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Billet de blog 16 janvier 2011

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La liberté est tunisienne !

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Je me souviens d’un de mes élèves tunisiens du département de Génie électrique à l’IUT du Havre. Les tunisiens étaient rares, la plupart venaient du Maroc ou des pays d’Afrique noire. Les autres, moins nombreux, étaient des enfants d’immigrés des barres HLM sinistrées du Havre, d’autres moins nombreux encore, les normands, venaient souvent des zones pavillonnaires de la banlieue du Havre ou des villages du Pays de Caux.

Je me souviens qu’avec mon élève tunisien, on avait échangé quelques mots sur le régime de Ben Ali : la misère, la répression, l’impossibilité de parler librement politique dans les rues de Tunis. C’est ce qu’il m’avait dit et je ne l’ai pas oublié.

Malheureusement, comme beaucoup de ces jeunes hommes qui venaient d’Afrique – il n’y avait pas de filles, ou une infime minorité –, ses sympathies allaient aux islamistes persécutés dans son pays. Je ne pouvais pas mesurer quelle part de provocation entrait dans cette opinion affichée face à moi, jeune femme blanche, à la réputation de « parisienne » que me faisaient mes collègues havrais – moi qui suis née à Laroche-Migennes ! –, irrités par mes diplômes de docteure agrégée de Lettres modernes et mes articles sur des auteurs réputés illisibles.

Le dialogue était extraordinairement difficile, tout était contre moi : le fait que je sois une femme, la matière que j’enseignais et dont j’avais honte : la « culture communication », qui consistait non à initier mes élèves à cette culture française que ma propre famille avait découverte au début du siècle dernier grâce à l’école de Jules Ferry, mais à faire d’eux des techniciens acculturés qu’ils n’avaient nul besoin de moi pour être, et de leur apprendre tout juste de la langue française ce qui était censé leur être utile pour se « vendre » sur le marché du travail : ces modèles de Curriculum vitae qu’on me demandait de leur fournir, alors qu’ils pouvaient aussi bien les trouver sur internet.

J’essayais, j’essayais quand même d’aller vers eux et de provoquer le dialogue. Je leur passais le film de Youssef Chahine sur Averroès, Le Destin : la tension dans la classe était incroyable, les normands étaient violemment choqués que je leur montre un film sur les arabes, les autres étaient profondément déstabilisés de voir que cette fille blanche puisse avoir l’outrecuidance de leur montrer leur histoire. D’autres fois, effarée d’avoir entendu certains faire référence au Protocole des Sages de Sion, qui circule comme un document avéré en Afrique noire particulièrement, j’avais entrepris de leur raconter l’histoire d’Israël que je découvrais avec eux, en partant de l’Egypte des pharaons. J’essayais de leur donner une vue historique complète de l’histoire du monde et de l’histoire des trois monothéismes – et là encore, c’était autant pour moi que pour eux, pour essayer de comprendre quelque chose à cette question religieuse, si loin de moi, de ma culture de petite-fille de communistes athées.

J’aurais voulu leur dire que nous étions eux et moi, pas si loin qu’il y paraissait (il m'est arrivé de le leur dire) : mes grands-parents étaient des fils d’artisans et de paysans du sud de l'Auxerrois et de la Nièvre ; ils avaient émigré à Migennes, dans le nord du département de l’Yonne, pour faire le cheminot à la gare de triage en 1945 : la ville avait été bombardée à la fin de la guerre et ils habitaient dans des cabanes en planche ; ils y cultivaient de petits jardins qu’ils ont continué à entretenir, lorsqu’ils ont emménagé dans les « cités ». A la fin des années 50, ils ont fait construire une maison en dur dans le quartier de Fouchy, sur d’anciens marais asséchés entre l’Armançon et l’Yonne. Mon oncle a d’abord habité avec sa jeune femme le sous-sol de la maison de mes grands-parents, comme ça se faisait, et puis, lorsqu’il a commencé à travailler en usine, la Capy, il a déménagé dans le nouveau HLM, bâti au début des années 60. C’est à ce moment-là aussi, après la guerre d’Algérie, que d'où mon oncle revenait et où il avait été emprisonné pour insubordination (ils allaient la nuit, mon grand-père et lui, barrer les rues de grandes inscriptions à la peinture blanche : Paix en Algérie), que les arabes sont arrivés dans le quartier de Fouchy. Ils se sont installés à leur tour dans le HLM, à peu près au moment où mon oncle a fait construire à son tour, agrandissant la ville du côté de l’étang et de la zone industrielle.

Aujourd’hui, ce sont les fils des immigrés de ce HLM qui font construire dans le petit village de l’autre côté de l’Armançon, Cheny ; et lorsque je vais me promener en vélo le long de la voie ferrée, je les vois cultiver avec le même soin et le même amour que mon grand-père, les lopins de terre qu’ils louent ou qu’ils ont achetés, je ne sais pas. A une trentaine de mètres de la maison de mes grands-parents, morts à présents, elle est devenue la maison de week-end de mon père, au milieu des maisons en pierre de bourgogne, une mosquée, modeste bloc de béton de plain-pied reconnaissable seulement à ses curieuses arcades.

Comment faire comprendre à mes élèves, venus des petits villages du sud du Maroc dont ils me montrent les photos, que je me sens plus proche d’eux que de la plupart des parisiens que je côtoie ? Comment leur faire comprendre que cette culture sophistiquée, que cette littérature que personne ne voulait que je leur enseigne (c’est pourtant pour ça que j’avais été formée), pas même eux, a représenté pour ma famille un défi d’intégration – la preuve même de leur droit à être des citoyens français à part entière, et que c’est ce qu’elle continue à représenter pour moi ?

Mais tout contribuait à m’accabler : mon propre échec, ou ce que je ressentais comme tel, de n’avoir pu, faute d’une habileté sociale que mon back-ground ne pouvait m’avoir fait acquérir, à intégrer l’Université comme maître de conférence, malgré mes diplômes et la « qualification » qui m’en ouvraient théoriquement le droit, malgré mon acharnement à faire le grand écart entre mon expérience d’enseignement et les articles que je continuais à publier dans des revues universitaires sur Nathalie Sarraute ou Jean-Paul Sartre.

Ils sentaient mon découragement, de plus en plus criant à mesure que je mesurais mieux mon impuissance, et refermant sur moi le piège de ma situation impossible, il achevait d’ôter tout crédit à mon discours optimiste de grand dialogue universel entre les cultures et les croyances. Quelquefois, ils me prenaient à part à cinq ou six, et s’amusaient à me bombarder de « preuves » de l’existence des miracles d’Allah glanés sur des sites internet. Je finissais par fuir toute « discussion ». Cette école républicaine qui m’avait formée et qui finalement ne m’intégrait pas à la hauteur de mes espérances et de mes diplômes, est-ce que je pouvais encore croire qu’elle était capable d’intégrer les autres ? J’ai fini par renoncer et par partir, ou disons-le plus justement, par fuir.

Où est-il aujourd’hui mon élève tunisien ? Il était, je me souviens, plein de colère contre son gouvernement, et son soutien aux islamistes était de pure défiance par rapport à nous occidentaux, juste défiance : le gouvernement français ne recevait-il pas Ben Ali et sa clique avec les honneurs dus à leur rang, parce que soi-disant, même des gens « de gauche » ont osé le dire, sa politique était un modèle de développement économique pour les pays en voie de développement !!

J’avais essayé d’envisager avec lui une autre possibilité que le face-à-face, qui semblait inéluctable à l’époque, entre les islamistes et le régime inique de Ben Ali, et il avait accepté de bouger un peu de sa position. C’était si difficile d’y croire… Et aujourd’hui on y est, le vrai « miracle » a eu lieu : cette possibilité existe vraiment, la possibilité d’une révolution démocratique avec des élections libres, l’élaboration d’une constitution par l’assemblée nouvellement élue etc.

La joie et l’espoir que j’en ressens est immense : cette chance ne s’ouvre pas seulement pour le Maghreb, elle s’ouvre pour les européens, pour les français.

Elle donne définitivement tort à tous les faiseurs de calculs à courte vue, qui affirmaient il y a encore quelques jours que la « faiblesse de l’opposition démocratique » dans ce pays pourtant si fortement politisé, était incapable de relever le défi que la révolte – c’est à présent une révolution – venait de lui lancer. La vérité, c’est qu’ils pensaient tous, qu’ils continuent à penser que les arabes ne sont pas capables de démocratie. La vérité, c’est que de petits politiciens « malins » sont en train de se demander à Londres ou ailleurs, si, pour rétablir l’ordre – celui-là même que Alliot-Marie voulait aider Ben Ali à maintenir – honte à elle, honte à mon pays –, il ne serait pas plus efficace de s’appuyer sur les islamistes de retour d’exil. Regardez-les qui s’empressent de leur donner la parole !

Mais je pense à mon élève tunisien, je l’imagine Avenue Bourguiba, ne cédant rien de son exigence à présent appuyée sur cet espoir qui s’est levé, sur cette victoire qui est la sienne : j’ai confiance en lui, en eux tous, bloggeurs et démocrates de longue date, pour triompher du cynisme « pragmatique » de tous les profiteurs du pouvoir, des deux côtés de la Méditerranée et ailleurs, et donner tort à ceux qui parient toujours, par lâcheté et par intérêt, sur les plus forts et les gens en place.

Je leur fais confiance pour soutenir jusqu’au bout la leçon magistrale que le peuple tunisien vient de donner à la vieille Europe, en lui montrant que les vieux principes qu’elle n’est plus capable de défendre : Vivre libre ou mourir, d’autres, comme Mohamed Bouazizi, nouveau Jan Palach on l’a dit, viennent de les réaffirmer au prix de leur vie ! Ce sont eux, les auteurs du « miracle », ces femmes et ces hommes libres !

Célébrons-les, ces nouveaux héros de la liberté, comme ils méritent de l’être, parce que la révolution démocratique tunisienne est notre espoir à tous d’un monde plus vivable pour tous.

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