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Billet de blog 10 décembre 2023

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Napoléon le petit, version Ridley Scott

Un film sur le désastre grandiose de la masculinité toxique, intime et politique ? Telle n'est sûrement pas l'intention de Scott. Mais c'est ce que le film dit,  comme il dit l'impasse catastrophique de l'addiction de notre monde à la très problématique fondation napoléonienne des états-nations modernes.

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Marcel Peres Organum Chant corse kyrie eleison © Bayart

En bonus de cette lecture, le magnifique kyrie corse de Marcel Pères et son ensemble Organum, crédités au générique du Napoléon de Ridley Scott, et, à la fin du texte, quelques remarques de ce grand spécialiste et praticien de la musique ancienne, sur sa participation à la bande originale du film.

J'ai beaucoup ri hier soir, étrangement installée seule à l'orchestre devant l'énorme écran large du Rex. Et m’arrivent en vrac ce matin quelques-unes de mes raisons (et déraisons) d'avoir apprécié ce très bon film, raisons qui sont à peu près inverses à celles qui ont fait détester le film par le Figaro. Il y a de la vérité historique dans ce film, justement parce que c'est un fantasme, un fantasme terrible et révélateur, un fantasme à la Kubrick, leque hante les images et la bande-son. Le sujet n'est ni vraiment la politique, ni vraiment la passion amoureuse. Même si la relation sadomasochiste de Joséphine de Beauharnais avec Bonaparte devenant Napoléon est montrée comme l'envers de l’épopée et son énergie secrète. 

Auteure d’un Napoléon Bonaparte, rédigé sur commande il y a presque quinze ans (Gallimard, 2011), et plus récemment d’un Paris de Napoléon, Ed. Alexandrines, 2021) , j’ai ri de ce qui m’est apparu comme un fantasme : les dialogues du couple sont particulièrement tordants. Mais ce fantasme a des effets de vérité. Encore faut-il les voir.  Je ne suis pas sût que Ridley Scott, ni le génial Joaquin Phoenix, ni Hollywood dont Scott est un roi incontesté n’en ont pris la mesure. A vrai dire, je juge que mon livre de 2011 était également sous l'emprise de ce fantasme, et ses effets de vérité non moins équivoques. Pas si loi du point de vue de Scott, donc. 

Scott a voulu montrer un homme "vulnérable" et "immature" (interviews) : bon point. Mais est-ce que cette vulnérabilité de « gangster » rend Bonaparte "sympathique" ? Est-ce que l’humanité n’en a pas ras le chapeau de cow boy, du gangster sympathique ? On peut en douter si on en juge par les sondages sur les prochaines élections américaines. 

Le danger d’une telle approche, et le choix du kyrie corse de Marcel Péres le dit, est de souscrire à une vision christique de l'histoire : Mon dieu, ils ne savent ce qu'ils font". Cette vision "compréhensive" de Napoleone Buonaparte (de son nom corso-génois, ce migrant méditerranéen dont la loi en train d’être votée veut interdire l’entrée sur le territoire français), certes déconstruit (sourires woke au Figaro) sa mythification héroïque. Mais le risque afférent est de relativiser l'effroyable responsabilité historique, voire de "victimiser" le bourreau sur les deux plans de l'histoire politique et de l’histoire intime : la chanson que nous chante le film sur l'air du « perdant magnifique » et, plus douteux encore, de l’ « homme brisé par sa passion pour une femme supérieure » est au hit parade depuis deux siècles : un « romantisme » éculé, maculé de ce qu’il faut de sang sur la figure et autre action décisive de la cavalerie (les prouesses chevalines du film sont stupéfiantes) – money oblige. 

Au passage on se demande, au vu de la masse des informations historiques dont nous disposons et qu'évoque Scott dans les interviews, ce qui peut permettre de conclure que Joséphine était une personne « supérieure » à Napoleone Buonaparte. Mais Scott plaide coupable, le story telling hollywoodien l'oblige à forcer le trait : Bonaparte est une brute mal dégrossie, voire ce que la philosophe américaine Susan Neiman nomme un « sociopathe », bref un « gangster » corse (interview France Inter). Apparemment pour le cinéaste, est nécessairement tel qui n'appartient pas à la noblesse continentale d'Ancien régime : le lecteur appréciera de quelle vision du monde foncièrement inégalitaire ce raccourci est le symptôme. Toujours est-il que c'est sur ce contraste des « bonnes manières » supposées de l'une et de la rusticité de l'autre, que Scott fonde à la fois l’alliance politique et l’antagonisme passionnel entre ces deux créatures.

Cela fait de Napoléon une espèce de Trump, tenu en laisse par une Melania gourdin de fer dans une soyeuse enveloppe de top model venue du froid. Gageons que Scott ne fait guère de différences entre les monarchies européennes coalisées contre le barbare corse en 1815 et les coalitions diverses des dites « démocraties occidentales » contre la barbarie : bref, le message hollywoodien est que la civilisation forcément anglo-américaine, et de fait originellement capitalistiquement anglaise, finira par venir à bout de ce Cromwell. 
Il est pourtant bien plus intéressant de montrer, comme je l'ai fait en 2011, que le jeune Buonaparte a la même culture que Robespierre (lequel hérite étrangement dans le film du physique de Danton) : une culture informée par les Lumières, et par la première constitution au monde que fut la constitution corse de Paoli. Ca évite d'ignorer les ruses de l’histoire : le refoulé (le fantasme) qui fait retour n’est pas une anomalie mais le cœur battant de l’affaire. Scott est-il conscient que Napoléon-Trump ou la tentation autoritaire n’est pas une étrangeté, mais que ce gangstérisme fonde l’histoire moderne de l’Occident ? Au début de l’interview de Léa Salamé, son humour anglais en a en tout cas l’intuition : le « Just do it » de Nike, slogan majeur du capitalo-parlementarisme occidental, Scott raison, c’est Napoléon qui l’a inventé.

Question : pourquoi ne pas avoir utilisé ce fait validé par les historiens selon lequel l'infâme Barras (symptomatiquement enjolivé par le casting !) a poussé Joséphine dans les bras du galeux Bonaparte, ce spadassin dont il escomptait que les talents d’assassin viendraient à bout des révoltes de droite, royalistes, etde gauche, jacobino-babouvistes ?

Mais bravo pour avoir suggéré, trop timidement, que le stratège de Toulon, démobiilisé par  la chute de la Terreur, est un pauvre type sans emploi sous le Directoire, girouette politique ex-paoliste, ex-robespierriste prêt à se vendre pour un plat de lentilles. 

Bravo pour avoir montré le caractère pathétique et foireux du coup d'état en 1799. Bravo pour n'avoir rien lésiné du couronnement impérial : par cette séquence, Hollywood reconnaît solennellement ce que j’avais suggéré dans mon livre de 2011, à savoir que le Premier Empire est le fondateur du stratosphérique kitsch politico- hollywoodien que les onze caméras de Scott déploient sous nos yeux ! Bravo à lui enfin, quoique ce soit sans doute à son corps défendant, pour avoir montré sans fard la désastreuse et pitoyable masculinité toxique de Bonaparte aussi bien intime que politique. 

Faire de Joséphine un futur Napoléon en mieux n'arrange rien de nos affaires (kyrie eleison en effet !). Comment ne pas voir que cette passion malheureuse, à laquelle certains de nos contemporains brillants confessent ne pas avoir été insensibles, est lisible d'une autre manière : cet homme (il s'agit des imaginations de Scott et de son scénariste, et plus guère de Napoléon), à défaut d'être aimé de cette femme qu'il fantasme comme son double brillant, la brise. La mort de cette femme est un meurtre, le fond inavouable (la scène du déni est remarquable) de cet « amour ». Vérité là encore, et on a quitté le terrain historique : pleurez-vous encore sur vous-mêmes, Messieurs, de vouloir tuer les femmes que vous ne faites pas jouir (le film est insistant sur ce point de la jouissance sexuelle non réciproque)?
D'une certaine manière ce film arrive à son heure. Certes ma lecture n'est pas une adhésion aux intentions équivoques de Scott, on le voit. 

Ces intentions équivoques sont servies par le  meilleur de Hollywood : une esthétique emphatique déchaînée et de fait impressionnante, pressée de se mesurer à la démesure géniale de Barry Lindon, et qui peut-être ne se soucie de rien d’autre. Ce ne sont pourtant ni les intentions équivoques ni le déploiement de puissance cinématographique que je retiens, mais ce que dit le film malgré lui. Le Napoléon de Scott nous prévient que le ver est dans le fruit. La masculinité toxique est l’un des mobiles les plus puissants des résurgentes tendances les plus autoritaires de l’étatisme moderne et antique, et depuis longtemps, ce n’est plus seulement un problème occidental, un problème gréco-romain, ça n’a peut-être jamais été seulement un problème occidental, mais c’est aussi un problème occidental.

De cette impasse mondiale néo-nationaliste et autoritaire, Napoléon est le nom. Qu’un anglo-américain en dévoile l’envers pathétique, voilà qui arrive pile à l’heure d’une crise sans précédent de l’hégémonie occidentale.

En bonus, les quelques remarques promises de Marcel Péres, musicologue, compositeur, chanteur, directeur du chœur Organum qu’il a fondé, remarques non dénuées d’humour, à propos de l’utilisation de son travail dans ce film :  
« Il faudrait exposer et comparer les trois approches de l'histoire qui de fait se croisent dans ce film : « Bonaparte - Scott – Pérès ». Rires. Ma participation à ce film est minime. Ridley Scott dispose de moyens colossaux, maîtrise parfaitement les techniques cinématographiques, et il utilise tout cela pour projeter une vision personnelle de l'épopée napoléonienne. 
De mon côté, mon travail historique sur le chant corse des 17ème et 18ème siècles a pour objectif de faire sentir de l'intérieur ce qu'avait pu être l'expérience spirituelle, émotionnelle de la Corse de cette époque, d'où émergèrent tant de personnalités étonnantes, qui surent saisir ce qu'étaient les grands enjeux internationaux de leur temps. La musique, puissant révélateur de ce que les hommes pensent, aiment, imaginent, désirent, apporte à ceux qui souhaitent comprendre le phénomène Napoléon, une dimension inattendue, mais peut-être la plus authentique. Notre musique est « arrangée » et « montée » pour être intégrée au film à des moments cruciaux. Et ma participation à cette grandiose entreprise me donne matière à réfléchir aux manières contemporaines possibles de présenter les œuvres du passé à ce qu'on appelle le grand public". Marcel Péres, propos recueillis le jeudi 7 décembre.

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