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Billet de blog 29 décembre 2017

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I am not your white (female)

L'excellent film de Raoul Peck, I am not your negro, réédité en dvd, éclaire les débats actuels en France. De la "race" comme invention de la domination : lorsqu'une minorité d'hommes accapare violemment la richesse en camouflant son implacable pouvoir derrière le cache-sexe de législations formellement égalitaires, de ce fait résulte mécaniquement des rapports de domination racistes et sexistes.

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Illustration 1
I am not your negro Raoul Peck

Génial montage d’images, le film de Raoul Peck donne à voir et à sentir les allusions, les références, pas seulement cinématographiques, d’un texte extraordinairement riche de James Baldwin, déployant ses finesses sensibles et ses ambiguïtés, le contextualisant tout en l’ouvrant sur une profondeur temporelle à la fois historique et prophétique. Ce discours de l'écrivain afro-américain est complété par ses formidables improvisations orales d’ancien prêcheur.

Croisant les débats cruciaux sur la « négritude », la « créolisation » ou la « subalternité » à déconstruire des consciences post-coloniales, J. Baldwin raconte sa brève histoire de l’Amérique contemporaine à partir de deux affirmations tout droit venues de ce qu’on a appelé le Black existentialism. En abscisse de la trame, l’idée que le Negro, le Noir, le Nègre est une construction imaginaire de l’homme blanc raciste. On ne naît pas « noir », on le devient. En ordonnée, l’exigence éthique d’avoir à mener une réflexion historique, attentive par exemple et de manière exemplaire, dans son texte et dans ce film, à la contemporanéité de trois vies et de trois assassinats, celui de deux des plus grands leaders afro-américains, Martin Luther King et Malcolm X, et celui d’un grand avocat, Medgar Evers.

De même que Simone de Beauvoir n’a jamais prétendu dans Le deuxième sexe (1949) que la différence sexuelle relevait intégralement de l’imaginaire et des constructions sociales et culturelles, de même, le débat est truqué si l’on affirme que le détachement existentialiste vis-à-vis d’identités imposées par les oppresseurs à des fins d’oppression implique une négation de la spécificité de l’existence comme noir. Inauguralement (mais les idées n’appartiennent à personne en (nom) propre), Sartre dans les Réflexions sur la question juive en 1947 expliquait que le Juif est la création de l’antisémite. Plus tard, au cours de ses conversation avec Benny Lévy, l'écrivain-philosophe a regretté de ne pas avoir, à l'époque, collecté suffisamment d’informations sur la spécificité de l’existence comme juif, et sur la culture juive - qu'il n'a jamais niées comme singularités historiques.

Fondamentalement l’idée est que la question : qu’est-ce qu’être un homme noir libre ? ne peut être posée dans toutes ses résonances particulières, singulières, sensibles qu’à partir du moment, précisément, où l’être-noir n’est plus considéré comme une réponse (une identité) mais comme une question.

Or la question : qu’est-ce qu’être un homme noir libre ? n’est pas moins ma question que celle de l’homme noir. C’est même en me posant la question de savoir ce que c’est qu’être ou devenir un homme noir libre que je deviens moi-même une femme blanche libre. Et ce qui se passe dans ce questionnement, c’est précisément qu’il appelle le mien : qu’est-ce qu’être une femme blanche libre ? Mais mieux : la question Qu'est-ce qu'être un homme noir libre ? rend nécessaire d'inventer pour tous de nouvelles possibilités d'existence.

Race (and sex) mixing is communism : disait une pancarte des fascistes américains. Oui, bien sûr, aujourd'hui plus que jamais, la mixité des origines et des sexes est le communisme - c'est-à-dire quelque chose à inventer. La domination sociale d'une minorité d'hommes implique dans sa violence même la domination de subjectivités dominantes sur des subjectivités faibles. Le rapport puissance-faiblesse se répercute partout, jusque dans l'intimité des rapports sexuels. Par ricochet, toutes les différences en deviennent le prétexte. C'est l'effet-domino de la violence sociale.

J. Baldwin suggère qu’à la guerre des identités (hommes-femmes, noir-blanc, et on peut ajouter hétérosexuel-homosexuel, musulman-chrétien-juif etc), il faut opposer la confrontation des expériences, et qu’on ne peut le faire qu’en se racontant aux uns aux autres nos histoires, en rapportant dans le plus ténu détail les situations auxquelles nous sommes et avons été confrontés. C’est par un tel récit absolument subjectif et absolument personnel et absolument historique que J. Baldwin impose sa vision de l’histoire contemporaine – qui n’est pas une vision académique ni partisane mais une vision vécue. Et l'écrivain explique que c'est l'ignorance des histoires vécues par d'autres qui condamne à la peur, à la terreur, et finalement à la destruction de tout lien social - sans parler de l'amour. Par contre-coup, la mise en récit des situations réelles produites par la domination ouvre la possibilité de subjectivations nouvelles, émancipées des modèles imposés par les subjectivités fortes du pouvoir économique.

Une autre opposition déconstruite par son discours est celle de l’expérience intime et de l’expérience collective, ou pour aller au fait, de l’expérience intime la plus intime et de l’expérience politique la plus politique. Un homme noir violé, homosexuel, n’est pas un concept politique dans des schémas préconstruits d’identités – fussent-elles plurielles. Un homme noir violé bisexuel devient un sujet politique à partir du moment où il met en question cette identité que lui renvoie les autres d’homme noir violé homosexuel. L’affirmation politique (forcément révolutionnaire) de sa singularité n’est pas dans la transformation de son expérience en (contre-)modèle social, mais dans la déconstruction de la prison identitaire que lui assigne l’ordre politique dominant en tant que « homme », « noir », « violé », « homosexuel ».

Le jeu de chaises musicales des identités et contre-identités n’a jamais perturbé et ne perturbera jamais la violence de l’oppression. Ce qui annihile la violence de l’oppression, ce n’est pas d’opposer une identité à une autre, mais, comme le fait J. Baldwin avec ses mots, et R. Peck avec ses images, de montrer de quoi est faite la violence. Et la violence sociale et politique est précisément faite d’assignation à résidence identitaire : « homme », « noir », « violé », « bisexuel », « pauvre ». La subjectivation de l’homme noir violé bisexuel (et de la femme blanche) commence lorsqu’il.elle sait que cette assignation de résidence identitaire est faite de violence et de peur. Et ce que fait l’homme noir violé bisexuel lorsqu’il raconte « son » histoire de l’Amérique, c’est raconter l’histoire de la peur. La peur qui résulte des rapports de domination.

Ce à quoi J. Baldwin fait face en racontant « son » histoire de J. Baldwin et de l’Amérique (d’un même geste), c’est à la peur. Il traverse le feu de la peur, qui est d’abord celle d’une victime de l’oppression, mais il traverse forcément en même temps, s’il traverse, la peur du dominant qui ne veut rien savoir de sa domination, qui ne veut rien savoir de la violence de la domination.

Aujourd’hui en France (en Europe, en Amérique), il faudrait écrire un film qui s’intitulerait I am not your muslim. Un homme.une femme hétéro.homosexuel.le musulman.e s’avancerait pour dire : Vous inventez le Musulman violeur parce que vous avez peur de vous-mêmes et de votre système d’oppression. Evidemment qu’un musulman violeur existe. Mais il cache la forêt des rapports de domination qui transforment les assignations identitaires en instruments de l’oppression.

J. Badwin avait prévenu l’Amérique : si vous n’êtes pas capables de faire face à la violence générée par votre système d’oppression sociale, qui est aussi, concomitamment, un système de domination raciste et sexiste, alors la peur qui vous a fait construire une société du spectacle entièrement basée sur la dissimulation de la vérité à l’égard des rapports de domination (ce qu’on appelle l’entertainment et ce que le philosophe Pascal appelait le divertissement), alors vous serez détruits par cette peur. Et d’abord parce que la vie fausse que vous aurez construite (par exemple celle d’une femme blanche contrainte de se considérer elle-même comme une marchandise sur le marché du sexe mâle) vous étouffera. Ensuite parce que pour maintenir cette société du divertissement, vous serez obligés de construire des camps pour indésirables, de désigner l’Autre de votre monde faux, et de le refouler à vos frontières, de le considérer comme une « canaille » – et finalement de le tuer. Cet Autre sera toujours un peu Juif, un peu Noir, un peu Arabe, un peu Tzigane, un peu Pédé, un peu Handicapé – et toujours Pauvre.

J. Baldwin avait prophétisé que lorsque Robert Kennedy prévoyait qu'il faudrait quarante ans pour qu'un homme noir devienne président des Etats-Unis, ces quarante années seraient quarante années de trop : l'avènement d'un président noir américain arriverait trop tard. Ce serait la dernière carte du mensonge collectif : celui visant à nous faire croire que dans les démocraties occidentales règne l'égalité des droits et des chances. 

Aujourd'hui en France, la République française se détruit à ne pas faire face à ses propres mensonges : le mensonge d'une égalité de droit qui n'a jamais existé dans les colonies, c'est l'évidence, mais qui n'existe pas non plus dans les faits aujourd'hui. Un Arabe, un Noir ne sont pas égaux aux "Blancs" riches, ni devant la police, ni devant la justice, ni en termes d'éducation. Cette absence d'égalité dans les faits est l'une des faces de l'absence d'égalité entre les riches et les moins riches (la grande majorité des salariés). La violence à l'encontre des femmes est une autre face de ce rapport de domination réel qui dément tous le jours les protestations d'intention. Surtout à l'école, ce mensonge est terrible. Il détruit non seulement le lien social, mais toute confiance dans les mots.

D’un génocide l’Autre, et du ghetto au camp d’extermination ou à la guerre, c’est l’humanité qui se détruit – celle qui sait, comme James Baldwin, raconter des histoires un peu plus complexes que ce théâtre de marionnettes identitaire. Quelque part dans un coin de gauche, Saint Augustin, qui est noir, et Tertullien, qui est berbère (vérifiez !), se marrent en regardant le film de cette fin du monde (de la domination capitaliste « blanche »).

https://mail.google.com/mail/u/0/#inbox/160b289debfafe8d?projector=1 (merci Léo)

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