Alors qu'Aurore Martin, une militante du parti indépendantiste basque Batasuna (interdit en Espagne) est sous le coup d'un Mandat d'Arrêt Européen pour délit d'opinion (manifestation de soutien aujourd'hui 17h à Saint-Jean-Pied-de-Port, Pyrénées Atlantiques), les deux représentations du spectacle traditionnel de la Pastorale à Larrau (Haute-Soule, Pyrénées Atlantiques, les 7 et 13 août) ont rencontré un succès mérité. Jetées dans un creux des montagnes vertes, trois immenses tentes blanches abritent des buvettes et des tablées désertes de trois cents couverts ; plus loin au bord du col où s’accrochent les larges bâtisses du village, des tréteaux montées au milieu d’un amphithéâtre de gradins provisoires noirs de monde regardent vers la frontière espagnole, ligne abstraite tracée sur l'arête des monts bosselés à la lande rase. L’intermède rouge des satans sauteurs et légers danse au centre de ce cirque naturel couronné par les taillis de noisetiers et les champs étagés jusqu’à la limite des forêts de hêtres et de chênes. En contrebas, le gave creuse en roulant ses galets une vallée sinueuse et sombre. Le tonnerre gronde à l’est mais la moitié du ciel dans la chaleur lourde du soleil écoute la féérie séculaire de ce spectacle à l’antique de très haute tenue surgi magiquement du paysage grandiose et l’exultant dans une étrange langue dont on ne connaît pas l’origine. Au-dessus de l’entrée centrale, au fond de l’estrade nue (de 12 m. sur 12), dans leur loge haut perchés, les musiciens jouent les rythmes transmis de génération en génération depuis le moyen âge, et quelques compositions originales : un txirula, un txanbela, un arrabita, un bouzouki, un esküsoinü, un saxo, un violoncelle, un atabal, un percussionniste, un zeharrüxtüla. L’Erregent comme on dit ici (ou metteur en scène : Jean-Pierra Recalt-Althabe, du village d’Alçabehety), assis à son bureau au fond du décor, annonce le prochain récitatif et agite un petit drapeau, rouge pour l’entrée des « turcs » (par la gauche), vert pour l’entrée des « chrétiens » (par la droite). Les comédiens (tous surprenants de virtuosité et pourtant tous amateurs résidant à de Larrau : 97 acteurs de 7 à75 ans, 120 bénévoles sur 217 habitants) entrent d’un pas régulier au rythme de la makila (les bons ou « chrétiens »), ou bien dans le désordre de gestes frénétiques et saccadés (les méchants ou « turcs »). Le rôle-titre, Telesforo Monzon, jeune homme élégant devenu un impressionnant gaillard massif comme le sont souvent les bergers du pays (Ximun Accoceberry : Monzon jeune, excellent Dominique Urruty : Monzon à l’âge mûr), se détache de la ligne des « bons » (alignés sur le côté droit de la scène) et commence sa hiératique marche demi-circulaire vers le centre de l'estrade, en martelant de sa makila les 4 versets d’une stance : chaque verset est composé de 4 couples d’une syllabe courte et d’une longue accentuée – taTa taTa taTa taTaaa (point d’orgue sur la finale), le troisième verset est chantonné un ton plus haut, et à la fin du quatrième, revenu dans le rang, le comédien ponctue la stance en levant les deux bras vers le ciel. Un autre personnage s'avance et lance sa réplique sur les trois notes de la même mélopée.
Entrecoupant les scènes de récitatifs, le chœur (tout ou partie des comédiens, « turcs » et « chrétiens » confondus, qui perdent leur identité individuelle) envahit le plateau, et, sous la direction de l’Erregent, entonne un de ces chants traditionnels basques, que le public reprend avec une puissance bouleversante rebondissant sur le karst noir des montagnes.
Immuablement vient un moment où les bergers descendus des cayolars (cabanes des estives) viennent donner leur opinion sur l’action ; ils se font précéder d’un troupeau de 30 brebis décorés, et d’un âne : leurs clochettes bondissantes répondent aux autres bêtes des pacages alentours, vaches blondes, pottioks (chevaux demi-sauvages), manechs. Les enfants rient.
Les spécialistes de littérature grecque et romaine ou des mystères chrétiens (dont la forme de la pastorala découle) apprécieront la pérennité inattendue de ces formes primitives du théâtre, à l’origine de toute la culture littéraire occidentale.
Mais ce n’est pas la guerre de Troie qui nous est contée aujourd’hui : on est au Pays Basque français, rallié pour l’occasion par de nombreux basques venus par le Port de Larrau (à près de 1800 mètres) des quatre provinces du Pays basque espagnol, et c’est l’histoire d’une figure fondatrice du parti indépendantiste Herri Batasuna, Telesforo Monzon (1904-1981), qui fait l’objet de ce récit semi-chanté antique et très moderne. Monzon était avant-guerre ministre du gouvernement basque sous la république espagnole, le fascisme franquiste le poussera à l’exil en Amérique puis à Saint-Jean-de-Luz à partir de 1946 : il défendra les 16 basques de Burgos en 70 ; en 71, lancera une grève de la faim pour soutenir les réfugiés politiques basques expulsés vers l’Espagne fasciste par le gouvernement français ; élu député de Batasuna après la mort de Franco, il compose en 1977 une chanson pour la marche de la Liberté, durement réprimée par les gardes civils espagnols qui l’arrêteront puis le relâcheront. Lorsque arrive sur scène Franco en personne, du côté « turc », ponctuant sa stance furieuse d’un menaçant geste circulaire de la badine qu’il tient en main (traditionnellement réglementée comme la démarche nerveuse des méchants), le public hurle sa haine. Lorsque Carrero Blanco tombe sous les coups d’un militant de l’ETA et est évacué dans une trappe sous l'estrade (l’attentat du 20 décembre 1973 est joliment représenté par un duel au bâton entre rouges et bleus – si Carrero Blanco avait vécu, il aurait peut-être succédé à Franco –), le public hurle sa joie.
Inutile de se voiler la face : l’auteur de la pastorala (Johane Bordaxar de Mauléon) nous raconte l’histoire du XXème siècle d'un point de vue largement engagé et proche des thèses du parti Batasuna. Ce parti est le seul à avoir refusé de condamner la violence terroriste d’ETA, ce qui lui vaut d’être interdit en Espagne depuis 2002. Comme le murmurent les habitants des villages alentours, la Pastorala Monzon de Larrau est très « politique ». Mais que dit-elle : que la dérive terroriste d’ETA est le produit des pratiques de torture et de répression insupportables du fascisme franquiste. Rien d’autre. Qu’à l’origine, cette organisation d’inspiration « marxiste-léniniste » avait « le feu de Guernica » dans les yeux et voulait «une terre ouverte et sans frontière », un « Pays Basque libre et socialiste » qui protège les anciens droits communautaires et égalitaires de la tradition pastorale. C’est en tout cas ces idéaux socialistes et démocratiques que chante la pastorale, embrassant dans l’universalité lyrique de l’émotion cathartique les convictions classées à l’extrême-gauche des héritiers de Batasuna (parti qui n’a jamais été interdit en France) : elle élabore poétiquement et pacifiquement une histoire violente et difficile, mettant l’accent sur un Monzon auteur de chansons (chantées par le chœur) connues de tous, et… de pièces de théâtre.
Une histoire dans laquelle les Français ont parfois joué un rôle regrettable. Et continuent à jouer un rôle regrettable.
La pastorala de Monzon n’est pas une curiosité folklorique : elle est populaire parce qu’elle est le fruit de la population des villages eux-mêmes, on l’a dit, et largement soutenue par un public enthousiaste. Mais aussi parce qu’elle a une portée politique d’actualité immédiate.
Revenue à ma voiture après les quatre heures de représentation et le repas organisé par l’iskatola d’Alos, j'ai trouvé un tract glissé sur mon pare-brise, annonçant la manifestation d’aujourd’hui (15 août) 17h contre le « mandat d’arrêt européen », pour la défense des droits civils et politiques, et pour refuser l’arrestation et l’extradition de la militante de Batasuna Aurore Martin vers l’Espagne. Je me suis renseignée : « La jeune femme de 32 ans est sous le coup d’un mandat d’arrêt européen pour avoir participé à des réunions publiques en Espagne au nom du parti indépendantiste Batasuna, interdit par Madrid et autorisé par la France. Des faits qualifiés en Espagne de «participation à une organisation terroriste», et pour lesquels elle risque douze ans de prison. «Ce qui lui est reproché relève du délit d’opinion. Un acte que nous commettons tous les jours dans notre activité militante», commente Alice Leiciagueçahar, conseillère régionale d’Europe Ecologie-les Verts, qui s’était déclarée prête à cacher Aurore Martin (Libération le 20 juin 2011). Voir ici même sur Mediapart les trois articles consacrés à cette militante qui a choisi de sortir de la clandestinité en France le 18 juin, et s’est présentée aux élections cantonales en mars 2011 à Tardets sous l’étiquette « Euskal Herria bai » (Pays Basque uni, oui) : «Militante basque, Aurore Martin choisit de sortir de la clandestinité» (3 juin 2011 : cet article contient une interview vidéo de Aurore Martin), «La police aux trousses d’Aurore Martin», 21 juin 2011, «Aurore Martin refait surface à Biarritz», 21 juin 2011.
Quels que soient les sentiments qu’inspirent la cause de l’indépendantisme basque (la réunion des sept provinces basques, trois françaises, quatre espagnoles sous une même entité politique) ou l'engagement d’extrême-gauche (écologiste et féministe) des militants de Batasuna, il est clair que l’extradition pour le seul délit d’opinion de cette militante vers l’Espagne où elle risque douze ans de prison, est, d’un point de vue purement démocratique et citoyen, parfaitement intolérable. Claude Guéant, intéressé comme les démocrates-chrétiens au pouvoir du côté du pays basque espagnol, à détourner l’attention de la population de la situation économique et politique due à la crise sans précédent que nous vivons, a pourtant réaffirmé que la France tiendrait ses engagements, et que Aurore Martin serait extradée. Qu’est-ce que ce Mandat d’Arrêt Européen qui permet d’extrader des individus pour délit d’opinion ? A quand l’extradition de Hongrois réfugiés en France parce qu’ils s’opposent à un régime qui glisse vers le populisme fasciste ? Après-demain (17 août), le tribunal de Cahors devra décider si un autre militant, ancien membre de l’ETA, interdit de séjour au Pays Basque depuis dix ans, tombe sous le coup du MAE. Son cas est différent : la police espagnole aurait retrouvé la trace de son pouce sur une lettre piégée. Mais l’enjeu est le même : choisit-on la politique de la pacification, permettant à d’anciens militants de tourner la page, à d’autres d’exprimer des opinions libres, ou relance-t-on indéfiniment, pour des motifs qui n’en doutons pas, sont politiques, le cycle infernal de la vengeance, de la haine et de la violence.
La Pastorala de Monzon trace une autre voie : celle de la poésie et du récit historique. Sa haute tenue littéraire et éthique est une leçon de maintien. L’histoire ne dit pas ce qu’en aura pensé François Hollande, emmené là le 7 août par le sénateur socialiste des Landes Jean-Louis Carrère parmi 4000 spectateurs enthousiastes. On est plus curieux encore de savoir ce que Martine Aubry, parente par sa mère de ce « petit peuple qui chante et qui danse auprès des Pyrénées » (Voltaire), pense de l’extradition d’Aurore Martin.