Alain Badiou a raison : « Ce sont les Rouges qu’il faut faire revenir ». Les Rouges : c’est-à-dire, remettre au centre du débat démocratique le cœur véritable du dissensus politique : la question de la répartition des richesses et la critique de l’accaparement capitaliste. Refuser que la politique soit confisquée au profit d’un affrontement entre croyants et non-croyants ou « laïcs ». Mais le « communisme » dont à la fin de mon livre, j’assume l’héritage, doit rompre sans équivoque avec le « totem » unanimiste, millénariste et « universaliste », et au bout du compte stalinien et totalitaire, proposé par le philosophe.
Deux précisions préliminaires : 1. Je ne parle pas au nom des Rouges : seulement riche de la traversée de « notre histoire » racontée dans mon roman. 2. Les points de convergences entre le coup de colère d’Alain Badiou et ma propre analyse sont nombreux : au mot près, la description du caractère nihiliste, fasciste, antisémite des meurtres de Charlie Hebdo et de la Porte de Vincennes ; le refus de l’unanimisme « Charlie » et de l’injonction autoritaire à s’y rallier (injonction policière – jusqu’à convoquer au poste un enfant de huit ans !) ; et surtout, refus de l’embrigadement dans la « guerre contre l’Islam ».
Le point fort de cette convergence est de considérer qu’en effet ces crimes fascistes n’ont été commis au nom de la religion que d’une manière « factice » et frauduleuse, et qu’ils sont en réalité « nihilistes ». Il est important de dire que la croyance religieuse n’est pas en soi une antidote au nihilisme et à la passion de l’éradication meurtrière. Inutile d’épiloguer : il suffit d’évoquer le très français massacre de la Saint Barthélémy est là pour s’en convaincre.
Il est plus important encore de souligner (les voix sont plus rares à le faire) que l’unanimisme « républicain laïc » ne garantit pas non plus contre le racisme d’état (qu’on se renseigne sur la vie quotidienne dans les colonies françaises et les mesures antisémites du gouvernement Pétain), ni contre l’absurdité du massacre de masse : la commémoration récente de la catastrophe humaine et politique qu’a été la Guerre de 14 aurait pu à cet égard nous rafraîchir la mémoire.
D’accord encore avec le fait que le slogan de la « République démocratique et laïque » s’étant également déconsidérée gravement par les criantes inégalités sociales (et les discriminations ethniques), on puisse lui préférer l’expression de « démocratie sociale ». Quant au laïcisme de l’Etat, il est pertinent quand il permet d’organiser un espace de convivialité entre les diverses croyances religieuses et philosophiques (y compris l’athéisme ou l’agnosticisme), il le devient moins lorsqu’il s’agit de promouvoir une morale d’état « laïque ». Comment à la fois fustiger les théocraties et considérer que tous les citoyens d’une République doivent partager la même « morale » ? La loi et le droit me paraissent en République les seules expressions légitimes du consensus démocratique forcément historique : la représentation nationale (les députés élus au suffrage universel) peut les modifier.
Pourtant, contre les anarcho-syndicalistes révolutionaristes dans la lignée desquels Alain Badiou veut se placer, et avec Jaurès et Camélinat, tous deux députés de la Troisième République, le second ayant bénéficié de l’ « amnistie des communards » obtenue par Clémenceau, je crois qu’il est essentiel de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain sanglant dans lequel il a jusque-là nageoté. Ce n'est pas parce que la Troisième République a assassiné les communards, qu'il ne fallait pas tenter de la transformer en tribune du mouvement ouvrier, comme Jaurès et Camélinat, tous deux députés, l’ont fait ; ce n'est pas parce que la république sombre sur deux fronts en 14, le front colonial et la guerre inter-oligarchique, qu'il faut la leur laisser ; l'unanimisme de 14 (comme celui de Charlie) est la négation de la démocratie, comme l'est la gouvernance autoritaire des colonies. Ce n'est pas pour autant qu'il faut renoncer à en faire la seule scène possible à se réapproprier, en en défendant le cœur battant : le dissensus social.
Second désaccord avec Badiou : ce n'est pas le dissensus des identités et contre-identités nationales qui produit la guerre, mais l'unanimisme "national" ou théocratique, lequel se veut, comme le communisme du philosophe, universel, "catholicos", quelle que soit la couleur sécularisée ou non, de sa religion : c'est-à-dire impérialiste. Le philosophe met dans le même sac des « identités factices » Certes il est juste de dire le nihilisme fasciste de prétexte religieux, national ou raciste, aussi bien que son ennemi auto-proclamé, la démocratie occidentale, servent tous deux les intérêts d’oligarchies plus ou moins locales, s’adossant aux particularités historiques des peuples pour assurer partout plus efficacement le même accaparement du pouvoir politique et des richesses.
Ce ne sont pas les « identités » qui sont factices, mais le caractère antidémocratique et antisocial de l’unanimisme « national » ou « occidental » ou ethno-religieux, qui sert partout, selon des modalités plus ou moins autoritaires, les mêmes intérêts d’accaparement par quelques-uns des richesses communes.
Mais j’en arrive à mon désaccord essentiel : il est pour le moins étrange de souhaiter les fausses contradictions de ces unanimismes hégémoniques dans un unanimisme supra-hégémonique : le communisme universaliste internationaliste, réconciliant l’humanité avec elle-même dans une Unité extatique débarrassée enfin de la guerre des « identités » et « contre-identités ». Je cite et souligne en gras : « Il en ira ainsi tant que l’universalisme vrai, la prise en main du destin de l’humanité par l’humanité elle-même, et donc la nouvelle et décisive incarnation historico-politique de l’idée communiste, n’aura pas déployé sa neuve puissance à l’échelle mondiale, annulant au passage l’asservissement des Etats à l’oligarchie des propriétaires et de leurs serviteurs, l’abstraction monétaire, et finalement les identités et contre-identités qui ravagent les esprits et en appellent à la mort ». Badiou en appelle à « une politique neuve, qui ne se réfère à aucune identité (« les prolétaires n’ont pas de patrie ») et prépare la figure égalitaire d’une humanité s’emparant enfin de son propre destin ».
Reprenons. Qu’est-ce que le fascisme : l’unanimisme fantasmé d’un « corps national » qui doit faire bloc contre ses ennemis et éradiquer en son sein les déchets, les scories des « corps étrangers ». Qu’est-ce que la démocratie ? La possibilité du dissensus : c’est-à-dire l’expression libre et contradictoire des intérêts et des « identités » multiples, complexes, diverses, antinomiques que les citoyens sont libres de revendiquer, qu’ils sont libres aussi de renier, de mêler, de critiquer. La liberté démocratique consiste à transformer en « guerre des mots » les contradictions qui diriment le corps social, et en priorité celle qui oppose les accapareurs de richesses aux spoliés (salariés, paysans sans terre, émigrés, minorités de ethniques ou sexuelles. Qu’est-ce que la politique ? La guerre rhétorique d’influence que se mènent les partis constitués à partir de ces contradictions. Qu’est-ce que la guerre ? Le remplacement de l’affrontement verbal (dont le seul interdit est le passage à l’acte violent et le meurtre) par la violence générale légitimée par l’état, et retournée contre un ennemi extérieur.
Qu’est-ce qu’ont en commun le fascisme et la guerre ? La disparition de la politique et de la possibilité du dissensus : l’unanimisme national.
Or que propose Alain Badiou sous le nom de « communisme », sinon un unanimisme planétaire ? Grâce à une répartition juste des richesses à l’échelle internationale, nationale, individuelle, les « identités » et les contradictions d’intérêt disparaitraient par enchantement : mais qui peut sérieusement croire à cette fable pour les petits enfants, à cette fin de l’histoire forcément totalitaire ?
Contre le nihilisme fasciste, il faut défendre non un millénarisme communiste unanimiste (qui est tout aussi fasciste et nihiliste) mais le dissensus démocratique, non l'éradication autoritaire des identités, mais leur approfondissement jusqu'à cette complexité sensible qui est seule capable de les transcender autrement que par la guerre : la singularité des êtres.
La seule possibilité qui nous est donnée de faire avancer la lutte contre les inégalités de richesses et la paix, est au contraire de défendre la liberté démocratique et la politique, c’est-à-dire de favoriser un espace d’expression pluraliste des dissensus contre tous les unanimismes fascistes : expression artistique, littéraire, philosophique, religieuse et partisane (les partis politiques et autres rassemblements plus ou moins pérennes). La caricature vulgaire que pratique Charlie Hebdo en fait partie, La Pucelle d’Orléans aussi : on peut les détester, on n’a pas à les interdire. Même chose pour les signes religieux et autres modes vestimentaires : croix, kippa, voile. Je précise que j’ai toujours été contre la double discrimination à l’égard de femmes voilées qu’est leur exclusion de l’espace public : pour avoir eu des élèves dans ce cas à l’IUT du Havre, je sais que si leur attitude vestimentaire est souvent subie (pas toujours), leur exclusion est un renvoi plus violent encore à l’espace domestique ; ces femmes sont prises dans un véritable double bind entre contrainte familiale et sociale, et il est absolument remarquable que les conflits à ce propos soient aussi réduits en nombre et génèrent aussi peu de situations tragiques.
Si le défilé du 11 janvier était inquiétant, c’était précisément parce que sous couvert de « liberté d’expression », il menaçait de fait (par son caractère de participation massive) l’expression vitale et démocratique du dissensus – lequel risquait en plus de désigner un épouvantail commun : le « musulman fanatique ». Sur ce point, encore une fois, plein accord avec Alain Badiou. Et plein accord pour faire le constat de faillite de l’école républicaine (au passage, tout le monde connaît la solution, et les profs mieux que les autres : dédoublement des classes « difficiles », 12 élèves maximum ; c’est un autre débat).
Suggérer que c’est le pluralisme des identités qui conduit à la guerre (elle a lieu dès que deux individus conversent, et on se tue finalement assez peu), c’est au fond rejoindre l’unanimisme « laïc » : heureusement, Alain Badiou détruit cette aporie de son raisonnement (s’opposer à l’unanimisme républicain en en reconduisant les présupposés à un autre niveau : international) en affichant sa « foi » communiste, avec un panache aussi élégant que provocateur qui force mon respect, voire ma tendresse.
Je le rejoins volontiers sous « notre » drapeau (rouge), mais j’aimerais qu’il reconnaisse que son communisme, comme le mien, est une « foi ». Il est douteux que le philosophe accepte. Son paulinisme très abstrait l’en éloigne davantage que certains pensent : il faut préciser que j’entends par « foi » un pari et un excès, dont je n’attends pas qu’ils puissent se justifier rationnellement. Certes la promesse d’une humanité réconciliée et garantissant à chacun selon ses besoins, n’exigeant de chacun que selon ses forces, ne doit pas cesser de guider le combat des communistes pour arracher plus de justice – à condition de savoir que, comme disait mon grand-père, « c’est pas demain la veille ». L’histoire, comme le temps, comme le désir, ne s’arrête jamais. Autrement dit : la lutte pour la dignité de chacun est un interminable combat, aussi interminable que la volonté d’accaparer richesse et pouvoir. Autrement dit, le communisme est moins une idée régulatrice qu’une passion déraisonnable – une passion déraisonnable comme l’amour. Déraisonnable comme la haine des nihilistes tueurs – mais s’opposant à elle terme à terme, comme la pulsion de vie à la pulsion de mort. Que l’une et l’autre pulsion se mêlent : ce devrait être tout le travail des observateurs que nous sommes de tous, d’inlassablement discriminer, distinguer, opposer, séparer, les forces vitales des forces mortifères pour tenter de favoriser les premières.
Il faut aller jusque-là pour se donner une chance de combattre le nihilisme fasciste, religieux ou pas. Reconnaître en soi la « foi » à l’œuvre, et l’assumer comme ce qui est capable de déjouer tous les calculs, et les assignations au calcul. Comme ce qui desserre l’étau rationaliste de la conception économiste de l’existence, dans une danse dialectique sans résolution avec le souci pratique de la survie. Comme une dépense sans but, comme une fête.
Le communisme se garantit contre la tentation totalitaire (l’unanimisme universel) s’il assume cet excès qu’est la foi, s’il s’assume comme cette fête que sont la foi et l’espérance : s’il demeure ce qu’il doit être, l’étoile, cette fable eschatologique, ce conte pour enfants prodigues, impulsant le mouvement infini de l’histoire, ce vieux désir, impossible à rassasier, de justice et de progrès – de plénitude d’être.