Je viens d'entendre la spécialiste Anne-Marie Thiesse exposer les grandes lignes de ses thèses sur "La création des identités nationales", Seuil, 2001 dans l'émission de Sylvain Bourmeau sur France-Culture, La Suite dans les idées, émission qui tente avec une grande pertinence de faire le lien entre la recherche savante et l'actualité politique.
En non-spécialiste, je me pose la question suivante : si la Nation est la forme moderne de l'Etat, née après la Révolution, comme l'explique de manière absolument convaincante Anne-Marie Thiesse, est-il juste de dire qu'elle sécularise le destin de la communauté dite nationale et tranche tout lien à la transcendance? En France, l'an 0 de la Nation, c'est Valmy et l'appel à la Patrie en danger. La Patrie des patriotes, c'est alors celle des Républicains, qui tentent, face à une Europe monarchiste (en laissant de côté le cas de l'Angleterre par exemple et pour aller vite) d'imposer une forme politique inédite, la "souveraineté populaire" et le gouvernement des assemblées. Dès le Directoire, et plus encore sous Napoléon Bonaparte, Premier consul puis Empereur, l'appel au peuple et à la conscription vont utiliser l'argument de Défense de la Révolution mais servent en réalité à la cohésion du nouvel Etat, lequel n'a très rapidement plus rien de républicain. On sait que cette contradiction va devenir éclatante à partir de 1808 et de l'attaque de l'Espagne par Napoléon, que rien ne justifiait sur ce plan de la Défense de la Patrie : le nationalisme devenait avec Napoléon hégémonique et impérialiste. Sur le plan de la politique extérieure, l'argument "national" va se retourner contre les Français, plus ou moins épuré de son contenu révolutionnaire selon les pays ou les époques où il va essaimer peu à peu.
Donc, d'une part la naissance de la Nation moderne est liée à ce transcendantal qu'est la promesse révolutionnaire démocratique ; d'autre part, on sait que les historiens, les linguistes (naissance de la linguistique historique) vont tenter de lui donner un fondement essentialiste, fondement largement remis en cause par le XXème siècle.
Il suffit du reste de lire trois lignes de Barrès, pour se convaincre du caractère transcendantal des "racines" nationales : c'est cette religion nationale qui envoie les hommes se faire massacrer en chantant en 14. L'idée de Nation entre ensuite en crise, mais maintenue en état de survie artificielle, notamment parce que la critique marxiste du nationalisme s'accommode en réalité d'une adhésion locale, particulièrement en France à l'idée nationale : c'est sur cette base, qu'a la Libération, s'établira le minimum consensuel entre gaullistes et communistes. C'est, politiquement, l'alliance entre un nationalisme bonapartiste et un nationalisme valmyste, disons : consensus qui reconduit du reste celui de la Troisième République (celle de la réconciliation à partir de 1885), spectre de la Commune en moins. Dans l'un et l'autre cas, que ce soit dans les discours de De Gaulle, ou ceux de Thorez, il est impossible d'affirmer que l'idée de destin national coupe le lien avec une idée transcendantale de la politique.
Alors, qu'en est-il depuis les années 80, fort bien analysées par Anne-Marie Thiesse sur le plan du discours savant. 81 est vécu comme une exception française, et Mitterrand joue reprend à son compte la geste gaullo-communiste sur le plan du discours : la mise en scène même de son investiture le 10 mai au Panthéon en est la preuve. Et c'est donc en réaction à cet accaparement politique de l'idée de Nation que des intellectuels de droite vont proposer la notion d'identité nationale, reprise par Sarkozy.
Qu'en conclure (provisoirement)?
1. que le nationalisme est bel et bien une construction "imaginaire", comme le montre Anne-Marie Thiesse, dont on peut en effet constater l'effectivité politique dans les deux derniers siècles ; mais qu'en outre, cet "imaginaire" a bel et bien des liens historiques avec deux types de transcendance politique en tension, d'une part la promesse démocratique/républicaine, d'autre part la synthèse bonapartiste étatiste se référant à une France éternelle, à une âme française ou "gauloise" effaçant la rupture révolutionnaire, et dont l'origine se perd dans la nuit des temps capétiens, pourquoi pas Charlemagne (l'ambition dynastique de Napoléon), ou plus fou encore, les grottes de Lascaux.
2. qu'alors que cette double référence est aujourd'hui en crise, on essaie de nous imposer d'une manière tout à fait sécularisé en effet, une conception de l'identité nationale totalement identifié à une contrainte étatique et administrative (celle d'avoir à produire des papiers d'identité), imposant par le haut (le musée de l'Histoire de France) une fable (ce que Nicolas Offenstadt a appelé le Roman national) qui ne s'étaie plus sur une croyance (l'âme gauloise ou l'exception révolutionnaire) mais sur une série de clichés et d'images d'Epinal, recyclables ad nauseam par le spectacle médiatique superficiel et éphémère qu'est devenu la mise en scène du pouvoir.
3. il est plus que jamais nécessaire de dénouer clairement les deux origines transcendantales de la Nation : il faut dégager la promesse révolutionnaire de l'essentialisme nationaliste dégénéré en "mythologie", pour reprendre le terme de Barthes (et il faut relire à cet égard ses Mythologies). La critique marxiste internationaliste a pu faire ce travail en son temps, mais elle est devenue caduque pour la raison évidente de l'assimilation stalinienne de la promesse démocratique au bureaucratisme, et d'autre part, par le pragmatisme de la politique stalinienne, s'associant l'essentialisme bonapartiste de la notion de Nation.
4. Rappeler donc que la Nation ne tire sa légitimité de la "Patrie en Danger" que de manière négative : une communauté politique qui tente l'expérience démocratique se trouve menacée à ses frontières et se trouve définie comme telle par les ennemis qui l'assiègent ; la nation n'est donc que la cristallisation d'un moment révolutionnaire, et même son ossification, qu'elle perd toute légitimité dès lors que cette menace n'existe plus (c'est une des raisons de la défaite de Napoléon Bonaparte en 1814).
5. Il faudrait ajouter que les communautés politiques qui aspirent à la démocratie, ne peuvent sans doute tenter de l'être pleinement qu'en constituant des entités quantitativement relativement réduites en nombre. C'est bien un des problèmes que pose l'Europe : le dépassement des entités nationales se heurte à une gestion bureaucratique et technocratique supranationale qui est de fait un obstacle à l'expression démocratique des peuples et des individus (on connaît la difficulté que rencontre le Parlement européen à s'imposer et pas seulement pour des raisons institutionnelles). Comment relégitimer des communautés politiques intermédiaires, sans faire appel à de vieilles lunes auxquelles plus personne ne croit (le caractère gaulois!), et qui ne sont utilisées aujourd'hui qu'à des fins de justifier un pouvoir politique qui s'agite pour trouver des moyens de légitimation idéologique à son action anti-sociale, et partant, anti-démocratique.