A écouter : la passionnante conversation entre Stathis Kouvelakis (Unité populaire) et Alain Badiou arbitrée et présentée par Aude Lancelin m'inspire les réflexions suivantes :
1. Essentiel de comprendre que ce qui s'est passé entre le 3 et le 13 juillet 2015 à Athènes est un tournant capital de l'histoire européenne : l'enjeu de ce qui s'est produit, et Stathis K. le dit clairement, je le cite, c'est une mise sous tutelle de la Grèce devenue un néo-protectorat de la troïka européenne (cf. 4 : 07). Il décrit ensuite de manière très précise comment et pourquoi la Grèce n'est plus un état souverain. Il n'y a plus de souveraineté de l'état grec. On a donc une application néocoloniale d'un pouvoir autoritaire : celui de l'oligarchie grecque (quelques corrompus) soutenus par les institutions européennes, bras armé de cette invasion sans blindés, l'arme étant la coupure par Francfort de l'approvisionnement des banques grecques en liquidités. Cette prise de conscience inaugure une nouvelle ère politique, je l'ai d'ailleurs pensé et écrit dans L'Huma les jours qui ont suivi.
2. La première leçon politique à tirer de cet évènement est l'impossibilité démontrée de la troisième voie social-démocrate; la dérive droitière du gouvernement Hollande, et même extrême-droitière avec l'histoire de la déchéance de nationalité, en est une autre démonstration. Nous sommes arrivés dans une situation - et les Grecs de manière exemplaire parce que le mouvement de masse imposant le Non au référendum a été l'acmé pour l'instant indépassé de cette nouvelle situation politique - où, comme le dit Stathis Kouvelakis, il n'y a plus de possibilité moyenne entre la capitulation et la confrontation. C'est une guerre que 'l'Europe" a déclenché contre la Grèce le 4 février 2015, et une guerre qui a été perdue par les Grecs.
3. Faut-il pour autant condamner d'avance toute activité militante dans le cadre de ce que Badiou appelle le "capitalo-parlementarisme"? C'est le point de vue du philosophe, qui prône une "séparation" radicale avec le système d'élections "démocratiques", parce que toute formation parvenant au pouvoir se trouve pris dans un système qui ne lui laisse pas d'autre choix que la "trahison" des promesses électorales, quelle que soit la bonne volonté des acteurs (mais la question subjective sera mon point 5). Stathis Kouvelakis cite Nikos Poulantzas, marxiste grec pour dire en accord avec Badiou que le multipartisme n'est qu'une illusion, qu'on a affaire en fait à un "étatisme autoritaire" et à un "foyer de parti unique", les partis divers appliquant la même politique arrivés au pouvoir ; mais Stathis Kouvelakis insiste pour dire, et je suis d'accord avec lui, que la politique n'est pas un processus "pur", qu'on ne peut pas produire un mouvement qui se garantirait contre la corruption intrinsèque à l'exercice du pouvoir, et que par contre, la conscience de la situation se fait aussi à travers le processus électoral, même lorsque, comme en Grèce, il aboutit à une défaite éclatante (et c'est bien une défaite du peuple grec, et des peuples européens qui s'est jouée, SK insiste pour dire que la Grèce n'est pas le seul pays à avoir perdu sa souveraineté, il cite le cas du Kosovo ou de l'Albanie, et un marxiste anglais Perry Anderson, dont j'écorche peut-être le nom, je ne le connais pas, qui compare juillet 2015 à août 14) ; SK maintient, et je pense qu'il a raison, que c'est parce que Syriza est arrivé au pouvoir que la victoire du Non au référendum a pu avoir lieu, et que malgré tout, la situation politique a été à ce moment-là radicalement ouverte et nouvelle ; elle n'a pas débouché sur une expérience positive parce que Tsipras et son entourage n'ont pas voulu anticiper et préparer la possibilité pratique d'une sortie de la Grèce de l'euro ; on arrive au point 4, mais avant de discuter cette question de l'euro, je veux insister sur le fait que le processus électoral pour faussé qu'il soit (les élections présidentielles dans le cadre de la Vème République en France) demeure, je le crois, un moment "politique", où la conscience de chacun continue à se former, à se forger, et qu'il ne faut donc pas le sous-estimer ni s'en désintéresser complètement comme le pense Alain Badiou. Le Non au référendum grec a bel et bien été un "moment de vérité" comme le dit Stahis Kouvelakis. Encore faut-il s'en souvenir, et l'analyser correctement. De tels moments de vérité sont arrivés en Amérique latine récemment (SK cite le cas de la Bolivie) et des avancées sociales significatives ont eu lieu, comme en France en 1945 ou même en 81 (et Alain Badiou le reconnaît, en évoquant la nationalisation des banques en 81, si impensable aujourd'hui). Je trouve dommage que SK n'ait pas pu développer davantage ce que sont pour lui les raisons plus anciennes de l'échec de Syriza : il faudrait remonter à 2012, commence-t-il à expliquer mais il n'en dit pas plus. Je reste sur ma faim. J'en conclus pour ma part qu'il faut essayer ce qui se dessine en France : à savoir le fait que Mélenchon puisse arriver aux élections devant le Parti socialiste : le risque existe absolument, s'il parvenait au pouvoir, d'une social-democratisation de sa position (qui d'ailleurs est de part en part social-démocrate - Montebourg étant quant à lui clairement un social-libéral) ; les accents autoritaires que laisse craindre sa manière de concevoir le mouvement qu'il organise (ou autres déclarations nationalistes) ne délégitiment pas à mes yeux le fait de voter pour lui : il est évident que la disparition électorale de la social-démocratie canal historique peut être considérée en elle-même comme ouvrant la possibilité d'émergence d'une nouvelle alternative politique organisée (pas forcément entièrement contrôlée par Mélenchon, sourire).
4. La sortie de l'euro : la clé de la situation politique réside-t-elle pour autant dans la position prise par le mouvement cofondé par Stathis Kouvelakis, Unité Populaire, à savoir préconiser la sortie de l'euro? Sur cette question, deux idées m'ont intéressée : d'abord, il est très clair maintenant, comme le dit Stathis Kouvelakis, que, je le cite, que l'euro est le moyen et le cœur d'un "projet impérial". Il faut même aller plus loin, et analyser de manière critique le désir d'intégration européenne comme étant ce que Alain Badiou nomme un "désir d'occident" (c'est-à-dire une soumission à l'ordre oligarchique et aux miettes qui en résultent - jusqu'à quand? - pour les classes dites moyennes). Je dirais même davantage : le "rêve européen" aura été un leurre post-politique, proposé par Mitterrand après l'impasse de 83 (voir post précédent et dernier billet de Mediapart) ; pire encore, l'insistance sur une soi-disant "identité européenne" (en réalité mythique, SK le montre en ce qui concerne la Grèce) aura été le cheval de Troie de la montée des populismes racistes d'extrême-droite. Mais a contrario, une objection d'Alain Badiou m'intéresse : faire de la sortie de l'euro le seul slogan de l'alternative politique n'est-ce-pas enfermer cette alternative dans un cadre national, voire pire : nationaliste, dans lequel ne pourra pas se régler ce que j'appelle l'aporie de 83 - à savoir la possibilité d'une politique alternative viable à un système de domination oligarchique qui est lui, très largement, transnational, même s'il a toujours des implantations nationales? A ceci SK répond fort justement que, de même qu'on ne peut faire l'économie de l'expérience électorale, de même on ne peut pas faire comme si les cadres nationaux ne subsistaient pas, et comme si, malgré tout, quelque chose de la souveraineté des peuples ne continuait pas à se jouer à ce niveau. Du coup, il me semble que la position de Mélenchon de prévoir un plan B de sortie de la France de l'euro, précisément pour établir un rapport de force en Europe susceptible de faire plier la troïka - en s'appuyant sur des solidarités transnationales avec les pays du sud notamment - n'est pas une mauvaise idée. Je suis sensible à rebours à l'argument de Badiou qui consiste à dire que sur ce terrain de l'autonomie "nationale", les nationaux-populistes d'extrême droite autoritaires (et le cas de la Hongrie lui donne raison) seront, je cite, "plus efficaces que nous". Autrement dit : il est nécessaire de penser en même temps que le "plan B", comme le dit Alain Badiou, "une vision de l'alternative politique internationaliste à la hauteur de la mondialisation capitaliste". Bref, il ne s'agit pas d'établir le socialisme dans un seul pays. SK fait observer qu'on ne choisit pas le moment de l'éventuelle arrivée au pouvoir, et la possibilité ou non de faire alliance avec d'autres forces politiques en Europe et dans le monde. Mais il est d'accord pour souligner la nécessité d'une réflexion internationaliste. Alain Badiou dit très justement que l'invention d'un désir de subjectivation politique réellement alternatif au désir d'occident ne peut se penser dans un cadre national. (ne peut se penser qu'au-delà de toute "identité nationale" ). Et on en arrive du coup à la question cruciale de la subjectivation politique.
5. La question subjective : le cas Tsipras ; il me semble que le débat a été particulièrement intéressant sur cette question. Il faut écouter entièrement l'analyse que fait SK du cas Tsipras, qui ne tombe pas dans la caricature : Tsipras a réellement cru qu'il pourrait disposer d'un réel rapport de force en demeurant dans le cadre de l'Europe telle qu'elle existe - comme Varoufakis continue à le croire aujourd'hui. La question n'est pas de savoir si Tsipras est un méchant social-démocrate, mais de se demander avec Alain Badiou, quel type d'expérience subjective produit l'exercice du pouvoir dans le cadre existant des démocraties parlementaires, et d'observer qu'une certaine attitude est prescrite par l'état dès lors qu'on accepte ses règles. Autrement dit, ce n'est pas une question de personne ; autrement dit encore : le point faible des mouvements émergents, Podemos en Espagne ou Syriza en Grèce n'est pas à mettre au compte de la plus ou moins bonne foi de leurs dirigeants ou militants, à vouloir changer le sytèmes, mais dans la relation subjective à la question de la prise du pouvoir. Autrement dit encore : la réflexion n'a pas été menée et est urgente quant à la corruption intime produite par l'exercice du pouvoir même (j'ajouterais : surtout) quand ce pouvoir est impuissant à réaliser les promesses électorales. Alain Badiou insiste pour dire que la "déception" est la figure subjective de la militance social-démocrate : c'est par l'acceptation de la déceptivité du politique, pourrrait-on dire, que s'engouffre la soumission à un ordre de plus en plus clairement totalitaire. "Annoncer qu'on va faire quelque chose, et expliquer ensuite pourquoi il est impossible qu'on le fasse", dit Alain Badiou : cœur de ce nouveau discours d'un totalitarisme soft, qui a conscience de lui-même d'une manière très perverse - en s'excusant par avance de son inéluctabilité. Alain Badiou propose pour pallier à cette impasse du politique (sa forclusion post-politique en fait) ce qu'il appelle la "séparation" : envisager la rupture totale avec la rétribution élective du système parlementaire. J'ai déjà dit plus haut ce que j'en pensais sur un plan politique (où un certain réalisme impose de faire avec ce qui est d'une part, de parier sur la conscientisation politique d'autre part : ce que SK appelle les "moments de vérité"). Mais il est clair que sur un plan subjectif, une certaine de dose de négativité, de distance radicale par rapport au système, s'impose. SK n'est pas en désaccord, préférant quant à lui le mot plus politique de "scission", mot de Sorel, repris par Gramsci,explique-t-il - et qui fait de la bataille politique une guerre de position - qui relocalise les enjeux, je dirais, là où Badiou tend en philosophe à chercher à les universaliser. Question de tactique. Mais pas seulement : la subjectivation politique est-elle seulement une affaire de positionnement "culturel"? Certes, SK a raison de vouloir dialectiser, comme il dit, les (donner une chance politique aux/) formes de la réaction antipolitique surgies du dégoût de la politique parlementaire (ZAD, Nuit Debout etc.), en réintroduisant des prises de positions locales, culturelles, écologistes etc. comme des formes valides de la lutte politique. Mais je suis d'accord avec Badiou sur le fait que la subjectivation politique est quand même d'abord, à un moment décisif, une question de rupture. Je ne crois pas d'ailleurs que le très sartrien SK soit en désaccord avec ce point - lui qui a tiré toutes les conséquences de sa rupture avec Tsipras. A contrario j'observe avec amusement et avec intérêt Alain Badiou admettre que sa position est "négative" - qu'il ne propose pas de modèle de subjectivation politique ; qu'à cette étape donc, la subjectivation politique qu'il propose est philosophiquement très sartrienne. Il évoque seulement la nécessité de l'organisation internationaliste (et dans ses livres, de la libre discussion en réunion). J'en conclus en ce qui me concerne que depuis la Critique de la raison dialectique, sur la question de la subjectivation politique intra ou extra étatique, et l'analyse des différents types de "terreur", même fraternelles, que suppose la militance politique, nous n'avons pas du tout avancé. Je crois que SK le sait, pour en avoir brièvement discuté avec lui ; quant à Alain Badiou il a le mérite d'attirer notre attention sur le fait que la subjectivation politique vaut précisément par son caractère immédiatement universel - précisément parce qu'elle comporte toujours un risque, une exposition à l'évènement (ce qu'il appelle l'évènement) absolument singulier - et qu'il n'y a pas lieu du coup de se rassurer en faisant groupe, même local, et même si c'est nécessaire, sur des questions "culturelles". Autrement dit, à bon entendeur salut, le fait d'être minoritaire n'est pas un gage de moralité publique, pas davantage que le fait d'être majoritaire.
Billet de blog 3 novembre 2016
Grèce 2015 : "moment de vérité" indépassé
Quelques réflexions inspirées par le nouveau numéro de Contre-courant, l'émission d'Aude Lancelin : https://youtu.be/9C1ijlS5hyo
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