Je publie cette réponse à Philippe Marlière qui réagissait à mon article de L'humanité et qui a participé lui-même à cette série, en défendant un point de vue sur Sartre incompatible (pour une part) avec mon analyse : http://blogs.mediapart.fr/blog/philippe-marliere/161015/lintellectuel-de-gauche-critique-est-un-collectif. Je remarque par ailleurs que plus aucun de mes posts ne sont publiés en Une - alors même qu'ils ont été originellement publiés dans les mêmes conditions (L'Humanité) que ceux de Philippe Marlière ou Philippe Corcuff... Serait-ce que ce que j'ai à dire dérange certaines paresses intellectuelles bien installées...
Cher Philippe Marlière,
1. Tu te contentes de répéter que Sartre (et l'intellectuel "généraliste" à la Sartre) est mort : ne force pas trop ta voix, c'est inutile, Brice Couturier nous le répète tous les matins sur France culture et dans les même termes exactement. Et les gens en ont ras-le-bol d'entendre ça, parce qu'en plus, ça contredit le fait flagrant qu'en France, beaucoup de savants, écrivains, artistes etc affichent leurs opinions politiques dans l'espace public et les argumentent (ce qui est la définition de base de l'intellectuel chez Sartre, le mot "généraliste" n'appartient pas à son vocabulaire). Le problème est qu'ils sont soit de droite (Zemmour) soit antidémocrates (Onfray : il répète qu'il n'ira pas voter, que les politiques professionnels sont tous des crétins et des pourris vendus, et, dans le même temps, minimise l'extrême-droitisation du champ politique). Quant à stipuler que l'intellectuel est un "mythe bourgeois" : oui, quand il était l'intellectuel organique de la bourgeoisie - ce qui a cessé avec 1848, et ce qu'on a appelé la "conscience malheureuse". Les intellectuels ont constaté alors l'abîme entre les principes juridiques universalistes de la révolution française et le fait de l'exploitation capitaliste et de la misère sociale : Hugo ou Lamartine dans une moindre mesure (mais plus tôt) sont typiques de cette prise de conscience (et les textes d' Hugo demeurent, pour Jaurès et jusqu'à aujourd'hui, un point d'appui essentiel de l'engagement de gauche critique de l'exploitation et de l'accaparement des richesses collectives qu'est le capitalisme ) encore faut-il le lire). Je passe sur les Zola (l'Affaire Dreyfus), Romain Rolland (contre le bellicisme nationaliste antidémocrate de 14), Gide (la question coloniale ou homosexuelle, le retour d'URSS), Malraux dans les années 30, Camus ou Aragon pendant la Résistance, jusqu'à Sartre et la Guerre d'Algérie, . Ne clame pas trop fort que l'intervention des intellectuels n'a pas eu d'effets politiques en France parce que cette méconnaissance criante de l'histoire du pays risque d'entamer ta réputation... d'intellectuel.
2. Tu dis que l'intellectuel "organique" est celui qui s'engage en faveur des opprimés : Sartre ne dit rien d'autre ; mais, comme il avait réfléchi un peu plus avant à la question (là aussi, lis les textes), il constatait cette contradiction que l'intellectuel n'appartient pas à la classe qu'il choisit de défendre (c'est un peu moins vrai, à cause de la prolétarisation des intellectuels, mais elle est très relative), et il essayait de "penser" cette contradiction : notamment en y voyant l'explication de la pente naturelle aux savants et aux artistes à se faire plutôt les porte-voix de l'idéologie dominante. Quant à l'argument qui consiste à dire qu'on est tous des intellectuels généralistes parce que le niveau d'instruction a augmenté, c'est ne pas voir que de fait, ce sont des professionnels de l'énonciation orale et écrite qui monopolisent les tribunes libres des médias, ce qui pose un problème et doit être honnêtement constaté : j'essaie de le faire, plutôt que comme toi, le dénier.
Mais venons-en au fond : l'intellectuel "spécifique" défini par Foucault en 1976 contre Sartre (http://1libertaire.free.fr/MFoucault133.html) vise surtout l'intellectuel organique "idéaliste" de la bourgeoisie, mais ne prend pas en compte les développements de la pensée de Sartre sur l''universel "singulier" et l'universel "à faire"Sartre" - c'est-à-dire un universel qui n'existe pas a priori, qui est en débat, à inventer ensemble. Sartre rompt très clairement à cet égard avec les pensées essentialistes et idéalistes de l'intellectuel bourgeois "organique" (qu'il nomme tel à juste titre), il rompt également avec le plus ancien modèle moral et religieux de l'"imitation" - exemplairement l'Imitation de Jésus Christ, mode de subjectivation "morale" à juste titre critiqué par Foucault, qui a voulu lui substituer un mode de subjectivation "esthétique", autre affaire). En 1972, Sartre écrivant Plaidoyer pour les intellectuels (texte auquel je me réfère) en même temps que L'idiot de la famille (sur Flaubert : critique de l'intellectuel organique de la bourgeoisie s'il en est), explique que lorsque le savant, l'érudit, le spécialiste, l'expert, le "technicien du savoir pratique" intervient sur un registre politique dans l'espace public, il le fait certes au nom d'une conception universaliste des procédures de vérification "scientifique" des discours, mais il s'engage sur un terrain où ces procédures de vérification ne sont plus opérantes parce que la dimension éthique (au sens étymologique, grec, d'une action-choix, ce que Sartre appelle un "acte") de son positionnement politique n'en relève pas : le positionnement politique présuppose la visée d'un Bien qui n'existe pas encore, - et qui ne peut apparaître que sous son aspect négatif de critique du discours dominant (critique de l'injustice qui est faite aux salariés d'Air France de se faire licencier alors que leur PDG s'augmente honteusement etc.). Sartre explique que le positionnement politique se construit au nom d'un type de rapport social qu'il faut inventer, qui n'existe pas encore (typiquement ; la critique de l'oppression capitaliste, qui est le marqueur essentiel de gauche, ne peut se faire qu'au nom d'un type de rapport au monde qui n'est pas le nôtre : cf. mon article sur Bataille, http://blogs.mediapart.fr/blog/pascale-fautrier/031015/la-politique-de-georges-bataille, qui proposait de remplacer la présupposition économiste de la rareté par une pensée qui assume la nécessité de la dépense improductive ; mais il y a d'autres prospectives possibles, éthico-politiques, notamment celle d'Edgar Morin dans La Voie).
Conclusion : le savant ou l'artiste qui intervient dans le champ politique et devient de ce fait un "intellectuel" 1. constitue un type de pouvoir élitiste par rapport aux capacités d'expression des autres citoyens : Sartre pensait que ce pouvoir était appelé à disparaître dans une société réellement égalitaire : je doute qu'on soit proche d'une telle perspective, et je doute même (en cela je romps avec le millénarisme sartrien) que ce soit jamais le cas : il faudrait que l'humanité soit capable de revenir sur la division du travail d'une manière tellement drastique qu'il me semble qu'on s'en éloigne à mesure que la revendication de la baisse du temps de travail salarié est davantage contesté) 2. l'intervention des intellectuels présuppose nécessairement, non pas seulement les procédures de vérification techniques de leur champ de savoir, mais une réflexion sur un autre type de rapport social : typiquement pour la gauche une pensée du "commun", de la mise en commun des biens, qui s'oppose à la logique capitaliste de l'accaparement héréditaire des richesses et de l'exploitation.
Ce qu'il est intéressant de constater à propos de Foucault qui a en effet défini contre Sartre la notion d'intellectuel spécifique, c'est que dans un texte antérieur à l'interview dans laquelle il définit la notion d'intelectuel "spécifique", qui s'intitule L'ordre du discours (c'est sa leçon inaugurale de réception au Collège de France, 1971), le philosophe analyse de manière brillante et à mon sens définitive les mécanismes de pouvoir, de "controle", de domination à l'oeuvre dans le champ du discours savant, et il constate que la spécialisation des discours scientifiques est en elle-même un instrument, voire le principal instrument, de domination idéologique.
Bourdieu, à la fin de son parcours, faisait le même constat.... à propos de l'échec de l'idée d'intellectuel spécifique, qu'il corrélait à la difficulté de constituer un intellectuel "collectif" : renvoyer les "intellectuels" aux procédures techniques de vérification des faits (qui demeure l'une des premières tâches des intellectuels qui doivent "vérifier" et contredire les données fournies par les experts-idéologues du capitalisme dominant) NE SUFFIT PAS, et risque de disperser le champ d'intervention des intellectuels, de les marginaliser en les cantonnant dans des zones d'expression spécialisées où ils ne font que se parler ENTRE EUX (nous connaissons tous ce problème). Bourdieu en venait donc (sans citer Sartre, mais peu importe, l'idée est la même) à souhaiter que cette réflexion "spécifique" se reconcentre sur de la prospective, sur la discussion d'une vision du monde à bâtir en commu - dans laquelle s'est engagée depuis longtemps un incontestable intellectuel de gauche, dans le sens où Sartre l'entendait : Edgar Morin. Mais il est très seul et peu écouté.
Cette pensée prospective est risquée parce qu'elle ne se vérifie que par l'action, elle a nécessairement une dimension aléatoire ET ETHIQUE. En même temps, sa publication, surtout si elle est bien relayée, a des effets pragmatiques : sur les intentions, les humeurs, les affects (c'est une pensée positive d'ouverture sur l'avenir et pas seulement critique), ce qui n'est pas rien. Enfin, ce n'est pas une pensée millénariste ni relevant relevant d'un positivisme scientiste précisément parce qu'elle s'assume comme aléatoire, risquée (et éthique, je le répète). C'est à l'évidence pour moi cette "voie" qu'il faut suivre - qui requiert une humilité intellectuelle : ne pas fermer l'avenir sur une certitude "scientifique" (comme le faisait un certain matérialisme dialectique stalinien : le pire n'est pas toujours sûr, mais il est également probable, particulièrement aujourd'hui, le choix de la radicalisation extrême-droitiste des oligarchies européennes, et leur grandissante tentation de la guerre, pour masquer le caractère violemment ANTIDEMOCRATIQUE de leur domination : sous les yeux de tous les européens depuis le 12 juillet), mais l'ouvrir par un élan de pensée qui assume sa dimension intentionnelle et le courage d'affirmer la possibilité d'un autre monde
En te souhaitant une bonne journée, PF