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Billet de blog 6 février 2018

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L'anthropologue et l'engagement politique

Cette recension du livre de Didier Fassin, La Vie mode d'emploi critique, Seuil, 2018, a été publiée dans L'Humanité du 1er février et sur le site de ce journal. Je publie ici sa version originale (un peu plus longue).

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Illustration 1

Le dernier livre de Didier Fassin est un inventaire exercé à l’égard de l’influence de la pensée de Michel Foucault dans le domaine de l’anthropologie morale. Il s’apparente aussi à un exercice d’« ego-anthropologie » : se revendiquant d’une neutralité axiologique scientifique qui lui fait rejeter les présupposés moraux normatifs, l’anthropologue s’émancipe pourtant au fil de ces conférences originairement prononcées dans le cadre des prestigieuses Adorno Lectures à l’Institut für Sozialforschung de l’Université Goethe de Francfort, de « la réticence de Foucault à intégrer la critique sociale dans la critique généalogique ».

Paradoxalement ce livre riche, croisant passionnantes études de terrain et réflexion épistémologique, déploie la dramaturgie très foucaldienne d’une subjectivation cependant moins éthique que politique, et assumée comme telle : D. Fassin se demande comment les démocraties occidentales font de la mauvaise politique avec de bons sentiments – ou, plus tragiquement, comment le principe supposé régulateur de la vie comme « bien suprême » en est venu à générer une politique (une antipolitique, faudrait-il écrire) de « l’inégalité sociale devant la vie ».

Le « nomadisme forcé » en est une illustration extrême, même si ce n’est pas la seule forme de vie précaire et vulnérable : « La forme de vie des nomades forcés reflète un état du monde. Elle résulte des impasses dans lesquelles se trouvent les démocraties contemporaines, incapables de se hisser à la hauteur des principes qui fondent leur existence même ».

Se sont dissociées deux éthiques de vie, toutes deux issues d’une même « théologie éthique », laquelle sacralisant la vie, valorisait d’autant son sacrifice comme témoin d’un possible dépassement métaphysique. Cette modalité double de la sacralisation de la vie s’est dégradée en deux « politiques de vie » antagonistes, l’une excluant et contestant l’autre : la « politique » du sacrifice de la vie au nom d’une cause (le martyr théologico-politique), et la « politique » des démocraties occidentales valorisant « la vie comme fait naturel et biologique » (voire post-ou trans-humain) au détriment de sa « valeur comme fait social et politique ».

Ce « glissement éthique vers la biolégitimité » est lisible par exemple dans le fait que « la probabilité d’être régularisé pour un migrant sans papier s’avérait [en 2005] 7 fois plus élevée lorsque la vie était menacée par une maladie grave que quand elle l’était par un risque de persécution ». « Il est assurément plus aisé de faire appel aux sentiments moraux pour défendre des vies menacées par une maladie mortelle que pour protéger des vies éprouvées par des violences ou des inégalités », écrit D. Fassin.

L'anthropologue maintient que son «point de vue n’est pas normatif mais analytique », à la différence de H. Arendt ou W. Benjamin qui avaient déjà dénoncé cette « réduction de la vie à son expression physique ». Si le mot « émancipation » est (encore) absent de cette réflexion, son fantôme hante la volonté affichée de reformuler le concept de « forme de vie » comme « exercice des possibles », réconciliant « le physique, l’affectif et le moral ».

« Donner à voir et à comprendre ce que signifie et ce qu’implique l’inégalité de traitement des vies humaines, conclut D. Fassin, relève à la fois de l’engagement intellectuel et de l’engagement politique dont peut, modestement, se prévaloir le travail critique ».

Saluons ce  « modeste » retour de l’engagement politique des intellectuels.

Post-scriptum : Je signale qu'une recension de ce livre signée par Joseph Confavreux a déjà été publiée sur Mediapart : https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/100118/didier-fassin-au-chevet-des-vies-inegales)

Addendum du 7 février aux chiffres donnés par Didier Fassin sur l'espérance de vie aux Etats-Unis (15 ans entre les 1% les plus pauvres et les 1% les plus riches) : 

Site du Monde ce matin : "Treize ans d’espérance de vie en plus ou en moins. C’est l’abîme qui sépare, en France, les 5 % d’hommes les plus riches des 5 % les plus pauvres, d’après la dernière enquête de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), publiée mardi 6 février. Pour un niveau de vie moyen de 5 800 euros par mois, un homme peut espérer s’éteindre à 84 ans et quelques. Un seuil qui tombe à moins de 72 ans dès 470 euros par mois. Aux alentours de 1 000 euros, 100 euros supplémentaires représentent un gain de 0,9 an."

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