses conseillers et de son directeur de cabinet, Lionel Collet, ancien président de la CPU (Conférence des présidents d’université), qui avaient constitué le premier signal d’une continuité forte avec les réformes imposées par la droite néo-libérale. Un entretien avec Philippe Aghion, conseiller officieux de la Ministre et auteur d’un rapport sur la politique d’excellence remis en 2010 à Valérie Pécresse, a donné le « la » de la continuité : « La concurrence pousse à l’excellence », affirmait-t-il. Il n’est pas venu à l’esprit de notre éminent conseiller que ce sont bien plutôt la politique d'excellence et son idéologie pauvre et délétère qui poussent à une concurrence débridée entre établissements, laboratoires et chercheurs et qui détruisent la collégialité et l’esprit de coopération qui prévalaient jusque là dans le service public d'enseignement et de recherche. On peut lire ici le très bon commentaire d’un chercheur en réaction à l’entretien donné par Philippe Aghion à Mediapart.
Mais pourquoi diantre avoir fait le choix de Geneviève Fioraso comme ministre ? Elle est certes titulaire de deux maîtrises (anglais et économie) et a enseigné trois ans dans le secondaire, mais elle connaît bien peu l’université de l’intérieur. Certains imaginaient à ce poste un universitaire ou un chercheur chevronné, avec un minimum de recul critique par rapport aux réformes Sarkozy, un Bertrand Monthubert par exemple, qui prit en son temps des positions louables contre la politique de Pécresse-Sarkozy et qui avait une expertise certaine sur l’université, sinon quelques convictions de gauche. Mais non, bien sûr, il fallut choisir dans le vivier parlementaire une ex-proche de DSK, acquise aux vertus de l’autonomie, de l’excellence et des liens étroits entre l’industrie et la recherche publique.
De fait, Geneviève Fioraso est avant tout une femme politique qui connaît excellemment le monde de l’entreprise, les problématiques de l’innovation et le domaine des nouvelles technologies. Fondatrice avec Michel Destot, maire de Grenoble, d’une start-up du CEA, Corys, passée par le marketing de France Télécom, puis PDG de la société d’économie mixte Minatec Entreprises spécialisée dans les micro et nano-technologies, Geneviève Fioraso avait presque un profil pour devenir Ministre du redressement productif, ministère occupé par la défunte caution de gauche du gouvernement, Arnaud Montebourg. Sans entrer dans diverses polémiques qui ont agité la politique grenobloise (voir ici une analyse utile), soulignons quand même que Geneviève Fioraso est l’auteur d’un rapport parlementaire sur la biologie de synthèse, un secteur d’avenir pour la recherche scientifique dont les enjeux industriels et sociétaux sont aussi importants qu’ils peuvent être controversés (voir ici, par exemple).
Ne feignons pas la naïveté : dans la logique toute libérale qui est celle de ce gouvernement, la nomination de Geneviève Fioraso est un choix qui a le mérite de la clarté et de la cohérence idéologique. Elle sera une ministre très efficace de la recherche et de l’innovation technologique, domaine qui nourrit l’essentiel de ses entretiens. Pour l’enseignement supérieur, il nous faudra certainement compter sur les membres de son cabinet qui comprend heureusement quelques universitaires, mais les plus politiques et les plus puissants d’entre eux : des anciens présidents d’université qui ont participé, plus ou moins activement, à la mise en place des réformes Pécresse-Sarkozy. La CPU constitue aujourd’hui un puissant lobby, certains diraient un MEDEF bis, depuis que les présidents sont devenus, comme leur ministre, des chefs d’entreprise.
Le cabinet de la ministre constitue une « Dream Team » de l’excellence et de l’innovation. Cabinet très masculin, puisqu’il comporte 12 hommes, pour seulement 3 femmes, dont aucune n’occupe de poste vraiment stratégique ou de premier plan. Mauvais signe pour une équipe qui pouvait atteindre facilement la parité, et alors que par ailleurs la ministre veut encourager « les jeunes, en particulier les filles, à se diriger vers des carrières scientifiques et technologiques ». Au passage, la liste des rapporteurs territoriaux des Assises comporte 5 femmes sur 26 membres. Les socialistes ont décidément bien du mal avec la parité, surtout dans des structures qui ont une petite visibilité médiatique.
La Ministre dans le texte
Passons à quelques éléments d’analyse du discours. Geneviève Fioraso parle beaucoup. Au point que certains ont eu la bonne idée de la circonscrire par des florilèges de citations. Voir ici « Fioraso de A à Z » par Henri Audier. C’est éloquent. Mais la ministre ne parle qu’assez peu de l’université et de son fonctionnement. Conformément à sa formation et à ses centres d’intérêt antérieurs, elle concentre sa réflexion sur la recherche, plus précisément sur les liens entre la recherche et le monde de l’entreprise, et sur l’innovation industrielle. Ainsi, dans un entretien du 30 août à L’Usine nouvelle, elle dit vouloir « pousser les feux sur la recherche technologique au niveau national et la rendre visible aux PMI ». Le cœur de l’innovation est pour elle l’entreprise et l’université gravite autour de ce centre. Elle souhaite des « inventions immédiatement transférables à l'industrie comme celles que développent le CEA ou l'Inria ». Son modèle reste donc le CEA, et les Etats-Unis. Son maître en la matière est Michel Destot, maire de Grenoble, qui dans une publication marquée au fer rouge de l’idéologie libérale-socialiste entend créer en France un « continuum enseignement supérieur-recherche-industrie ».
Le nœud gordien de la stratégie de recherche est pour Geneviève Fioraso le transfert, la valorisation. D’où un soutien aux SATT (Société d’accélération du transfert technologique) et à leur multiplication, alors même qu’elle critiquait encore au mois de juin, devant le CNRS, ces sociétés de statut privé qui pillent la recherche universitaire en privant les établissements d'importantes sources de revenus. Pour ce qui est de la politique d’excellence, sa critique porte sur l’empilement des structures, l’illisibilité de la recherche française pour les entreprises. Mais quand le sujet est évoqué par la ministre, c’est l’exemple du Plan Campus qui est immanquablement dans sa bouche, pour critiquer les défauts de financement par le précédent gouvernement, mais sans rien proposer pour débloquer les crédits du Grand Emprunt.
Dans d’autres entretiens Geneviève Fioraso valide amplement la politique d’excellence. On peut lire ici un soutien fort aux pôles d’excellence : « Notre objectif est d’organiser, à l’image de l’agglomération grenobloise ou Lyon-Saint Etienne, des pôles de recherche d’excellence ». Elle souhaite « des pôles d’excellence forts qui irrigueront l’ensemble du territoire ». La régionalisation de l’ESR est bien sûr au cœur du dispositif socialiste, ce que le déroulement des Assises territoriales ne cesse de confirmer. Dans Mediapart la ministre s’exprime encore en usant abondamment du lexique bien connu de l’excellence, doxa popularisée par la droite, mais à laquelle les socialistes se sont dès longtemps convertis : « niches d’efficiences », «indicateurs », "mutualisation", « redéploiements », « ingénierie » etc. Et si l’offre de formation des universités doit être plus lisible, c’est d’abord « pour les entreprises ». Il en découle la nécessité de réduire de façon drastique le nombre des diplômes. Ce à quoi concourra la politique d’austérité et de non-refinancement volontaire des universités.
Il faut cependant concéder que la ministre émet le souhait de sortir de la logique de concurrence entre les pôles d’excellence : « Loin de privilégier la concurrence frontale entre ces pôles, nous préférons jouer l’intelligence collective, et le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, « version Hollande », privilégiera toujours, je m’y suis engagée, la coopération à la compétition. » Toute la question est de savoir comment la ministre impulsera cet esprit de coopération en maintenant les structures existantes. Il apparaît assez clairement que Geneviève Fioraso a adopté une stratégie de communication qui repose sur deux discours parallèles, témoignant d’une contradiction flagrante : nous allons consulter, discuter, apaiser les tensions, rétablir les coopérations dynamiques, mais nous maintenons les structures existantes. Autrement dit : « Je suis ouverte au dialogue mais rien ne changera ». Et la preuve se trouve dans les premières annonces de la ministre.
Des annonces en trompe-l’œil et des mesures inefficaces
Les annonces et les positions prises récemment par la ministre nous promettent un simple toilettage des réformes antérieures, une poursuite et même une accélération des politiques mises en œuvre par les gouvernements précédents : maintien du cadre de la loi LRU, maintien de l’ANR et de l’AERES, et ceci contre les demandes majoritaires des organisations syndicales et des associations, et malgré la position très critique de l’Académie des Sciences (à lire ici) à l’endroit de cette fort coûteuse Agence d’évaluation, soutien à la politique d’excellence, critique superficielle et en définitive validation de la mise en place des SATT qui privatisent la valorisation de la recherche, etc. La chose est entendue et elle suffit amplement à valider la thèse d’une insoutenable continuité politique. Mais depuis quelques semaines il y a infiniment plus grave, en matière budgétaire, d’offre de formation et de créations de postes. Les trois questions sont étroitement liées.
Alors que le budget 2013 de l’ESR a été dévoilé et que selon des premières analyses il ne permettra aucun rattrapage (voir Henri Audier ici ou Pierre Dubois là), la ministre n’entend procéder à aucun refinancement des universités en déficit. Elle avait déjà annoncé que seuls des redéploiements entre établissements étaient envisagés, mais dans un entretien au Monde (voir ici), elle dit étudier une mesure qui serait lourde de conséquences : « La LRU oblige les établissements à avoir un mois de fonds de roulement, comme d’ailleurs tous les établissements publics. Cela n’a pas de sens, étant donné que le paiement des salaires, le premier poste de dépense, est assuré par l’Etat. L’idéal serait que les universités puissent diminuer ce seuil pour avoir un peu plus de marges de manœuvre. Nous travaillons en ce sens avec Jérôme Cahuzac, mon collègue du budget ». Autrement dit, la ministre préconise que les universités puissent grever davantage leurs budgets en prélevant encore sur leurs réserves prudentielles. Cette piste, littéralement insoutenable, revient à envoyer aux universités un message irresponsable : continuez à vous endetter. Alors que les universités ont besoin de reconstituer leurs réserves pour reprendre une politique d’investissement, nous découvrons une ministre qui propose comme solution principale à leur crise financière un projet de déréglementation de la limite plancher des fonds de roulement. Cette proposition est d’autant plus ubuesque que de l’argent pourrait être rapidement disponible en redéployant une partie des crédits du Grand emprunt vers la MIRES ("Mission interministérielle Recherche et Enseignement supérieur" qui regroupe l'ensemble des crédits pour la recherche et les formations supérieures) et en abondant les budgets récurrents des universités. La rigueur et l’austérité servent de prétexte pour ne pas utiliser des moyens financiers qui sont pourtant disponibles.
C’est à se demander si nous n’avons pas affaire en définitive à une politique volontaire d’asphyxie financière des universités – ou du moins son habile prolongement - afin de provoquer un dégraissage massif des offres de formations. La ministre ne cesse en effet de clamer à tout-va qu’il y aurait trop de diplômes, trop de licences, trop de master. Toujours dans son entretien au Monde, la ministre dit ceci : « L’offre de formations des universités est pléthorique et donc peu lisible : il y a 3 300 intitulés de licence et 6 600 de Master. Une simplification est nécessaire. Mais elle devra être réalisée par les universités elles-mêmes ». Le message est clair : faites le sale boulot vous-même, en dehors de tout cadrage national. Je ne reviens pas sur le massacre actuel des offres de formation, sujet que j’ai traité dans mon premier volet. Mais il y a de bonnes raisons de croire qu’au moment où les universités finalisent leur prochain plan quinquennal (2013/2017) une pression financière supplémentaire est particulièrement bienvenue pour revoir à la baisse la voilure des offres de formation.
Enfin la « bonne nouvelle » des 1000 créations de postes pendant cinq ans risque de n’être qu’un trompe-l’œil. D’une part ces créations ne feront que compenser le millier – et plus - de postes gelés par les établissements en raison de leur situation financière. D’autre part cette mesure ne répond pas à l’urgence de revoir les modalités d’attribution des moyens aux universités et de pourvoir les établissements en postes d’enseignants-chercheurs et de personnels administratifs. Car il est quasiment assuré que ces nouveaux postes seront fléchés vers le premier cycle et consisteront pour une bonne part en emplois de professeurs de statut second degré (PRAG). Cette décision est d’ailleurs congruente avec le projet de plan « -3 +3 » que la ministre est en train d’élaborer avec Vincent Peillon et que les socialistes cherchent en ce moment même à populariser dans les Assises. Le danger majeur de ce continu fort entre le lycée et l’université est bien sûr de couper les licences de leur adossement à la recherche. Mais il est vrai que le député UMP Benoist Apparu avait jadis lancé les bases de cette réflexion. Une insoutenable continuité.
à suivre...
Pascal Maillard