
Bourgogne, août 2017. Une fontaine au milieu d’un village. Des voitures s’arrêtent de temps en temps, des hommes et des femmes en descendent, et viennent remplir là toutes sortes de récipients. Un panneau manuscrit prévient pourtant : « eau non potable ». Nous interrogeons ces hommes et ces femmes, jeunes et vieux : oui, cette eau gratuite et « non potable », ils la boivent, pas même bouillie. Renseignement pris, l’eau de la fontaine de Pontaubert (c’est le nom du village) échappe aux circuits de contrôle sanitaire et c’est par prudence qu’un employé de mairie s’est fendu de la petite pancarte inutile et dont personne n’est dupe : la source qui alimente la fontaine est réputée bonne et même bénéfique.
Est-ce que les buveurs bourguignons d’eau gratuite rêvent d’un monde où l’eau serait un « bien commun » échappant à la privatisation et à la marchandisation capitaliste ? Est-ce qu’ils savent que cette eau généreusement dilapidée par cette fontaine est ailleurs dans le monde devenue tellement rare qu’elle est fauteuse de guerres ? Leur geste est-il de protestation contre une société qui oblige à payer ce qui devrait être partagé par tous - ou sont-ils mus seulement par le souci égoïste de faire l’économie d’un achat supplémentaire ? Bref : les passants de Pontaubert sont-ils « de gauche » ?
Dans les villages gaulois, s’agitent encore certains printemps sur les places, d’étranges individus réclamant comme Arthur Rimbaud en 1870 de « changer la vie ».
D’un printemps l’autre, un jeune homme agile gagne les sommets de la gouvernance républicaine en prétendant incarner une « modernité » française numérisée et flexible – capable de redorer le blason du vieux pays en start-up flamboyante.
Quoi de commun entre ces deux « jeunesses » : celle réclamant l’égalité assemblée tenante Nuit entière Debout, et celle des nouveaux gagnants de l’intégration heureuse dans l’immédiateté exaltante de la finance mondialisée ?
Le « commun », c’est l’affaire de la « politique » : cette étrange activité humaine qui transforme la contemporanéité des agitations individuelles en « conscience collective » et en sentiment d’une communauté de destins.
Longtemps la « gauche » s’est levée de bonne heure, représentant à l’Assemblée nationale, depuis qu’elle s’est auto-constituée en juin 1789, les plus radicaux des révolutionnaires réclamant l’abolition des anciens privilèges – reléguant au musée (du Louvre) des formes politiques « anciennes » les perruques poudrées de la grande propriété foncière nobiliaire
Ce peuple du travail producteur de la richesse, artisans, paysans, commerçants, ouvriers, Tiers Etat de l’Ancien régime, s’était prétendu « peuple souverain » et avait aboli les deux autres assemblées de la noblesse et du clergé. Porteur d’une promesse politique, l’égalité des « citoyens », cette assemblée « populaire » avait promulgué une « déclaration universelle des droits de l’homme », bientôt abîmée en Europe par les bruits de bottes des armées napoléoniennes devenues impériales et impérialistes, et hors d’Europe par la colonisation militaire de l’ « universalisme » « français » - triste oxymore.
D’empire français rétablissant l’esclavage en république autoritaire massacrant les ouvriers révoltés de juin 1948 ou de la Commune de Paris, s’est tout de même frayé un chemin dans les esprits – à vrai dire aujourd’hui une autoroute ou un Train à Grande Vitesse : celui d’une « promesse démocratique » garantissant à tous grâce au vote et aux droits attachés à la citoyenneté juridique une égalité de droits préfigurant une égalité de fait.
Cette « promesse démocratique » dévoyée dans l’autoritarisme républicain colonialiste s’est aussi immédiatement discréditée (dès la seconde république) en favorisant un système d’élection des représentants du peuple qui depuis, n’a jamais été réellement représentatif de la diversité des conditions et des intérêts.
Comme l’écrit le philosophe Jacques Rancière, « nos régimes représentatifs sont en fait de plus en plus oligarchiques » (9). Jacques Rancière, ancien philosophe marxiste, a pris depuis ses distances avec la pensée marxiste, et s’est intéressé surtout aux modes de pensée et de représentation sous-jacents aux ordres politiques dominants. Dans un livre plus récent, il s’est attaqué aux offensives « républicaines » contre l’idée d’égalité et a proposé de soutenir l’idée du tirage au sort pour pallier aux défauts du système parlementaire (cf. La haine de la démocratie, La Fabrique, 2005) : il revient ici sur la « récupération » de ses analyses, en critiquant l’usage qui en a été fait (et vise sans le nommer le mouvement de J.L. Mélenchon, La France insoumise).
Longtemps la « gauche » des représentants élus a prétendu infléchir les défaillances du système de représentation parlementaire, en rappelant à longueur de discours de Jean Jaurès combien il était nécessaire que l’égalité de droit devienne une égalité de fait. « La démocratie, disait Jaurès, ne fait que commencer ». L’obstacle à surmonter paraissait à cette « gauche » extérieure au problème de la forme des institutions politiques : la question « sociale » se confondait, même pour les sociaux-démocrates, avec la question de la réappropriation des « moyens de production ». L’ « émancipation » passait avant tout par la socialisation (la collectivisation) des outils du travail que le capitalisme avait massivement privatisé entre 1780 et 1850 en Europe – puis partout dans le monde, et ce mouvement n’est pas terminé, il se poursuit avec l’accaparement des matières premières, et même à présent des terres agraires ou forestières, par de grands groupes financiers qui transforment les produits de première nécessité, et parfois des paysages entiers, en objets de spéculation.
Longtemps la social-démocratie, puissante en Allemagne bien davantage qu’en France, a prétendu que la révolution n’était plus à l’ordre du jour, et qu’il fallait compter sur la loi, écrite par les représentants du peuple, pour corriger les défaillances de la démocratie réelle, de l’égalité réelle, et pour favoriser la socialisation des activités de production et du travail, par exemple en imposant davantage le capital que le travail (les capitalistes davantage que leurs salariés). L’inégalité sociale devait mourir peu à peu, de « progrès » législatif en progrès législatif, de la belle mort des monstruosités archaïques.
Et puis, en 2015, un ministre allemand de l’économie a déclaré qu’ « on ne peut pas laisser une élection changer quoi que ce soit ».
Et puis la social-démocratie s’est effondrée en Europe à force de démontrer partout depuis les années 80 qu’elle n’avait plus le pouvoir de réformer rien du tout ni de corriger aucune espèce d’inégalité sociale. Ses dirigeants ont même théorisé leur impuissance en déclarant solennellement que leur objectif politique n’était plus la socialisation des moyens de production – et qu’elle n’était pas la réappropriation des biens communs, comme l’eau par exemple. Ils ont coupé la branche sur laquelle ils étaient tranquillement assis en ajoutant qu’il fallait désormais compter sur la bonne volonté des dirigeants d’entreprise et leur aptitude au « dialogue social » pour réformer – que la loi n’avait pas à réglementer « autoritairement » les règles du marché. Dès lors à quoi bon des « élus » sociaux-démocrates ?
Cet état de fait a produit un certain découragement – d’autant que la gauche de la gauche avait aussi rallié, l’exemple grec est une leçon de choses en accéléré à cet égard, cette déclaration d’impuissance face aux « réalités économiques ».
S’il est intéressant de lire le petit livre de Jacques Rancière, c’est qu’il permet de penser au moins trois aspects de ce découragement de la gauche – et peut-être de cette « fin » de la « gauche », pour autant que ce mot renvoie à des formes représentatives anciennes : partis politiques promouvant des candidats aux diverses élections.
D’abord le philosophe rappelle que la « démocratie n’est pas le choix des représentants [ne se confond pas avec le système électoral de représentation], elle est le pouvoir de ceux qui ne sont pas qualifiés pour exercer le pouvoir » (16). De fait le « mouvement des places » a exprimé, autant dans le cadre de régimes autoritaires de l’autre côté de la Méditerranée, qu’à New York, Athènes, Madrid ou Paris, la nécessité d’une pratique politique dont l’enjeu est de « construire des formes de vie autres » et d’autres manières « d’être ensemble ».
Ces mouvements ont cependant achoppé eux aussi sur le constat d’une forme d’impuissance : ils ont échoué partout à pérenniser les formes entrevues de communautés nouvelles. Et surtout n’ont obtenu aucune victoire réelle contre les « réglementations et normes nouvelles » favorisant le capitalisme financier au détriment des droits des salariés. Et en particulier en France – où une très inédite collusion entre les ouvriers syndiqués (très minoritaires, il faut le dire) et la jeunesse de Nuit Debout n’a pas réussi à entamer la détermination du gouvernement (social-démocrate) à faire passer la « Loi travail 1 » : « Il y a toujours du nouveau quand on passe de la résignation à la protestation, écrit J. Rancière. Mais cette nouveauté est elle-même prise dans une logique où il s’agit d’abord de résister aux offensives de l’ennemi, une résistance qui, d’un point de vue strictement pragmatique, s’est montrée incapable cette fois-ci de le faire reculer comme cela avait été le cas pour la loi sur les retraites en 1995 et la loi instituant le CPE (Contrat Première Embauche) en 2006 » (27).
Le philosophe rappelle qu’un des problèmes de la gauche est qu’elle n’a jamais résolu le hiatus qui a opposé depuis sa naissance deux conceptions du militantisme : d’une part la conception centraliste d’un parti organisé comme une armée et destiné à la prise du pouvoir, et d’autre part une conception sécessionniste de la politique, qui consiste à expérimenter des formes de vie et d’organisation nouvelles – sans plus rien attendre du système de la démocratie parlementaire. En un sens Nuit Debout – et le mouvement des places en général – a été un moment de totale disjonction entre ces deux conceptions de la « gauche » - le mot « gauche » lui-même ayant été récusé par ses animateurs.
Les choses se compliquent encore si on sait que le terme « gauche » a également été rejeté par la gauche à vocation parlementaire non-sociale-démocrate – en particulier Jean-Luc Mélenchon et son nouveau mouvement « France Insoumise », lequel a tout de même obtenu 19 pour cent des voix à l’élection présidentielle et un groupe de 20 députés. Ce nouveau mouvement a mis au service d’objectifs traditionnels de la « gauche », obtenir des élus dans les institutions et si possible gagner la présidentielle, des techniques nouvelles de rassemblement par internet, mises au point par les mouvements des places, et théorisées par Chantal Mouffe et Ernesto Laclau – mais sans lien organique avec le mouvement Nuit Debout. Jean-Luc Mélenchon, le leader de la France Insoumise, expose dans son livre programmatique L’Ere du peuple (Fayard, 2014, cf. ma recension http://www.regards.fr/web/l-ere-du-peuple-de-jean-luc,8024) à l’automne 2014 comment il compte s’approprier ces nouvelles formes de militantisme qui visent surtout à toucher la classe moyenne des mégalopoles, et elles sont largement mises en œuvre par le mouvement de la « France insoumise » qu’il a créé en février 2016.
Ce n’est pas le lieu ici d’analyser ce phénomène nouveau en France, qu’on a pu comparer avec la formation politique lancée quelques mois plus tard par Emmanuel Macron – avec le succès qu’on sait. Disons seulement que cela ouvre la question de la base politique de l’opposition politique : doit-elle viser seulement les couches moyennes urbanisées ? Il faut ici renvoyer à l’excellent article paru récemment dans Freitag consacré au mythe du « centre » dont la base est précisément cette large et en un sens introuvable middle class – dont le plus petit dénominateur commun est précisément de refuser toute « conscience de classe ». "C'est-à-dire que l'être-ensemble n'arrive pas à se constituer comme conflictuel dans sa séparation, dans son autonomie même", écrit J. Rancière. On pourrait ajouter que la question qui se pose est précisément celle de se séparer : de sortir de la zone de confort du "Centre" qu'analysait l'article précédent : comment se vivre en conflit avec le monde et non plus en citoyen laborieux et épanoui par "l'esprit du capitalisme".
C’est précisément à ce point de la réflexion sur cette question de la base sociale d’une opposition politique qui ne soit pas seulement « utopique » (et il faut se souvenir de l’origine étymologique du mot « utopie », qui signifie littéralement non-lieu), que la troisième partie de l’analyse de Jacques Rancière est particulièrement intéressante. Elle porte sur la fin du travail – thème qui a été au centre de la campagne du candidat social-démocrate Benoît Hamon, lequel avait gagné la primaire du Parti socialiste, mais n’a guère été soutenu par son propre parti.
J. Rancière partage avec d’autres intellectuels qui ont participé à la campagne de B. Hamon la conviction que le règne du capitalisme financier interdit désormais toute réappropriation de l’outil de travail : « Cette vision d’un avenir où les rapports [concrets] médiatisés par les abstractions de la monnaie et de la marchandise seraient (re)devenus des rapports directs entre les hommes producteurs, a soutenu le développement des divers socialismes comme de l’anarcho-syndicalisme. Cette évidence du travail comme monde commun déjà là, prêt à reprendre ce qui était aliéné dans les rapports marchands et dans les structures étatiques, a disparu dans l’univers contemporain du capitalisme financier, de l’industrie délocalisée et de l’extension du précariat qui est aussi un univers où la médiation capitaliste et étatique est partout. Au fond, la fameuse « loi travail » (prolongée aujourd’hui et aggravée en ce sens par la loi travail 2) est une déclaration de péremption définitive du travail comme monde commun » (21).
Ce qui est très clair est que l’offensive menée depuis les années 80 par le néo-libéralisme vise précisément à saper toute unification susceptible de former une base sociale à une critique globale de l’hégémonie capitaliste.
De fait, et J. Rancière le dit, la thèse apporte de l’eau au moulin des tenants d’un mouvement « biopolitique » prenant acte du fait que ce n’est plus seulement la force de travail qui est aujourd’hui mise à profit par le système capitaliste, mais la vie tout entière – où chaque geste, en particulier ceux liés à la survie et on retrouve le problème de l’eau ou de la production agricole – est si médiatisée par des objets et des techniques marchandisables qu’il est devenu urgent de libérer non seulement des pratiques de survie de la dépendance au système économique, mais aussi des modes de penser et d’être.
On pourrait aussi ici évoquer les travaux du philosophe constructiviste ex-marxiste Edgar Morin (cf. La Voie, Fayard 2011) dont l’un des concepts centraux, est la « reliance », nouveau mode de pensée susceptible de créer des connexions nouvelles entre des pratiques éloignées, comme par exemple les réactions affectives et les comportements de consommation. De même il faudrait pouvoir présenter les propositions déjà anciennes mais si reliées à notre actualité de George Bataille – qui proposait (en 1949 !) de prendre acte de la rareté des ressources naturelles et de leur surexploitation, mais aussi du désir de guerre ou de luxe, pour penser une politique nouvelle, qui ne soit plus inspirée ni par l’angoisse apocalyptique ni par l’espérance messianique (millénariste) – mais par une lucidité métapsychologique capable de dépasser les théories économistes malthusianistes pour penser une méta-économie de la « dépense », et en particulier de la dépense sociale à perte, dévouée à la seule prise en compte de la qualité de la vie (cf. https://blogs.mediapart.fr/pascale-fautrier/blog/031015/la-politique-de-georges-bataille).
Mais J. Rancière va plus loin et développe son analyse dans une direction qui interroge l’efficacité même de la résistance « biopolitique » globale à la privatisation généralisée des pratiques humaines. Le problème est que cette résistance globalisée (en ce double sens qu’elle touche à l’ensemble des pratiques humaines et pas seulement au travail, mais aussi qu’elle requiert une dimension planétaire de réflexion), souligne-t-il, n’a pas de lieu où se constituer en espace politique libéré – comme le furent au XIXème siècle les « associations » ou les « coopératives » d’ouvriers et ensuite les syndicats.
Autrement dit, la « loi travail » a aussi des conséquences politiques en ce qu’elle coupe l’herbe sous le pied des anciennes pratiques d’opposition politique : « [elle est] la déclaration officielle que désormais, dans nos sociétés avancées, le travail n’a plus de raison de faire communauté, qu’il ne doit plus être que la manière dont chaque individu gère son ‘capital humain’ » (21). La tendance profonde de cette loi est en effet de considérer que les salariés doivent négocier individuellement leurs « parcours professionnels », et qu’ils n’ont pas à le faire en relation avec salariés partageant des expériences semblables dans d’autres entreprises. La « loi travail » en France, mais cela est déjà le cas ailleurs, vise à interdire toute unification du salariat, et la possibilité même d’une « conscience de classe ».
En ce sens, on peut dire que le « mouvement des places » est bien un mouvement symptomatique de cette absence de lieu, de cette difficulté à trouver un lieu où faire communauté : le mouvement des places est à la lettre, un mouvement u-topique. Si le mouvement Nuit Debout est ramené de fait mais aussi manu militari à n’être qu’un assemblage hétéroclites de rêveurs « utopistes », dit la presse mainstream, c’est bien, explique Rancière, parce qu’aucune communauté de fait, « déjà là », ne parvient à se constituer « sur les places ». L’expérience commune qui rassemblait les individus lors de la naissance du mouvement ouvrier au XIXème siècle était le travail commun – et d’autant plus commun et concret que souvent ces hommes étaient en réalité davantage des « artisans » que des ouvriers, oeuvrant dans de petites communautés et sur des machines à taille humaine.
Se croiser sur des places, même pour venir y parler en parfaite égalité de temps de parole, ne crée pas de communauté de fait, à partir de laquelle construire concrètement une nouvelle émancipation. Rancière écrit : « Il n’y a plus de communauté déjà-là qui garantisse la communauté à venir. La communauté est devenue avant tout un objet de désir. […] objet de désir plus que forme en mouvement. On sait en figurer l’exigence mais on ne sait pas quels organes et quelles formes donner à sa constitution » (23).
Bref nous ne sommes guère plus avancés « qu’en 1850 » (11), et la « débandade » de la gauche semble nous condamner à la désastreuse « logique du moins pire » (10) : Hollande moins pire que Sarkozy, Macron moins pire que Fillon, Fillon moins pire que Marine Le Pen, et bientôt pourquoi pas, Marine Le Pen « moins pire que sa nièce » (10).
Il faudrait pouvoir dire au contraire que « nous ne voulons plus de présidents et d’élections présidentielles […] parce que la démocratie est autre chose qu’une affaire de choix du petit nombre [d’élus qui trahissent leurs « promesses »] par le grand nombre".
J. Rancière prévient aussi que la tendance oligarchique du système parlementaire se nourrit de notre « découragement ». W. Schaüble avait beau jeu de convoquer la logique numérique du système démocratique pour arguer que le peuple grec est minoritaire en Europe et qu’il ne peut donc décider pour tous. La perte de confiance en l’efficacité égalitaire ou redistributrice des élections ne date pas de l’été 2015 : on a convaincu les électeurs qu’il n’y avait rien à attendre de l’élection en ce domaine par d’acharnées « campagnes républicaines contre les horreurs de l’égalité » (9).
Il n’y a donc pas lieu d’être découragés. Mais d’à nouveau reparcourir le long chemin qui mène de l’utopie à la réalité, et transformer les rêves et les désirs nés sur les places en communautés réelles en prise sur le monde. Jacques Rancière propose que ces communautés réelles déclarent que la démocratie n’a plus rien à voir avec les élections des systèmes parlementaires existants.
Mais est-ce que cela ne risque pas d’approfondir la fracture entre ce qui reste d’opposition « de gauche » dans les dits systèmes parlementaires et les nouvelles pratiques militantes (écologistes, collectifs constitués à propos d’évènements ponctuels comme en France à Notre-Dame-des-Landes) ? Est-ce que cela ne risque pas d’accroître encore l’atomisation et l’isolement de ceux pour qui une simple fontaine de village évoque la possibilité d’un autre partage du monde et de jours plus heureux ?
Jacques Rancière a de fait des formules pour le moins malheureuses - comme lorsqu'il écrit : "Le Capital [...] est le milieu au sein duquel nous vivons et agissons et dans lequel notre activité normalement reproduit les conditions de la domination. Dans ce milieu enveloppant, on essaie de creuser des trous, de les aménager et de les élargir plutôt que d'assembler des armées pour la bataille" (65) Le philosophe nous propose-t-il de nous terrer dans des "trous"? Sommes-nous des souris seulement aptes à "aménager" notre soumission à une domination décrite comme "totalitaire"? Comment compte-t-il décourager ceux qui, dans un tel contexte, cherchent à "assembler des armées pour la bataille"?
L'éloge de l'art contemporain transformant l'artiste en "poly-technicien" (49) capable de briser les murs de la "division du travail" entre art et politique est particulièrement peu convaincant et faible : ce "trou" ressemble furieusement à une "niche", et comment ignorer à ce point les travaux nombreux sur la construction de la réputation sur le marché de l'art tel qu'il sévit ? Cette complaisance, qui tait en particulier les conditions sociales désastreuses dans lesquelles travaillent nombre d'artistes, y compris reconnus, est nécessairement propre à renforcer la suspicion des marxistes classiques quant à cet hymne aux inventions de nouvelles formes de vie dans l'enfer de la concurrence de tous contre tous... Chacun sait à quel prix souvent terrible se paie la possibilité même de pérenniser des expériences de vie nouvelle. Chacun sait aussi que sans association des forces, nous sommes condamnés à mourir à petit feu chacun dans notre "petit coin" de gauche, comme on dit en allemand.
Certes, convenons de "l'impossibilité désormais de séparer les moyens de la lutte et ses fins, les manières d'être et d'agir ensemble dans le présent et ses objectifs lointains" (65). Mais de fait ce texte semble renvoyer aux calendes grecques tout véritablement combat, et ne traite nullement de la question de la violence : la violence subie du fait de l'oppression, et de celle par laquelle certains sont tentés de répondre. Le texte ne dit pas pourquoi les moyens de la violence sont incompatibles avec les fins d'une rupture avec l'hégémonie capitaliste. Et c'est bien son plus grave défaut. De ce fait il ne parvient ni à délégitimer la violence réactive ni à prendre la mesure de la violence subie : qui a les moyens aujourd'hui de s'"aménager" un "trou" dans l'espace saturé de domination et de violence? Quid du nécessaire bilan des expériences autoritaires d'inspiration marxiste et de la violence des guerres civiles en Russie ou des affrontements entre révoltés tchèques ou hongrois avec l'état autoritaire stalinien? Quelles analyses de la "révolution culturelle" chinoise qu'un ancien condisciple de J. Rancière, Alain Badiou, enrôle volontiers du côté de la révolution communiste continuée?
Tout cela manque cruellement dans ce livre, et plus généralement l'absence de mise en perspective historique. Mais on n'en voudra pas à J. Rancière de ne pas traiter des sujets aussi complexes qu'essentiels dans ce petit volume de conversation. Il reste que cette publication ouvre à davantage de questions qu'elle n'en résout.
Le débat est ouvert. Les questions sont difficiles : comment reconstruire une opposition politique forte et unie après l’échec du mouvement des places et la mort de la social-démocratie. Ici au moins le débat fait communauté (de lecteurs). Essayons au moins de sortir de notre trou : l'éclatement de la pensée critique et de l'opposition à l'hégémonie capitaliste en ridicules chapelles aussi irréconciliables que fâcheusement sectaires. Cela n'augure rien de bon quant à la révolution des manières d'être militantes à laquelle J. Rancière appelle : je souscris à cet appel, mais force est de constater que le travail est devant nous, et que ce livre ne fait qu'ouvrir un chantier sans même nous fournir des outils pour le commencer.
Commençons par être modestes, le reste viendra. Les questions sont posées.
C’est un début. (Reste le combat, et le travail).