Pour comprendre quelque chose à cette élection présidentielle, il faut relire les écrits politiques qu’un certain Karl Marx a consacrés à la France du XIXème siècle. Outre que cette prose pamphlétaire ultra-brillante réjouira les amateurs de beau style, on y trouve les outils nécessaires au décryptage de la campagne du champion de l’UMP, Nicolas Sarkozy. D’autres ont déjà relevé des traits de bonapartisme dans sa politique d’affichage et de coups médiatiques visant les cibles électorales les plus diverses. Mais il faut aller plus loin : cette incohérence apparente recouvre une logique implacable et dangereuse : anti-démocratique et belliciste. Démonstration.
La politique bonapartiste a été caractérisée par Marx dans l’un de ses textes politiques les plus célèbres, Le 18 Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte. Texte écrit à chaud juste après le coup d’état du 2 décembre 1851 : Louis Napoléon Bonaparte (le « neveu de l’oncle »), Président de la République dûment élu et sous la menace d’une défaite électorale s’autoproclame à cette occasion autocrate impérial et se fait donner très vite le nom de Napoléon III. Pour bien saisir le propos de Marx, il faut le resituer dans le contexte de l’analyse que l’historien-philosophe fait de la période historique inaugurée par la Révolution française.
On retiendra deux postulats essentiels de cette analyse : 1. La Révolution industrielle commencée en Angleterre à la fin du XVIIIème siècle a eu comme corollaire une rationalisation de la gouvernance humaine, dont la Révolution française et le Premier Empire ont cristallisé toutes les ambiguïtés – ambiguïtés dans lesquelles nous sommes encore enfermés et qu’on va s’attacher ici à préciser. 2. Marx a prévu, à une époque où ce phénomène était seulement amorcé (particulièrement en France), l’expropriation des petits et grands propriétaires fonciers par les détenteurs de capitaux appliquant à la terre et à l’agriculture les nouvelles modalités d’exploitation capitaliste : financière (investissements fonciers) et industrielle (l’agriculture mécanisée).
La mutation anthropologique que cette double révolution a entraînée : exode rural, urbanisation massive, déterritorialisation des anciens producteurs immédiats (paysans et artisans) et destruction corollaire des structures traditionnelles de solidarité, n’a été analysée par l’historien-philosophe qu’en termes économiques et politiques. Cependant il en a prévu fort justement l’ampleur : amorcée en France à partir de 1850, elle s’est continuée jusque dans les années 70 et se poursuit encore. Les dits flux migratoires et le dit problème de l’immigration en sont une conséquence mondiale : l’expropriation des producteurs immédiats est en cours dans tous les pays du monde avec les mêmes conséquences exodiques intra et internationales.
Pour rester sur la France, les trois quarts de la population de petits propriétaires terriens villageois favorisés par les lois napoléoniennes sur la propriété au début du XIXème siècle sont devenus à la fin du siècle suivant et au début de celui-ci une population de salariés exilés dans les villes. Salariés : c’est-à-dire prolétaires, au sens premier de ce mot. On a beau jeu aujourd’hui de faire comme s’il y avait je ne sais quelle frontière entre les salariés du secteur dit tertiaire (y compris étatique) et les ouvriers de l’industrie. La réalité est que tous sont logés à la même enseigne des salaires bas : la moitié de la population française gagne 1500 euros et moins, selon les chiffres les plus récents.
L’état dirigiste et centraliste mis en place par Napoléon Bonaparte, sacralisant la propriété, n’a pas fait que favoriser provisoirement les producteurs immédiats (les petits paysans propriétaires et les artisans) : il a consolidé et soutenu et même créé, Banque de France à l’appui (privée mais créée par Napoléon), la nouvelle classe d’aristocrates du capital, y compris la couche bourgeoise inférieure provinciales de notaires et autres spéculateurs fonciers. Les premiers ont depuis lors, industrialisé le pays et, ont avec les seconds, d’une manière remarquablement stable, les historiens le savent, dominé socialement, mais aussi politiquement ce pays.
Cependant, à partir de 1830, le rapport de force entre l’état et cette nouvelle aristocratie capitaliste s’est inversé : dans l’esprit du premier Bonaparte, qui gérait la France à la manière d’un seigneur d’ancien régime, il s’agissait de produire davantage de richesses, et comme l’état, c’était lui, selon la formule qu’il avait reprise à Louis XIV, le but du jeu était de s’assurer par la manne étatique une cour de courtisans encouragés à s’enrichir et voués en reconnaissance de dette à consolider son pouvoir autocratique.
On sait comment cela s’est terminé, comment, par la manœuvre conjointe de Fouché et Talleyrand pour aller vite, la bourgeoisie financière, industrielle et commerçante s’est lassée de la nouvelle dynastie guerrière, et, provisoirement alliée à quelques nobles revenus de l’émigration, a favorisé la Restauration, puis s’est émancipée des anciens propriétaires fonciers grâce à la Révolution de 1830 pour gouverner enfin en nom propre sous Louis-Philippe, la nouvelle aristocratie financière tenant le haut du pavé.
Marx a remarquablement vu quel parti Napoléon puis cette bourgeoisie qu’il a fait littéralement sortir de terre, ont tiré successivement des ambiguïtés politiques de la Révolution française pour asseoir leur hégémonie politique. Je passe le Premier Empire (cf. notamment Pascale Fautrier, Napoléon Bonaparte, folio biographies, 2011), pour dire que jusqu’en 1879, le régime politique imposé par la bourgeoisie dominante s’est appuyé sur les principes révolutionnaires de l’égalité des droits pour affirmer sa propre légitimité à gouverner et justifier l’expropriation des anciens propriétaires terriens à laquelle elle devait pour une grande part l’origine de sa fortune (par la vente nationale des biens du clergé et de la noblesse entérinée par l’Empire), tout en privant de fait la plupart des citoyens des droits politiques élémentaires réclamés par le principe démocratique : presse libre, droit d’association, droit de grève, voire droit de vote (le vote était censitaire sous Louis Philippe : lié au niveau d’imposition) etc., et en assurant de ce fait sa domination politique sans faille.
Au passage, on remarquera que la naissance d’institutions républicaines véritables a mis un siècle à se mettre en place, et on appréciera l’impatience mal venue des occidentaux commentant les révolutions arabes jeunes de quelques semaines et auxquelles on reproche de ne pas être assez démocratiques. Il faudrait d’ailleurs ajouter pour être exact que la Guerre de 14 a mis à bas au moins pour la durée de la guerre les avancées démocratiques et sociales acquises au cours des années 1880, et qu’elle a directement produit les deux grands cataclysmes politiques qu’ont été la montée du nazisme en Allemagne et l’effondrement de la Russie, ramassée avec une facilité confondante par la grosse cuiller des bolcheviks, non sans quelques dégâts collatéraux sur lesquels on reviendra plus loin.
En février 1848, Les Lamartine et autres Ledru-Rollin proclament la République à la faveur du mécontentement née d’une crise sans précédent (chômage des ouvriers, inflation etc.). Et ils se trouvent immédiatement confrontés à un problème majeur – ça va vous rappeler quelque chose : la dette de l’état. La situation est si grave qu’elle risque d’entraîner la faillite de la Banque de France. En réalité, comme l’explique lumineusement Marx dans Les luttes de classes en France, la dette de l’état est précisément le résultat du renversement de rapport de force entre la bourgeoisie financière et l’état, tout au long des années 30 et 40. Marx écrit : « Ce n’est pas la bourgeoisie française qui régnait sous Louis-Philippe, mais seulement une fraction de celle-ci, banquiers, rois de la Bourse, rois des Chemins de fer, propriétaires des mines de charbon et de fer, de forêts, une partie de la propriété foncière ralliée à eux en un mot : l’aristocratie financière » (Les Luttes de classes en France)
Tandis que le capital industriel naissant (avec le retard et les difficultés qu’on sait en France, et dans une situation curieusement comparable avec la désindustrialisation actuelle) a vécu à crédit, il est soutenu à bout de bras par un état qui lui fournit souvent clé en mains ses infrastructures (comme c’est le cas pour les chemins de fer : l’état prend en charge la construction des voies), et qui lui-même est conduit de ce fait à s’endetter considérablement. Marx écrit : « Le fait que les biens de la Nation échoient à la haute finance, par quoi est-il déterminé ? Par l’endettement toujours croissant de l’Etat. Et l’endettement de l’Etat ? Par l’excès toujours croissant de ses dépenses sur ses recettes, disparité qui est à la fois la cause et l’effet du système des emprunts d’état. » Les actionnaires des industries, solidaires des banques qui les font vivre par la spéculation, s’en prennent très logiquement à l’état en exigeant le renflouement de la Banque. Résultat : l’augmentation de 45 centimes d’impôts décidé par le gouvernement républicain tout frais émoulu de la Révolution de février, impôt qui pressure le petit peuple et particulièrement les producteurs immédiats (paysans et artisans).
Un autre aspect de la politique de 48 est également significatif de cette aliénation de l’état aux intérêts de la bourgeoisie financière : Louis Blanc avait proposé la création d’ateliers sociaux, c’est-à-dire de coopératives ouvrières ; on l’envoie diriger avec l’ouvrier Martin une improbable Commission du Luxembourg, et au lieu, de coopératives, on puise dans les caisses de l’état pour financer des travaux de terrassement plus ou moins justifiés mais permettant d’occuper les ouvriers parisiens au chômage du fait de la crise. Résultat : la dette de l’état est encore aggravée, la bourgeoisie financière exige en juin la fermeture des ateliers sociaux au nom de la réduction de la dépense publique, les ouvriers sur le carreau se révoltent (à l’époque pas d’indemnités de chômage, le chômage signifie qu’on ne mange plus à sa faim), et pour « sauver la révolution » des extrémistes qui la menacent, les républicains envoient contre eux la troupe – premier acte d’un divorce durable entre les ouvriers et la République, la Commune de Paris sera le second.
Leçon de choses éloquente à méditer par la gauche modérée, éternellement prise entre le marteau de la dette et l’enclume de la radicalisation sociale, ou du moins le croit-elle, et qui va tout perdre à partir de l’élection du président bonapartiste : Ledru-Rollin, menacé d’emprisonnement après la journée de juin 49, s’exile en Angleterre d’où il ne reviendra qu’en 1870.
En fait, il existait bien une autre solution politique comme Marx le montre : assumer la faillite de la Banque et la nationaliser, comme De Gaulle a fait en 45. Marx écrit : « La faillite de la Banque [qui aurait dû advenir si le gouvernement provisoire ne l'avait sauvée grâce à la levée d’impôts], c'était le déluge qui balayait en un clin d'oeil du sol français l'aristocratie financière, l'ennemi le plus puissant et le plus dangereux de la République, le piédestal doré de la monarchie de Juillet ». Ne peut-on écrire, sans risque d'anachronisme : « l'aristocratie financière, l'ennemi le plus puissant de la République, le piédestal doré de la République confisquée de Sarkozy »?
Le problème est le même depuis 1789, et c’est pour cela que certains voudraient nous faire croire qu’il faut refermer le chapitre Révolution française et le ranger tout entier dans le livre noir des passifs du terrorisme politique. En réalité, sont nés à ce moment-là les principes démocratiques dont nous vivons. Mais précisément ces principes démocratiques exigent la dissociation nette entre pouvoir politique et oligarchie sociale, et s’opposent en leur fond à la confusion entre les deux. Cependant, tendanciellement, oligarchies sociales et politiques tendent à fusionner depuis qu’il y a des sociétés politiques. Tout le monde comprend (parce que les choses sont bien plus simples que les experts en tous genres veulent nous le faire croire) qu’il est très naturel, pour ceux qui possèdent déjà la puissance sociale (l’accaparement des moyens de production industrielle par des moyens souvent douteux : qu’on se souvienne comment les chemins de fer ont été reprivatisés par Louis Napoléon Bonaparte, et comment il a redistribué les actions à ses alliés) de souhaiter un ordre politique qui ne leur contrevienne pas, et même les favorise. Les intérêts oligarchiques et le pouvoir politique fusionnent totalement dans deux cas après la Révolution française : celui des régimes totalitaires (staliniens ou maoïstes) et celui du régime que Marx a caractérisé comme bonapartiste. On y vient.
Marx montre dans Le 18 Brumaire que l’aventurier Louis Napoléon Bonaparte, neveu du précédent, aussi criblé de dettes qu’il est dépourvu de scrupules, va très habilement jouer des contradictions politiques du révolutionnarisme bourgeois pour parvenir à gouverner en son nom en se faisant élire député puis Président de la République en décembre 48.
Que fait Napoléon le Petit pour se faire élire Président de la République (suivez mon regard)? Il fait croire aux paysans et aux ouvriers que les ennemis sont les républicains qui les accablent d’impôts. Il propose donc de supprimer les corps intermédiaires (ça ne vous rappelle rien ?) et d’instaurer un rapport direct entre le peuple et sa personne – le neveu de l’oncle fait croire qu’il est un nouveau Bonaparte, le ‘Poléon des colporteurs d’images, dont non seulement les petits paysans propriétaires ont une nostalgie légitime parce qu’il a pérennisé leurs acquis fonciers, inscrit dans le marbre leurs droits de propriétaires arrachés à l’ancien régime, mais également les ouvriers, parce que pendant tout l’Empire, il a maintenu le prix du pain à des niveaux acceptables par une politique dirigiste, et que le soutien de l’activité industrielle (et la faiblesse de la population ouvrière) fait que le chômage n’existait quasiment pas (sauf à partir de 1811). Napoléon le Petit, ainsi que Victor Hugo un peu tardivement dégrisé le nommera dans un texte célèbre, se présente, notamment auprès de la classe paysanne de petits propriétaires en voie d’expropriation, comme le champion de la République et des intérêts du « petit peuple », contre les républicains de 48 qui lui avaient imposé un nouvel impôt, et assassiné ses fils prolétaires lors de l’insurrection de juin.
Résultat : les ouvriers et les paysans plébiscitent Napoléon le Petit, il est élu Président de la République à plus de 70% des voix. Dès qu’il est au pouvoir, son action est naturellement en contradiction totale avec ses promesses : il rétablit l’impôt qui touche le plus durement le petit peuple, l’impôt sur le vin, et se fait un allié de la bourgeoisie financière en continuant la politique d’endettement de l’état et de distribution de prébendes et autres délits d’initiés (il se sert largement au passage : éponge ses dettes, s’enrichit considérablement). La bourgeoisie financière lâche les républicains et applaudit au coup d’état : enfin un état fort, enfin un homme fort !
L’insurrection de 51 contre le coup d’état (et ce sont surtout les paysans qui la font) est réprimée durement, les républicains sont emprisonnés ou en exil. La montée du mouvement ouvrier à partir de 1860 et la pression des républicains contraindra le régime bonapartiste à révéler un autre des dangers qu’il recèle : le recours à la guerre et au nationalisme xénophobe : Napoléon le Petit tentera en vain de sauver son régime en 1870 en déclenchant une guerre calamiteuse et rapidement perdue.
La défaite de Napoléon le Petit entraîne la proclamation de la République – aussitôt confisquée par la bourgeoisie orléaniste, monarchiste et bonapartiste. Le premier acte du gouvernement de Thiers aura été de s’entendre avec l’ « ennemi » Bismarck pour écraser l’insurrection communaliste et fusiller en quelques jours 17 à 25 000 démocrates socialistes communards. Les succès électoraux des républicains radicaux, l’arrivée au pouvoir de Jules Grévy en 1879 renversent la vapeur : l’amnistie des communards est le véritable acte de naissance de la République. Cependant, cette République nouvelle sera empoisonnée pendant trente ans par l’esprit de revanche (l’Alsace et la Lorraine) entretenu par les marchands d’acier et de canon qui conduiront le monde à la catastrophe de 1914 – ultime conséquence, et quelle ! du bellicisme bonapartiste. La droite française ne se convertira réellement à la République que grâce à De Gaulle en 1945 : en attendant elle a largement préparé les esprits, notamment par sa chasse aux indésirables (les étrangers regroupés dans des camps de détention) à la politique antisémite, antisociale et collaborationniste du Maréchal Pétain (plus des deux tiers de ses députés votent les pleins pouvoirs à Pétain en 1940).
Quant à De Gaulle, son inspiration bonapartiste aura été tempérée en 45 par le programme du Conseil national de la Résistance, et ensuite par son volontarisme politique servie par une période de croissance économique et industrielle. Cependant c’est bien contre l’autoritarisme de l’état gaulliste et la monarchie d’état qu’est la Vème République que s’était exprimée la révolte de 68. Mitterrand, après en avoir été un sévère et pertinent critique, et après les quelques semaines de victoire populaire entraînant la première politique de l’après-mai 81, s’est moulé dans le bronze de ces institutions : il en est mort avant de mourir. Lionel Jospin de même, a enterré sa première politique démocratique et sociale (les 35 heures, la parité) en renforçant encore ces institutions par le renversement du calendrier électoral. On assiste depuis 1995 à la décomposition politique du gaullisme : Nicolas Sarkozy et Jean-François Copé ont repris sans fard le flambeau de l’aventurisme politique bonapartiste intrinsèquement lié à divers clans du capital financier, et renoué avec les tendances les plus dangereuses et les moins républicaines de la droite français par-dessus la tête de De Gaulle et du pacte républicain de 1945.
Un bémol aux analyses de Marx, mais important parce qu’elle permet de rendre raison du même coup de l’autre forme totalitaire et monstrueuse du bonapartisme : le stalinisme et son avatar chinois. Marx rend responsables les seuls paysans de l’accession au pouvoir de Napoléon Bonaparte, les qualifiant, avec tout son mépris significatif d’urbain progressiste, de pommes de terre dans un sac. C’est faux. Mais en convenir reviendrait pour lui à contredire un de ses articles de foi et non des moindres : il considère que la domination de la bourgeoisie industrielle est la condition pour la constitution du prolétariat industriel en classe consciente d’elle-même, seule capable, c’est la mission historique qu’il lui assigne, d’exproprier les expropriateurs et d’accomplir la promesse révolutionnaire de la Révolution française par la révolution communiste censée déboucher nécessairement sur une société sans classe et sans état.
Il est cruel et nécessaire d’insister : Marx s'est trompé sur le rôle providentiel qu’il a assigné sous couvert de dialectique et de matérialisme historique au seul prolétariat industriel, qu'il a hypostasié comme Hegel avait hypostasié l'Etat. Le Prolétaire est le dieu caché de la dialectique marxienne comme l’Etat était l’incarnation de l’Esprit absolu pour le philosophe de Iéna. Croyant descendre du ciel des idées sur la terre des rapports de production, il a en fait promu une certaine conception autoritaire et centraliste de la révolution "socialiste", extrêmement minoritaire dans le mouvement ouvrier jusqu’en 14, mais que la catastrophe de la Guerre de 14 et la Révolution bolchevik ont rendu majoritaires (au moins au congrès de Tours en 1920) : comme Proudhon l’avait prédit (on laissera ici de côté les torts dont la nuit du temps marxiste accable Proudhon : ils ne sont pas du même ordre), l’étatisation des moyens de production ne devait être en fait qu’une nationalisation totalitaire, forme mutante effroyable du bonapartisme et de l'expropriation des producteurs immédiats.
Marx s’est incontestablement trompé, la chose est depuis longtemps avérée, lorsqu’il estimait dialectiquement inéluctable et démontré par le matérialisme historique la future expropriation des expropriateurs capitalistes. Plus grave encore, il ne nous a pas expliqué comment on passait de la supposée nécessaire et transitoire dictature du prolétariat à la société sans classe et sans état, ce qui est un gros, gros problème. Les Russes et les Chinois peuvent nous en dire quelque chose : le socialisme stalinien et maoïste n’aura été qu’une manière forte (euphémisme) d’imposer à ces deux immenses territoires l’industrialisation à marche forcée, et on sait à quel prix, humain, écologique, politique. Que la collectivisation étatique et ultra-centraliste des moyens de production ait débouché sur une forme totalitaire monstrueuse d’expropriation accélérée et ultra-violente des producteurs immédiats, doit sans aucun doute lui être imputé à charge : malgré la mise en garde des socialistes dits utopiques, notamment Proudhon,qu'il a eu grand tort de balayer rapidement d’un revers de sa rhétorique retorse et redoutable, sa critique lucide de l’état hégelien et prussien n'a malheureusement pas permis à Marx de prendre la mesure de la puissance des tendances oligarchiques de la machine étatique (comment n’a-t-il pu vu que la dictature du prolétariat ne se transformerait pas immédiatement en bureaucratie oligarchique), ni de comprendre vraiment la mutation anthropologique considérable (notamment en ce qui concerne le rapport au travail et au territoire) induite par la Révolution industrielle. On l’a dit : cette mutation est encore en cours dans une partie du monde et on n’a pas fini ici d’en mesurer le coût humain, écologique, politique.
Reste que Marx avait vu juste sur l'incompatibilité essentielle entre les conquêtes bourgeoises de la Révolution française et la domination de ce qu'il appelle (la formule est à reprendre) l'aristocratie financière : celle-ci tend à renaturaliser l'ordre social oligarchique, à supprimer la contradiction introduite par la politique révolutionnaire des conventionnels de 93. D'où aujourd’hui, dans un contexte de désindustrialisation, le retour à une société de caste et de rentiers, comme l'avait vu Jacques Julliard qui n’est pas à ma connaissance un gauchiste, et l’opposition frontale entre les intérêts de cette classe dominante et l’immense majorité du prolétariat salarié. La volonté politique essentielle des premiers est d'éradiquer la contradiction politique et de faire passer pour un extrémisme l'aspiration aux droits naturels, à l'égalité et à la liberté dont il faut dire et redire qu’ils sont des conquêtes inaliénables de la Révolution française. Les moyens politiques que les oligarques emploient pour assurer leur domination sociale et politique sont depuis deux siècles inchangés. Nicolas Sarkozy est bien à cet égard le dernier nain du bonapartisme.
Il aurait fallu développer davantage ici l’idée qu’une autre pathologie politique, et non la moindre, est directement issue du bonapartisme et de la tradition césariste française : le nationalisme xénophobe et la tentation de la guerre. Personne ne doit ignorer aujourd’hui qu’une classe sociale dominante, pour sauvegarder des intérêts immédiats et à court terme, peut bazarder et la démocratie et la paix. Il faut ajouter : et menacer les équilibres écologiques de la planète par une surproduction imbécile de produits vouées à une obsolescence de plus en plus rapide, sur laquelle le candidat Mélenchon, entre autres choses, a raison d’insister.
Par-dessus la tête du stalinisme et contre lui, il faut retrouver, pour combattre le dernier avatar du populisme bonapartiste qui fascine aujourd’hui la plus grande formation politique de la droite et conduit au pire, les accents républicains de défense des acquis de la démocratie d’égalité des droits et de justice sociale. Mais davantage : il faut méditer les leçons de l’histoire, et se souvenir que le chantage à la dette de l’état est un des moyens de l’aristocratie financière d’assurer en plus de la domination sociale sa domination politique sur les états et les peuples. Comment ne pas voir que cette phrase de Marx est d’une actualité brûlante : « Si, de tout temps, la stabilité du pouvoir d’Etat a signifié la loi et les prophètes pour le marché financier et ses officiants, comment n’en serait-il pas ainsi surtout aujourd’hui où chaque déluge menace d’emporter, en même temps que les vieux Etats, les vieilles dettes d’Etat » Méfions-nous de ceux qui nous parlent à longueur d’antenne de stabilité politique, d’état fort et de désendettement : souvenons-nous que leur priorité n’est pas la démocratie politique. C’est la nôtre : la domination politique du capitalisme financier n’est pas une fatalité. Et de ce point de vue, Jean-Luc Mélenchon a encore raison : l’enjeu pour les citoyens dans cette élection est bien de prendre le pouvoir. Quant à la domination sociale et économique, elle ne sera corrigée qu’à force de volonté politique : en favorisant par exemple les coopératives ouvrières et toute forme de lutte contre l’accaparement privé des richesses et des biens terrestres communs (eau, pétrole).
Il faut se souvenir enfin, que par-delà les frontières de la France et de l’Europe, nous sommes tous d’anciens paysans exilés et déracinés venus d’un peu plus près ou d’un peu plus loin sur la planète, du coin où l’on avait pris souche depuis plus ou moins longtemps, chassés dans les villes surpeuplées par l’expropriation financière et technique – lorsque ce n’est pas par la xénophobie nationaliste.
Sans aucun doute il s’agit de souhaiter une révolution citoyenne et écologique, à condition de ne pas ignorer que les sociétés secrètent tendanciellement, quel que soit leur mode d’organisation, et à tous les niveaux, les plus petits et les plus locaux de leurs institutions, une élite autoproclamée tendant à s’instituer en oligarchie. Cela ne signifie pas qu’il faille supprimer les corps intermédiaires, partis, syndicats, etc. mais qu’au contraire, la lutte pour les libertés démocratiques n’est jamais gagnée, et qu’elle doit être, contre la force d’inertie des formations politiques ou syndicales qu’il faut parfois savoir abandonner pour en créer d’autres, toujours indéfiniment et courageusement recommencée. Cela aussi Marx l’a écrit et mon accord sur ce point est total : « La meilleure forme de l’Etat est celle où les antagonismes sociaux ne sont pas estompés, ne sont pas jugulés par la force, c’est-à-dire par de simples artifices, donc en apparence seulement.La meilleure forme de l’Etat est celle où ils entrent en lutte ouverte et trouvent ainsi leur solution ». Il ne faut pas se lasser de répéter ce que d’aucuns prétendent être le cœur véritable de la pensée de Marx (on n’en discutera pas ici), à savoir rappeler à l’état dit bourgeois, héritier des principes de la Révolution française d’égalité et de liberté que son « devoir » premier consiste à créer le terrain démocratique favorable à la lutte émancipatrice de l’ « immense majorité ».
Accepter cet état de fait : à savoir que les équilibres et les compromis politiques sont provisoires (historiques), que les antinomies sociales et politiques renaissent toujours, c’est le suprême vaccin contre les tentations totalitaires. Jamais la société ne sera Une, parce que l’antinomie essentielle est celle de la conscience séparée : le Non que chacun est capable de prononcer pour le meilleur ou le pire à l’encontre du monde, est la garantie de la liberté. Liberté toujours équivoque au regard des morales sociales : la liberté de faire le bien et le mal, le monothéisme juif l’a dit le premier, mais qu’on le veuille ou non, inaliénable à aucun ordre politique institué, fût-ce je ne sais quel improbable Royaume édénique divin ou laïc du bonheur éternel.
Et le paradoxe suprême, l’antinomie dernière, est que c’est par elle, la liberté, par l’affirmation du caractère inaliénable de la liberté de conscience, que se trouve fondée parce qu’elle y gagne son irréductibilité, la foi nécessaire soutenant la lutte sans fin pour un monde plus juste et plus égalitaire.