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Billet de blog 20 avril 2017

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Le désengagement des intellectuels : un lavage de cerveau estampillé CIA

Quelques compléments d'information et réactions à l'article extrêmement important pour l'histoire intellectuelle française des quarante dernières années publié en Une de Médiapart : https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/140417/quand-la-cia-sattelait-demanteler-la-gauche-intellectuelle-francaise. Commentaires et compte-rendu de lecture à chaud.

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Cet article américain (ici traduit) de Gabriel Rockhill

Illustration 1

sur un rapport de la CIA datant de 1985 qui vient d'être rendu public, est de la plus haute importance pour l'histoire intellectuelle des 40 dernières années et pour notre actualité politique. La voilà la preuve que depuis près de 40 ans, la CIA, relayée par des journaux et des personnalités, a, systématiquement, appuyé la criminalisation intellectuelle de toute opposition politique au PUF (Parti Unique de la Finance). Mais en réalité il ne s'agit pas de la CIA, ça n'est pas une affaire de services secrets mais de volonté politique des oligarchies de conserver et d'accroître leurs privilèges.

A dire vrai, on n'avait pas besoin de cette preuve : on connaît les noms de ceux qui se sont appliqués à détruire la gauche française, et des agents de la CIA qui ont noyauté, corrompu les organisations de gauche et d'extrême-gauche. On connaît les noms des gens qui ont été approchés, et, de manière certaine, le nom des gens qui les ont approchés et, peut-être, payés : en particulier Irving Brown, agent de la CIA, mort en 1989, cf. wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Irving_Brown, et toutes les informations ont déjà été données dans quelques livres.

Mais je le répète, ce n'est pas une question de police, c'est une question politique : la question centrale de la manipulation des intellectuels a consisté à obtenir d'eux-mêmes qu'ils exigent et théorisent leur propre désengagement politique. Il est évident que l'assassinat médiatique de Sartre est le coeur symbolique de l'affaire, comme j'en suis convaincue depuis très longtemps. Je veux reprendre tous mes articles sur Sartre dans un livre dont ce sera la ligne directrice. Lisez plutôt : "Jean-Paul Sartre, en tant que fervent critique marxiste, par son poids médiatique et le rôle notable qu’il a joué – comme fondateur de Libération – dans la révélation des noms du directeur de la CIA à Paris ainsi que de douzaines d'agents secrets, était étroitement surveillé par l'Agence et considéré comme un problème majeur." On remarquera que ces officiers des services secrets et leurs officines ont largement repris la main sur Libération depuis : il suffit de lire L. Joffrin pour s'en assurer.

Chers amis, intellectuels ou pas, vous savez ce qu'il vous reste à faire dimanche : voter pour la vraie gauche - et pas pour ceux qui empêchent ou édulcore avec des discours de charité (PS de droite et de gauche) toute remise en cause du système de domination capitaliste. Mélenchon, bonapartiste de gauche, s'appuierait sur une partie de l'oligarchie et le pouvoir d'état, ne remettrait pas en cause le système ; mais permettrait, par l'élection d'une assemblée constituante, que se rouvre la question politique que ces gens ont délibérément, intellectuellement, décrédibilisé et même criminalisé.

Voici qui vient à point pour corroborer ce que j'écrivais dans mon dernier billet Mediapart sur les intellectuels d'extrême centre qui votent aujourd'hui Macron. Lisez encore ceci sous la plume de G. Rockhill : "C'est dans ce contexte que les mandarins masqués ont recommandé et appuyé la critique implacable déployée par une nouvelle génération de penseurs antimarxistes, à l’instar de Bernard-Henri Lévy, André Glucksmann et Jean-François Revel, contre « la dernière clique des savants communistes » (composée, selon les agents anonymes, de Sartre, Barthes, Lacan et Louis Althusser). Étant donné les penchants à gauche de ces antimarxistes dans leur jeunesse, ils constituent le modèle parfait pour construire des récits trompeurs fusionnant une prétendue évolution politique personnelle avec la marche progressive du temps." CQFD = "En reconnaissant que son éradication totale était peu probable, l'organisation d'espionnage la plus puissante du monde a cherché à éloigner la culture de gauche de la politique anticapitaliste et transformatrice résolue, vers des positions réformistes de centre-gauche qui sont moins ouvertement critiques envers la politique nationale et étrangère des États-Unis."

Et lisez bien ceci : "Selon l'agence d'espionnage elle-même, la théorie française postmarxiste a directement contribué au programme culturel de la CIA, visant à amener la gauche vers la droite, tout en discréditant l'anti-impérialisme et l'anticapitalisme, créant ainsi un environnement intellectuel dans lequel ses projets impériaux pourraient être poursuivis à l’abri de tout examen critique sérieux de la part de l'intelligentsia." Et ceci : "À travers des descriptions qui, comme dans l’ensemble du document, devraient nous inviter à réfléchir de manière critique sur la situation académique actuelle dans le monde anglophone et au-delà, les auteurs du rapport mettent en avant la manière dont la précarisation du travail académique a contribué à la démolition de la gauche radicale."

Est-ce que quelqu'un entend ce qui est écrit là ? La paupérisation des intellectuels est l'arme absolue pour démolir la gauche radicale. Et à mon sens, il ne s'agit pas seulement de la paupérisation des intervenants à l'université : vous savez que l'université n'embauche plus, j'en sais quelque chose, parce qu'elle paie rien du tout des intervenants extérieurs "chargés de cours" en lieu et place des diplômés.

Mais il s'agit aussi des éditeurs, qui ne paient plus les auteurs de livres. J'ai essayé avec d'autres de tirer la sonnette d'alarme mais tout le monde s'en fout. Sauf Mélenchon, qui propose de constituer un fonds pour les auteurs à partir des profits générés par les auteurs tombés dans le domaine public.

Lisez encore ceci : "Si les gauchistes résolus ne peuvent pas s’assurer des moyens matériels nécessaires pour mener à bien leur travail, ou si nous sommes plus ou moins contraints subrepticement de nous conformer au statu quo afin de trouver un emploi, de publier nos écrits ou de trouver un public, les conditions structurelles nécessaires pour une communauté de gauche engagée sont affaiblies. La professionnalisation [vocationalization] de l'enseignement supérieur est un autre outil employé à ces fins, puisqu’elle vise à transformer les individus en rouages technoscientifiques de l'appareil capitaliste plutôt qu’en citoyens autonomes dotés d'outils fiables pour la critique sociale."

Là j'avoue, que surdiplômée mais n'ayant jamais obtenu de poste à l'université, je me sens particulièrement concernée (et j'en connais un paquet d'autres ), lisez plutôt : "Deuxièmement, les éminences grises du présent ont tout intérêt à cultiver une intelligentsia dont la perspicacité critique a été entachée ou détruite en favorisant des institutions fondées sur des intérêts commerciaux et technoscientifiques, en établissant un parallèle entre la politique de gauche et l'antiscientificité, en corrélant la science avec une prétendue mais fausse neutralité politique, en promouvant des médias qui saturent les ondes avec des bavardages conformistes, en séquestrant les gauchistes engagés en dehors des grandes institutions académiques et des médias, et en discréditant tout appel à une transformation égalitaire et écologique."

ALORS LA CONCLUSION S'IMPOSE EN EFFET : "Enfin, les intellectuels du monde devraient s'unir pour reconnaître leur pouvoir et s'en emparer, afin que nous fassions tout notre possible pour développer une critique systémique et radicale qui soit aussi égalitaire et écologique qu’anticapitaliste et anti-impérialiste. Les positions que l'on défend dans les salles de classe ou publiquement sont importantes, dans la mesure où elles contribuent à définir les termes du débat et à tracer le champ des possibles politiques. À l’encontre de la stratégie culturelle de fragmentation et de polarisation mobilisée par l'agence d’espionnage pour scinder et isoler la gauche anti-impérialiste et anticapitaliste, en l'opposant à des positions réformistes, nous devons nous fédérer et nous mobiliser en reconnaissant l'importance du travail commun – et ce pour l’ensemble de la gauche, ainsi que l'a récemment rappelé Keeanga-Yamahtta Taylor – pour la culture d'une intelligentsia véritablement critique."

Evidemment j'applaudis des deux mains. Il faut diffuser largement cet article. Il nous reste à bâtir cet espace intellectuel.

Mais surtout, il nous reste à faire le bilan de la théorie du désengagement des intellectuels et de ses désastreuses conséquences, dont l'implosion de la gauche sous nos yeux, est, oui, une conséquence directe. 

Je me permets de rappeler ce que je disais dans l'interview donnée dans L'Humanité à la sortie de mon petit livre (une commande payée 500 euros pour 120 000 signes (paupérisation etc.), que j'ai détournée pour servir mon propos) sur le Pari(s) de Sartre et Beauvoir : http://www.humanite.fr/le-paris-de-sartre-et-beauvoir-vivre-libre-577946

On me signale un livre sur le même sujet : Michael Scott Christofferson, Les intellectuels contre la gauche, l'idéologie anti-totalitaire en France (1965-1981). Agone 2009, reéd 2014 /Oxford 2004.

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