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Billet de blog 3 décembre 2015

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Lueur d’espoir (politique) et contre-pouvoir du récit : Orlando ferito de Vincent Dieutre

Aller voir le nouveau film de Vincent Dieutre[1] est un acte de résistance : un vrai. Un acte réfléchi de rupture avec la lumière trop crue des images officielles de la cérémonie du pouvoir d’urgence où on nous enferme, interrompant l’infernale danse de Saint-Guy de l’avidité consommatrice des choses et des corps vouée à une insatisfaction désormais innommable.

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Illustration 1
Orlando ferito de Vincent Dieutre, affiche du film

S’offrir une pause, une échappée, une ouverture, un temps de respiration et de poésie pensée, de pensée poétique et politique. Et plus que cela : changer d'imaginaire.

Christian Salmon écrivait dans un article récent sur notre odieuse actualité qu’il nous faut « changer d’imaginaire politique »[2]. On s’en doutait depuis un moment – nous, Vincent Dieutre et tous ceux pour qui l’assassinat de Pasolini a marqué la sortie de l’enfance, hantés que nous sommes par les malédictions apocalyptiques que le poète-cinéaste avait jetées sur notre adolescence – particulièrement celles proférées dans son avant-dernier article, dit « L’article des lucioles »[3] Pasolini y annonçait la disparition de ces petits insectes luminescents des étés italiens – autant dire l’humanité, selon lui remplacée par de « singuliers engins lancés les uns contre les autres » par la concurrence inhumaine et acculturée du totalitarisme néo-libéral. La disparition des lucioles, c’était pour Pasolini la disparition des conditions éco-sociales de la promesse politique d’égalité réelle née avec la Révolution française.

Comment reprendre le flambeau de la rage, la rabbia pasolinienne et de son amour inconditionnel du peuple et de ses cultures et langages archaïques, mythiques, religieux, sans « nous installer dans la perte » et la lamentation ? Peut-on sortir de l’impasse millénariste : celle qui condamne à tout détruire dans un gigantesque feu de colère pour qu’enfin renaisse à neuf l’ancienne espérance ? Qu’est-ce que serait un acte politique « révolutionnaire » qui nous fasse (re)naître sans nous faire mourir ? Peut-on enfin cesser d’être les guerriers en croisade au service d’un Empereur de droit divin pour que partout s’accomplisse notre Justice ?

Le chevalier Roland de l’Empereur Charlemagne est moribond de ne plus savoir pour quel Ciel il se bat  - et le communisme aussi fut une foi millénariste. Il est blessé parce qu’il ne sait plus voir les lucioles, l’absence à l’horizon d’une victoire politique sans partage le laisse sans désir.

Le cinéaste de Jaurès et de Bologna Centrale ressuscite Roland blessé (Orlando ferito en italien), revenu de l’Arioste et de l’opéra baroque, pour se réincarner en l’une de ces populaires marionnettes siciliennes traditionnelles, les Pupi. A l’apocalyptique pasolinienne de la disparition des lucioles, Vincent Dieutre oppose une « politique des survivances » élaborée par le critique d’art et philosophe Georges Didi-Huberman dans un livre qu’il lit devant nous[4], pendant sa promenade qui le conduit de l’île de Lampedusa à un théâtre occupé de Palerme. Dans un double récit où se croise la « force du passé », Roland blessé, et le cinéaste errant à la recherche des lucioles de l’amour,  Dieutre invente une nouvelle temporalité narrative et amoureuse (la clé du nouvel imaginaire) – sans fin de l’histoire, dans une exaltation du présent gratuit et dépensier de sa seule débordante présence sans vainqueurs puissants ni vaincus châtrés.  

Les lucioles ont survécu, attaquées dans les villes par la fausse lumière perpétuelle du show must go on et à la campagne par la pollution : vous les verrez, lecteurs. Vous les verrez relever par la main la marionnette blessée d’Orlando en deuil de son Empereur. Elles s’appellent Luciolino et Luciolina, ce sont les étudiants de Pierandrea Amato[5] venus accueillir les migrants à Lampedusa, c’est vous ou moi. tous militants de l’espérance reconquise, de la justice sociale bataille jamais perdue jamais gagnée, tous poètes et amoureux, tous cueilleurs de graines sauvages pour ensemencer une planète enfin réappropriée. Tous des lucioline.  Magie de la ballade opératique :   en sortant du film, la sale fatalité de la guerre se sera dissipée comme un mauvais cauchemar. Vous serez de nouveau debout, prêts à la lutte – pas pour un « monde meilleur », mais pour que tout de suite, votre petite lumière émette à nouveau ses signaux d’amour et de désir, fugaces, intempestifs, parce que c’est maintenant qu’elle soigne, pas dans un paradis futur, notre monde gravement blessé. C’est tout de suite qu’elle répare nos forfaits, dans nos cités pas radieuses et sans autre récompense que la gloire éphémère d’aimer.


[1] A Paris : MK2 Beaubourg et Saint-André-des-Arts.

[2] Christian Salmon, « Et maintenant, changer d’imaginaire », https://www.mediapart.fr/journal/france/221115/et-maintenant-changer-d-imaginaire.

[3]  Pasolini, Ecrits corsaires, Flammarion, pp. 180-189.

[4] Georges Didi-Huberman, Survivance des lucioles, Editions de Minuit 2009.

[5] Pierandrea Amato, La Révolte, Lignes.

J'avais écrit un premier papier pour Mediapart sur le film en février 2014 : https://blogs.mediapart.fr/pascale-fautrier/blog/100214/orlando-ferito-de-vincent-dieutre-nouvelle-introduction-une-vie-non-fasciste

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