« Le monde au défi » – 3 questions à Hubert Védrine
Ministre des Affaires étrangères de 1997 à 2002, Hubert Védrine est le fondateur d’Hubert Védrine Conseil, cabinet de conseil en stratégie géopolitique. Il répond à mes questions à propos de son ouvrage, « Le monde au défi », aux éditions Fayard.
Pourquoi remettez-vous en cause le concept fourre-tout de « communauté internationale » ?
Je ne remets pas en cause le concept de « communauté » internationale. Je fais simplement remarquer que c’est un objectif, pas encore une réalité. Les valeurs occidentales, devenues universelles selon nous à partir de la sécularisation de valeurs chrétiennes au XVIIIe siècle, sont encore contestées dans certaines parties du monde malgré la Déclaration Universelle des droits de l’Hommes et les proclamations aussi magnifiques que le préambule de la Charte des Nations unies. Même si c’est un prétexte, l’origine occidentale de ces divers textes suscite parfois une forme de rejet quasi-automatique.
Certes, la mondialisation a été enrichissante, au sens propre du terme, mais elle a également été déstabilisante. Tandis que les populations les plus pauvres des pays dits « en voie de développement » sortaient de la misère par millions, les classes moyennes occidentales voyaient leurs acquis être menacés par cette mise en concurrence généralisée. Ces bouleversements n’ont pas permis de créer un authentique sentiment de lien entre les différents peuples de la planète, exception faite des professionnels de l’international, des fonctionnaires internationaux, des spécialistes financiers ou encore les agents des compagnies aériennes, une infime pellicule.
Dès lors, qu’est-ce qui pourrait créer un véritable lien entre les différentes communautés peuplant la terre ? À mon sens, cela ne pourrait être que la prise de conscience progressive de l’intérêt vital commun qu’ont tous les peuples à préserver l’habitabilité de la planète. Cela peut paraître lointain et abstrait, voire grandiloquent, comparé aux préoccupations urgentes des gens, qu’elles soient sociales, identitaires ou sécuritaires, et il est évident que le chemin de la prise de conscience sera long. Mais il y a là, à mon sens, une nécessité scientifique et une véritable perspective historique.
Vous dénoncez « l’universalisme auto-décrété » du monde occidental. De quoi s‘agit-il ?
Le monde occidental est largement issu de ses racines chrétiennes, même si certains ont du mal avec cette évidence historique. Quand saint Paul obtenu que le message des premiers chrétiens ne s’adresse pas seulement aux Juifs mais également aux autres peuples, romains, grecs ou encore païens, l’Eglise s’est inscrite dans une dynamique missionnaire universelle (« catholicos ») qui court encore aujourd’hui dans nos raisonnements sous des incarnations différentes. Si une partie des populations occidentales estime ne plus avoir de lien avec la chrétienté, ce prosélytisme demeure fortement ancré dans nos modes de pensée. Les Occidentaux estiment être investis d’une mission, qu’elle soit évangélisatrice autrefois ou droit de l’hommisme aujourd’hui. Beaucoup de peuples dans le monde ne partagent pas ce genre d’ambitions et recherchent uniquement pour eux la prospérité et la sécurité.
L’universalisme occidental, qui peut sembler au demeurant bien intentionné puisqu’il s’agit de répandre des valeurs nobles auxquelles on croit, est également teinté d’une forme d’impérialisme naturel, comme s’il revenait à l’Occident de répandre la lumière sur l’ensemble de la planète. Le monde occidental n’est jamais tout à fait sorti de cette contradiction et cela transparait dans son rapport au monde. Les politiques étrangères, occidentales, américaines et françaises notamment, sont partagées entre la nécessité de traiter avec les puissances extérieures et la volonté de changer le monde.
Cette oscillation est historiquement enracinée dans la culture occidentale. Les idées du président Wilson, pour transformer le monde l’ont illustré depuis un siècle, mais le réalisme revient toujours à un moment donné surtout maintenant alors que les occidentaux ont perdu le monopole de la puissance. L’exercice qui s’impose aux Occidentaux au XXIe siècle est donc d’admettre, tout en restant profondément attachés et convaincus de la validité de leurs valeurs, que le temps du messianisme est révolu. Sauf exception, il n’est plus possible de dicter la vision occidentale au monde en s’appuyant sur l’ingérence et la coercition. Cette approche est au bout du rouleau.
En revanche, je crois beaucoup au développement des valeurs démocratiques et des droits de l’Homme du fait de la dynamique interne de chaque société. Même dans les pays qui paraissent en être les plus éloignés, en termes d’ouverture au monde, de développement ou de liberté d’information, on perçoit une exigence et une demande populaire grandissante en faveur des droits de l’Homme. Je suis donc optimiste sur ce plan. On doit l’encourager mais tout ne dépend plus de nous, quelle que soit la sincérité de nos émotions.
Vous souhaitez un « processus systématique d’écologisation ». Êtes-vous devenu écologiste ?
J’ai toujours été sensible aux problématiques écologiques. Je n’ai simplement pas eu souvent l’occasion de m’exprimer sur le sujet qui ne constitue pas le cœur de mon activité et de mes réflexions. En j’ai regretté la forme gauchiste et sectaire adoptée par l’écologie politique notamment en Europe et en France. Occasions gâchées ! En plus ne jouer que sur l’angoisse décourage les gens et répand le sentiment qu’il est impossible finalement de transformer les modes de vie de milliards de personnes. Ce n’est pas mon approche.
En revanche, je suis convaincu que le monde fait face à un compte à rebours écologique, du fait de l’effondrement de la biodiversité, comme des pollutions, les nuisances et le réchauffement climatique, multiplié par la démographie. Il faut prendre la mesure de ce risque réel et y répondre par une politique d’écologisation systématique.
J’emploie le terme « d’écologisation » pour montrer que c’est un processus qui s’inscrit dans la durée, au même titre par exemple que l’industrialisation qui ne s’était pas produite du jour au lendemain. De nouveaux procédés sont découverts chaque jour. Les produits très polluants utilisés en matière de production agricole sont aussi voués à être remplacés. De même, en matière de construction, on est déjà capable d’édifier des bâtiments à énergie positive. Etc.
Il va y avoir des bouleversements immenses dans les décennies à venir, stimulés par les mondes économiques et financiers dont une partie anticipe cette dynamique et a capté l’intérêt qu’il y a à se positionner sur le secteur de la compétitivité écologique. Le processus d’écologisation va s’accélérer. Dans cette optique, il ne faut pas opposer un comportement écologique pur, à l’image de sectes essayant de vivre en harmonie totale avec la nature, et un « Système » entièrement mauvais condamné à ne jamais évoluer. Le système économique et financier a commencé à évoluer et à intégrer la rentabilité d’un investissement écologique pour assurer le profit de demain. Je crois donc que nous sommes à la veille d’un grand changement, et je développe le concept d’écologisation dans « Le monde au défi » pour qu’on l’assume activement.