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Billet de blog 27 mai 2011

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Un livre-culte: L’Antagonie, de Serge Sautreau

Depuis sa parution il y a un mois, la rumeur enfle, ça bruisse dans les soupentes éditoriales, elle n'a pas atteint encore les suppléments littéraires mais ça ne va pas tarder, ne soyez pas le dernier à le découvrir.

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Depuis sa parution il y a un mois, la rumeur enfle, ça bruisse dans les soupentes éditoriales, elle n'a pas atteint encore les suppléments littéraires mais ça ne va pas tarder, ne soyez pas le dernier à le découvrir. Un homme, un poète, je veux dire un type qui a vécu toute sa vie dans la poésie, lisant écrivant voyageant jouissant, ne faisant que cela, pas d'argent, pas de compromis, pas d'enfants, rien, cet homme-là, Serge Sautreau, retenez vite ce nom, raconte sa lente et atroce agonie dans un style éblouissant, et dans une diversité de tons et de rythmes stupéfiants. Ca s'appelle L'Antagonie, c'est publié dans la collection blanche chez Gallimard, et c'est déjà un livre-culte. Ni un récit, ni un recueil de poésies, ni vraiment un journal, mais tout cela à la fois : une sorte de transsubtantiation d'un homme en poème. Du jamais vu ni lu. D'une ironie folle et gaie, espiègle, d'une force et d'une vie que les vivants que vous côtoyez comme je les côtoie ne possèdent guère. Debout les morts : cette écriture magnifique se tend dans une ultime désinvolture magique pour passer tous les murs du son des empêchements médiocres, surmonter toutes les misères, à commencer par celle du corps qui écrit, en train de perdre le souffle et le retrouvant démultiplié au bout du stylo, vainqueur d'un combat que personne n'est censé gagner. D'une liberté inouïe, affirmant puissamment la possibilité en ce monde d'un bonheur de l'instant complètement dégagé de toutes les contraintes et les enrégimentements qu'on nous prétend nécessaires - d'un bonheur littéralement sans prix, hors-Marché planétaire, ce mourant gagne sa guerre particulière contre la mort en héroïque guerrier de la seule armée qui vaille, celle de ses rêves et de sa foi en l'écriture.

Atteint d'une maladie pulmonaire dégénérative, Serge Sautreau a vécu pendant plusieurs années sous assistance respiratoire, essoufflé dès qu'il se levait pour faire quelques pas, avec pour seul horizon son lit et sa chambre du village d'Ydes dans le Massif central, et surtout, surtout, son stylo à encre et ses feuilles blanches. Ecrivain - depuis les années d'Aïsha (1964) écrit avec André Velter et salué par Aragon et Sartre, Serge Sautreau a fait partie quelque temps du comité de rédaction des Temps modernes, puis fut un des signataires du Manifeste froid avec Buin, Velter, Bailly - écrivain, poète, il n'avait jamais cessé de l'être. Mais ici, relevant le défi fou de déclarer la guerre à mort à la mort (« Mort de la mort : délicatesse » ; « Et dans la poche un poing serré qui mord la mort ») avec la seule aide de l'encre de son stylo, il ramasse en une seule gerbe magique de fleurs rouges et noires les révoltes de toute sa vie et les fait pleuvoir sur nos visages émerveillés.

Dans le sein de l'atroce supplice, son enfer devenant la métaphore de toutes nos douleurs, il fait se lever le jour nouveau que nous attendons tous et que nous n'osions plus espérer. L'oxygène (vous êtes sûre que ça existe, l'oxygène ?, demandait Henri Michaux mourant à son infirmière, Michaux un des seul noms propres cités par Serge S., Michaux qu'il avait rencontré et aimé - et pas loin aussi discrète allusion au Grand Jeu). Oui : l'oxygène. Le Grand Vent.

Serge est mort le 18 mars 2010, jour anniversaire du premier jour de la Commune de Paris : à lui, Salut et Fraternité. Mais le jour nouveau n'est pas un lendemain qui chante, c'est tout de suite, c'est maintenant, c'est à lire et : à vous ! On doit la publication de ce livre à André Velter et à Guy Goffette, qui écrit en quatrième de couverture : « C'est un appel d'air dans l'incendie, qui déplace tout discours, le condense et le violente à bouche que veux-tu ; qui retire toutes ses chevilles à la langue, convoque tous les rythmes, mêle tous les styles, toutes les voix ... un brûlot poétique, un cri, un hymne à la vie, la vraie, celle qui passe la mort. A côté de ce texte terrible et bouleversant, combien de romans peuvent se tenir debout, combien ? » Jugez-en tout de suite sur pièces et plongez-vous ensuite dans ce texte qui n'est pas fait seulement de fragments, mais qui est un tout, un torrent qui oui, emporte bien mieux qu'un roman d'aérogare (lisez le texte « Il fait froid dans l'aérogare », p. 51). Ecoutez l'émission consacrée à Serge Sautreau le 11 juin 21h sur France-Culture (Ca rime à quoi, 30 mn). Lisez, forcément dans le désordre, picorez, avalez :


*

De toutes leurs faibles forces ils faisaient face.

Puissamment seule, l’adversité avait coutume de vaincre.

Aucune accalmie ne se présentait.

Des millénaires que ça durait.

De toutes leurs faibles forces ils faisaient face.

Le travail les écartelait.

Impossible de croiser les bras une fois pour toutes.

Où diable trouvaient-ils donc moyen de rire, de pleurer,

de vivre ?

Des siècles et des siècles que ça durait.

Dédale de lianes, jungles obscures des lois contre eux.

Menaces contre eux, menace.

De toutes leurs faibles forces ils relevaient pourtant le front.

Ils faisaient face.

*

Un passage dérobé dans les coursives de l’entendement.

Nul n’y entre qu’à pas de loup.

Ce jour-là je nageais personne ne m’a vu.

La suite se devinait à vue d’œil.

Avec de l’or et des flammes ils faisaient des présages.

Avec de l’or, des flammes, des loups.

Passage de l’entendement les coursives se dérobent.

Je nage aveuglément dans l’œil qui devine tout.

*

Quoi vous ne le saviez pas que j’étais immortel

Que je forge sans fin de la rime assoiffée

Chaque jour sur l’enclume à mains nues je martèle

Du mot porté au rouge le marteau y fait

La courbe et l’angle vif et Vulcain et Morphée

Un mythe sous le coude et l’autre à la bretelle

Ainsi vous ignoriez que je suis immortel

Que je lis dans le feu et le marc de café

Que j’ai forgé aussi la flèche du grand Tell

Des siècles que ça dure à ne pas voir les fées

Des siècles d’Alexandre et de rois et d’autels

La rime est riche hélas c’est un très vieux forfait

La rime est rouge assurément comme un orage

*

A force de faiblesse, quel feu soudain quel feu.

A incendie à vendre à spécial petit prix.

A brûlez-moi ça tout de suite ou je fais un bonheur.

A brides abattues sans fouet sans cheval et sans éperons.

A fond de cale et jusqu’aux greniers ivres.

A la va comme je te tousse.

A la déroute des collimateurs.

A mets-toi là que je m’en aille.

A lames tirées il faut l’éclair.

A crime perdu à vis sans fin à puits sans fond.

A incendie à vendre à spécial petit prix.

A force de faiblesse.

A feu.

A feu.

A feu.

*

Et je déteste effrayer terrifier épouvanter tous pouvoirs au demeurant hors de portée et quant à sidérer la mort elle-même rions un peu sourions beaucoup et soupirons les bras m’en tombent puisque ladite mort me clouera tranquillement sur place avant que je n’atteigne la première patte de mouche de cette nébuleuse d’alphabet de ce qui s’appelle écrire et dont je ne peux que rêver de loin avant d’y passer mais c’est ainsi que roulent les fameux dés qui carambolent pour m’assurer que si j’écrivais vraiment de ce qui s’appelle écrire il surviendrait des phénomènes dont nous n’avons pas le moindre commencement de début d’initiale d’idée et pourtant nous le savons comme je le sais d’ignorance vive et grave et pas de quoi se vanter nous le savons bien du plus lointain qu’il y aurait du sport du grabuge du kâli-yugâ pour un lâcher de mémoire sur les rives du grand fleuve avec du feu bleui d’iceberg et des symboles incontrôlés gravés dans les lichens tandis que le vertige du mot de passe sous les météores nous fouaillerait le cœur nous le savons bien qu’il se passerait sous cape des choses inouïes et que des éclaircies radieuses nous attendraient à la surface de l’encre noire de la tulipe qui nous tiendrait lieu d’ivresse et de partage et tout ceci ne serait encore qu’un battement de cils de l’ourlet du rideau de ce théâtre à ciel ouvert où se jouerait le prologue annonciateur de l’alphabet si longuement pressenti de ce qui s’appelle écrire et si je l’écrivais il n’y aurait rien de tout ceci ni de l’ourlet du rideau de prologue ni de l’encre noire de la tulipe ni des radieux lichens ni du passage du mot de passe ni de l’iceberg en feu ni des symboles ni du grand fleuve ni des lâchers de mémoire dans les combles à minuit puisqu’il n’y aurait à proprement parler plus d’heure si j’écrivais vraiment de ce qui s’appelle écrire sinon des grappes d’éternité encore et encore à guetter la première lettre comme on se prend à chuchoter pour

*

Longtemps que la joie. Longtemps.

Mais celui-là, y est-il ?

Que fait-il dès que j’ai trois minutes de feuille blanche ?

A part apparaître, que fait-il ?

Il surgit comme la grâce – mais est-ce bien la grâce ?

Avec fourrure – il n’en a pas.

Avec souffrance – il en a presque.

Dès que j’ai trois minutes de feuille blanche

Il monte il neige il envahit.

Déchirer la page n’y changerait rien.

Son visage serait de la prochaine.

Même recouvert de dizaines de lignes noires écrites à l’encre noire dans une rage d’effacement de l’intrus, de l’inadmissible intrus, de l’inadmissible intrus en pleine félicité d’on ne sait quelle transe,

Même absolument nié par l’hérésie des mots lui qui s’en passe et les dépasse,

Il persiste, il persiste.

Longtemps que la joie, semble-t-il dire en ne disant rien.

Longtemps que la joie.

Pour un peu, avec des mains,

Il signerait.

*

A la trappe mesdames messieurs on ferme

à la trappe les trappeurs d’astres

à la trappe les satrapes

à la trappe les ça-ne-s’attrape-qu’au-ciel

à la trappe-moi ça ou je pleure un tango

à la trappe les trappistes

à la trappe les millimétreurs de sensation

à la trappe les paillettes les tremblements les nerfs

à la trappe le spectacle ses environs ses tueurs

on verra s’il en reste des irréductibles

pour refuser encore la godille du big bang

à la trappe les têtes brûlées

les pistes les papistes les soupapes à la trappe

les flèches les anses les isthmes

les gongs les cloches les cataclysmes

– rien que fagots dans l’âtre

poivres d’ascèse en robe de givre

un feu pour s’y frotter les mains

Ydes, 14-08-08, 22h30

*

A genoux mouchez-vous signez-vous.

Sortez toutes vos majuscules sur les trottoirs

Et puis criez bravo bravo bravo ?

Le p le pr le pré approche.

Bravo bravo bravo.

Le président ah kilébo

Le président de la courte échasse va

Passer.

Ah kilébo bravo bravo.

Le présichasse de la courte dent

Passe.

Bravo bravo ah kilébo.

Le dentichasse de la courte pré –

Zip kilétébo bravo bravo brav

O.

O-o – ho-au.

Au travail maintenant au

Travail.

Genoux mains jointes narine fière bravo bravo.

Au beau travail qui tue vous serez les meilleurs.

Bravo.

*

Travaillez+plus+.com :

Les plus

Performantes recettes de suicide en milieu salarié

Vous attendent.

Votre prochaine visite sera la bonne.

Sans hésiter gagnez devenez propriétaire.

Votre tombe ne s'ennuiera plus.

*

Le miracle.

Explorer sa misère, sa maladie, sa mort, son absence

De résurrection, et lui caresser la glotte

Avec des syllabes muettes.

Qu’il puisse se taire.

Qu’il aille où il veut.

Qu’il neige.

Qu’il se passe de signaux.

Qu’il ignore les témoins.

Qu’il soit libre, enfin.

Libre de ne pas croire, de ne pas se croire.

Sans reflet dans la glace,

Hors miracle,

Le miracle de mourir libre.

*

J’ai pratiqué des hérésies, pratiqué des croyances, pratiqué des distances, pratiqué des silences , pratiqué des pratiques. Heureux moments. Me voici sans pratique, sans silence, sans distance, sans croyance, sans hérésie, et pourtant le niveau des mers, les climats démâtés, , le Gulf Stream à l’envers, les continents changés d’adresse, la fin des temps, tous contre tous dans les ténèbres – avec d’invraisemblables obstinés du bonheur qui opteront pour une lumière intense et la découvriront.

Ydes, 08-06-08, 13h15

*

Glisser

glisser en chute libre

hors les vents

sur un fil

il peut bien hululer l’oiseau aux yeux immenses

glisser

glisser sans mots de passe

sans royaume

sans exil

*

Glisse te dis-je il n’y a pas de main courante.

Ydes, 26-09-08, 20h45

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