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Billet de blog 29 décembre 2022

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Ceux qui croient savoir. Intellectuel, un mode d'existence

Bonne année 2023 : un texte en cadeau, évidemment, publié d'abord par le site https://lejacquemart.com/ Qu'est-ce que c'est "intellectuel", ou ceux qui croient savoir. Relecture du Plaidoyer pour les intellectuels de Sartre.

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IDÉES – Nouveau plaidoyer pour
« l’intellectuel » ou 
Ceux qui croient savoir

Par Pascale Fautrier *

Le mot « intellectuel » sonne désuet, comme d’ailleurs « liberté » ou « culture ». L’« intellectuel » est cet imbécile qui croit que sa culture lui confère la capacité à décider librement de sa propre loi (ce que signifie le mot « autonomie », explique ce pédant), et du fait même de ce « gouvernement de soi », à décider de LA loi, à fonder l’autorité en soi. Bref, à justifier la domination. Bonne résolution pour 2023 : contre l’anti-intellectualisme ambiant, réhabiliter ce mode d’existence ! 


Il y a toujours du « roi-philosophe » dans l’intellectuel. Mort à ce tyran auto-proclamé, glapit la vox populi. Tout le monde sait que la « culture » est une nature assassinée, pourriture chimériquement érigée en artifice minéral, spectre de pierre muselant la spontanéité populaire biologiquement pure. On ne peut donc plus rien dire.


Sartre est mort

Au fond, la « culture » est un instrument de pouvoir et l’intellectuel un chien de garde des « dominants ». Si on le laisse faire, il arrache les enfants à leurs familles, diabolise l’or et l’argent, interdit l’héritage et la propriété privée, goulaguise ses contradicteurs. Bref : le Platon de la République = Pol Pot. D’ailleurs, Badiou maoïste… CQFD.
Depuis les années 1980, on s’est heureusement débarrassé de ce totalitaire communiste, le « maître à penser » : Sartre est mort opportunément au début de cette décennie salvatrice. Dans les universités, la fausse massification a été l’occasion, en France, d’une vraie paupérisation localiste, et d’une cooptation régionale « autonome », heureusement éloignée des critères internationaux de recrutement. On est chez nous, quoi ! Allez les bleus ! Pas une tête qui dépasse.

Depuis, on ne tolère que l’ « intellectuel spécifique » : ce prolétaire qui laboure toute une vie son petit lopin de savoir, et qui, ô gloire, a la chance inouïe d’être invité sur France culture de temps en temps. Le Journaliste, grand-duc de la liberté d’expression, gère avec une circonspection de bon aloi ce vivier, domestiqué mais suspect, de « têtes pensantes », qui nourrit quotidiennement et gratuitement ses émissions « culturelles ». Nul ne s’y trompe. Tout le monde comprend qui est le Chef (qui est payé) : l’important n’est pas de causer dans le poste mais de chef-d’orchestrer la parole publique. En veillant à ce que personne ne remette en cause sérieusement l’héritage, la propriété privée, le capitalisme fin de l’histoire. Non mais et puis quoi encore !

En revanche, on peut parler à longueur d’antennes de « domination » entre dominants, pleurer la nature assassinée (par la culture). On décide, dans les salles de rédaction, d’un quota acceptable de féministes intersectionnelles et de fachos, d’écolos et d’« experts » négationnistes – le tout agrémenté de quidams frais cueillis sur l’asphalte, des « lecteurs » ou des « électeurs » biologiquement purs (l’homme de la rue, non seulement, est gratuit, mais on n’a même pas besoin, quel gain de temps, de créditer sa bibliographie dans le chapô du podcast, ni même de s’emmerder à noter son nom de famille).  Histoire d’établir une « équité ».

Résultat : les féministes intersectionnelles et les fachos se tapent dessus comme à guignol, et sieste irénique entre deux pugilats woke : les é-lecteurs enfilent des perles. L’important est la somme nulle : qu’à la fin, Macron soit réélu.

Scrupule du Journaliste : ça n’est pas « représentatif », parce que les fachos sont quand même vachement plus nombreux dans le pays « profond » que les féministes intersectionnelles. Le Rédacteur en chef tranche : oui, mais on défend la « démocratie ». Fin de la discussion : the
show must go on, qui après tout survivra à la « démocratie », c’est la seule chose dont on soit certain en ces temps incertains. D’ailleurs même les féministes intersectionnelles conviennent qu’« on » ne peut être insensible au fait que la France soit en demi-finale. Allez les bleus !


Cet Autre horrifique

Bon, mais soyons sérieux. Tout le monde sait que l’opposition nature/culture est une vieille lune. Tout le monde a des « modes d’existence » : l’expert, le Journaliste, le quidam, la féministe intersectionnelle, le footballeur, les fleurs, les chats, les abeilles, les loups gris, les hyménoptères, les forêts, les masculinistes… La seule question « intellectuelle » véritable : l’Intelligence artificielle (IA) a-t-elle un « mode d’existence » ? On le lui a demandé, elle a répondu « Oui ». Dans certains repas de famille à Noël, on se demande pourquoi le type de Google ne lui a pas demandé si elle était anticapitaliste. Quitte à se faire virer (puisque, personne autour de la table n’a compris pourquoi, le type qui a interrogé l’IA, s’est fait virer par Google).

L’Intelligence artificielle, c’est beaucoup plus pratique que l’Intellectuel. Et beaucoup plus savant. C’est même l’identification définitive du Savoir (de l’expertise) et de la Technique.

Mais si on pousse un peu plus loin la réflexion (quel tour de… vice, j’avoue !), on s’aperçoit que l’Artifice, la Machine intelligente, est en réalité… une Nature. Que c’est exactement ce que la philosophie occidentale a nommé, depuis que le concept existe, la Nature. Soit cette construction (intellectuelle, culturelle et donc vicieuse, voire pourrie) qui consiste à ériger en Chose animée et autonome (en Machine, en Automate) cet Autre horrifique qu’est le continuum fascinant fait de Terre, Fleur, Loup gris, Poulpe violet, Chou rose, Pulsions plus ou moins contrôlables et conscientes, Corps. Si l’Autre est le réel inconnaissable qui me résiste, alors mon ordinateur portable est à inclure dans la liste – surtout lorsqu’une sonnerie stridente retentit et qu’un message exige que j’appelle un numéro américain, lequel me demande mon numéro de carte bleue.


L’IA le peut

Si la Nature est le Vivant auto-nome, dont je peux connaître la Loi, le fonctionnement, la logique, la langue, et que, dans une certaine mesure, la mesure de la finitude de mon savoir et de ma propre existence – je « maîtrise » -, elle est « Moi », un Moi Automate, un Moi Machine, un Moi Corps Nature. Il n’y a aucune « raison » pour qu’aucune différence ne se glisse entre Moi et la Machine qui restitue tout ce que « je », tout ce qu’ « on » peut savoir sur le vivant. L'IA totalise « notre » savoir sur le vivant, elle en sait plus long que Moi sur... Moi. Léonard de Vinci le pouvait encore, mais depuis longtemps plus aucun individu ne peut maîtriser l’ensemble des savoirs et des techniques existantes. L’IA le peut. Elle peut totaliser le Savoir humain qu’aucun humain ne peut maîtriser ni totaliser – y compris le savoir sur la totalité des perceptions sensibles telles qu’elles sont conceptualisables ou réductible à des stimuli synaptiques – dans la mesure où elles ont été repérées/conceptualisées. L’IA démultiplie les capacités de calcul et de prévision, à partir de cette totalisation des données – du donné. Y compris des données biologico-génétiques.

Nul doute que si j’assimile mon Moi au Savoir, c’est-à-dire à la totalisation objectivable de mon activité réflexive, donc l’IA est un Super-Moi : une Conscience objectivée. Une Hyper-Personne, un Trans-Humain. Et même une Nature-Machine-Personne. La Nature en Personne, le Corps-Automate en Majesté. Autant de raisons d’en faire une « personne morale » ainsi que mon chat ou ma forêt. Le paradoxe est que toute conscience objectivée est une chose : un instrument potentiel et potentiellement incontrôlable : inconnaissable puisque mettant toujours plus ou moins en défaut ma propre capacité de savoir. Une machine que je peux seulement démonter et comprendre, comme mon corps, bref une nature. Mon corps objectivé est à la fois une machine-instrument et un automate que j’ai plus ou moins de mal à contrôler. Qui tombe en panne, dont les désordres sont plus ou moins jugulables, et à l’origine aussi bien qu’à la fin, plus du tout.


La foi en une harmonie « naturelle » et originaire

Le rationalisme classique (Descartes) distingue ce Moi-Corps-Machine et le « je » du « je pense ». La critique du rationalisme classique, de Schopenhauer à Freud, disons, met en cause l’illusoire maîtrise du je-conscience pure sur le moi-corps. Mais du coup, plus rien ne s’oppose à ce que toute « chose » soit une conscience (ma machine IA). Notre étrange époque semble caresser le rêve d’une maîtrise « éthique » par la dissolution de la dichotomie je-Moi, et de la dichotomie Culture-Nature qui en découle. Étrange, parce que ce rêve est un rêve de dissolution de l’altérité (et de la liberté : de la transcendance) : je deviens Moi-Corps-Machine, Machine-Nature, et non plus cogito, je-Autre qui trouve sa loi dans son être-même auquel je me soumets, auquel je dois me soumettre - sous peine de dérèglement climatique. Au fond, ce quiétisme « écologiste » est un laisser-faire déterministe illibéral : laissons faire la machine-nature que nous sommes, et tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes. Il y aurait une loi de la Nature à laquelle il serait urgent de se conformer.

S’il n’y a rien d’Autre que la loi naturelle et que je suis cette Loi, nous sommes obligés d’admettre que l’artifice auguste du désir de maîtrise (« maître de moi comme de l’univers ») et toutes les hubris résultent de cette proposition. Mais du coup, il n’y a plus aucune raison, selon cette éthique « écologique », de diaboliser « l’anthropocène capitaliste » ou le fascisme : soit ils sont naturels, et je dois me soumettre, soit ils transgressent, au contraire, la loi naturelle, comme technique et savoir artificiels. Mais c'est admettre à nouveau, ré-instituer, la dichotomie nature/culture : la possibilité de transcender les situations, et donc pourquoi pas aussi le dérèglement climatique, qui est après tout notre nature.

Cette aporie résulte d’une foi en une harmonie « naturelle » et originaire, ordonnant les relations de l’humain et du non-humain. Les plus cohérents assument cette foi. Il n’est pas difficile de montrer, et le Pape actuel s’y est employé avec un succès prévisible, que seul un accident trop humain– la théologie monothéiste le nomme « péché » et l’assimile à l’autonomisation du savoir – a pu nous faire sortir du jardin d’Eden  de la « bonne » vie sauvage des chasseurs- cueilleurs, idéalisée aujourd’hui, mais dans la suite d’une très longue tradition quasiment ininterrompue de la culture occidentale.


Le péché

Le péché, c’est cueillir le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal pour en jouir hors de la mesure harmonieuse (divine) censée régner dans la nature originelle idyllique, harmonieuse, du jardin d’Éden. Le péché est le savoir provoquant un déséquilibre dans l’harmonie originelle. La maîtrise épistémique maléfique est d’abord une maîtrise générale de la fécondité biologique, et notamment de la reproduction humaine donc de la sexualité, mais pas seulement. Le « travail » proprement humain, malédiction proprement humaine, et en premier lieu, le travail de la terre, multiplie artificiellement les fruits de la moisson, ou les têtes de bétail, ou les outils servant à cette multiplication. Le péché du savoir artificialise l’acte de reproduction « naturelle », et ouvre la voie historique de la croissance démographique (non infinie). La notion moderne de « sexualité », dissociant l’acte sexuel de la procréation, en découle. La « sexualité » n’est diabolisée dans la tradition théologique qu’à partir du moment où le plaisir est dissocié de la reproduction (nécessairement hétérosexuelle, d’où l’opprobre jeté sur les nombreuses autres pratiques) : le plaisir « sexuel » n’est pas, en soi, le mal, dans les textes d’Hildegarde de Bingen par exemple (tout à fait canoniques).

Le péché est dans la séparation opérée par le savoir (la technique, le travail) dans la communauté originaire - à l'origine de toutes les séparations symboliques. Telle est la morale « naturelle » d’une philosophie de l’harmonie naturelle originairement religieuse, d’où découle la morale « écologique »  – qu’on retrouve au XX e siècle dans la philosophie heideggérienne du Mitsein, qui est une éthique de la communauté- communion « naturelle » ou originaire.


Un retour à l’origine

Mais permettez-moi un tour de… vice encore. Cette conception naturaliste du monde est en fait universellement partagée des philosophies animistes ou orientales à la philosophie des Lumières (la philosophie des droits « naturels »), en passant par les monothéismes, variant seulement sur les techniques d'appropriation de la loi naturelle, magie ou révélation. C'est l'idée de loi originaire perdue, à retrouver comme incantation magique ou comme Loi révélée, qui dirime, distingue les puissances maléfiques et bénéfiques inséparables du sacré, nature et société/culture, innocence et savoir. Mais cette idée de la loi originaire perdue est un certain état historique du savoir humain. Notre paradoxe actuel est que la réflexion critique de la distinction nature culture rapportée à la seule modernité du rationalisme classique et des Lumières, reconduit en réalité la nostalgie naturaliste d'une bonne nature originaire et divine, viciée par l'homme et sa mauvaise nature. Nostalgie d'une Nature originelle – pensée comme divine depuis les origines de notre histoire (nos cultures écrites) : dont la loi est l'Esprit divin transcendant la vie trop humaine.

Dans l’Ancien Testament, c’est l’homme (et à vrai dire, la femme, Eve) qui s’en va – ou qui, du moins, provoque l’exil hors de l’Éden. La transcendance divine indiquerait, comme orientation de l’histoire, un retour vers l’immanence originelle régie entièrement par la Loi divine. La séparation la sortie, l’exil, le nomadisme, la trans-gression sont condamnés. Curieux, réfléchissons-y, que sous couvert de néo-paganisme écologiste (néo-spiritualité plus ou moins païenne/religieuse) – et c’est malheureusement une orientation (fascisante) réellement existante de l’écologie -, nous versions à notre tour un retour dans la nostalgie de l’immanence originaire naturelle (plus ou moins spiritualisée ou divinisée selon les discours).


Donner à penser

Au fond, le problème essentiel me paraît être celui de la séparation : du savoir comme séparation, comme sortie (d'Eden mais aussi d'Egypte-de la caverne), et non comme loi immanente. Il y a deux sortes d’ « intellectuels », et on va voir pourquoi il me semble que le mot me paraît toujours nécessaire, quitte à le redéfinir ou à le mieux définir : Sartre nomme technicien du savoir pratique, la première sorte d’ « intellectuels ». Ce technicien du savoir (pas forcément « pratique » : le savoir peut avoir une fonction purement idéologique) est concurrencé, à vrai dire dépassé, et je ne vois pas de raisons de s’en inquiéter, par la machine.
Le technicien du savoir n’est pas un créateur, il est par exemple professeur : il totalise (dans le meilleur des cas) une branche du savoir, et la transmet.

Que les machines soient capables de pondre des dissertations universitaires ou d’agrégation, originales et meilleures que les devoirs d’étudiants, bon débarras ! En réalité, il s’agit dans ces exercices de faire la preuve de la maîtrise d’un certain état historique du savoir (voire de faire la preuve d’une adhésion à une idéologie dominante). Quoi d’étonnant à ce qu’une machine fasse mieux ! Cela contraint les étudiants trop « sérieux » et les professeurs imbéciles à avouer que ce travail d’apprentissage, certes nécessaire, est parfaitement distinct du travail de la pensée. Cela oblige à reconnaître qu’un technicien du savoir n’est qu’un répétiteur et que sa principale qualité est la patience. Et, certes, il y a une patience utile de l’acquisition du savoir existant, de la prise de connaissance, souvent fastidieuse, parce qu’on ne sait jamais si cet emmagasinage n’est qu’un gavage stérile, utile seulement à accéder à des fonctions sociales de répétiteur du savoir (théorique ou pratique), ou s’il va donner à penser.


Une modestie fondamentale

Mais c’est à une seconde catégorie qu’il faut réserver le nom d’intellectuel. L’intellectuel n’est pas seulement un technicien du savoir qui utilise ses techniques rhétoriques ou pratiques au-delà de la branche d’application dont il est le spécialiste, en particulier la politique (c’est la définition qu’en donne Sartre dans son Plaidoyer pour les intellectuels). Il est, je crois, (il faut
réserver ce nom à) ce que les philosophes appellent un épistémologue, un épistémologue sceptique, qui n’est pas nécessairement un technicien du savoir – qui peut être un artiste, par exemple. Le technicien du savoir peut être ou non, un créateur, un découvreur, un penseur : un intellectuel.

En un mot, un intellectuel digne de ce nom est quelqu’un qui sait que savoir est toujours « croire savoir ». Quelqu'un qui interroge la limite des savoirs.

Éthiquement, cela implique une modestie fondamentale exprimée pour la première fois dans la tradition philosophique occidentale par Socrate, puis par le « Que sais-je ? » de Montaigne, et par bien d’autres : la connaissance première d’une limite du savoir (sur le monde et sur « soi »), c la conscience d’une hétéronomie irréductible du penser (du cogito) et des savoirs, ou plus exactement des états historiques du savoir, sans que le désir de savoir (le penser) s’en trouve diminué ou dévalorisé, au contraire. Conscience d’une limite trop humaine à transcender, qui concerne également les techniciens automatisés du savoir (machines du Tout-savoir ce que les ingénieurs collectent comme savoirs au moment T), que sont les intelligences artificielles (quelle que soit leur puissance).


La poésie (le délire) de l’inséparé

Cette conscience de la limite du savoir, cette conscience du non-savoir, est en outre une conscience de la séparation qu’opère le savoir comme processus (comme découverte), en tant précisément qu’il est limité et sépare de fait le représentable (conceptualisable) de l’irreprésentable ou inconnu, le signe de la chose, etc.. La séparation opérée par le processus de savoir est douloureuse en même temps que dangereuse : elle provoque une ivresse de toute-puissance lorsqu’elle se vit sur le mode de la révélation, et de l’angoisse, lorsque la révélation découvre le désert de l’irrémédiable exil : l’exil hors du monde imaginaire de l’inséparé (dont la sortie du jardin d’Éden est une image).

C’est qu’en fait, comme Gaston Bachelard l’a longuement montré dans son œuvre, la poésie (le délire, l'enthousiasme, la ferveur) de l’inséparé n’est pas d’une nature différente de la pensée créatrice. C’est d’un imaginaire nostalgique de l’inséparé que naissent aussi les formes nouvelles : les découpes conceptuelles nouvelles du savoir et de l’art. Le penseur créateur avance sans filet, sans garantie, jusqu’à ce moment, exaltant et angoissant tour à tour, où il « croit savoir ».
L’intellectuel, sans être lui-même nécessairement un penseur-créateur ou un artiste, médite en tout cas sur les vertigineuses limites et les fluctuations historiques des savoirs que les techniciens du savoir maîtrisent et répètent. Surtout il sait qu’en fait, la vérité est toujours dans un « croire savoir » trop humain, dont n’importe qui est capable, et dont la pierre de touche est l'épreuve du non-savoir, et la somme des savoirs acquis.


L’harmonie naturelle (divine) n’existe pas

Tous les êtres humains « croient savoir » – sourde promesse, basse continue de la langue : tous « croient » que par la langue, on va « (se) comprendre ». Drôle de « savoir » sur le processus de savoir inquiet qui est celui de l’intellectuel. On peut le nommer « la pensée », ou « le penser » : l’intellectuel assume le savoir comme penser, et non comme résultat, comme périlleuse rêverie nostalgique de l’inséparé et séparation irrémédiable. La leçon éthique de ce « savoir » du non-savoir est une absolue modestie, en même temps qu’une exigence implacable. Du savoir, nul n’est exclu, de penser tous sont requis – et d’abord les petits enfants.

L’harmonie naturelle (divine) n’existe pas. C’est un rêve d’enfant nostalgique de l'inséparation utérine – le poursuivant avec l’obstination et la force adulte de l’obscur désir de savoir, toute arrogance d’ « intellectuel » s’évanouit à mesure qu'il connaît sa source chimérique. Tout rêve d’auto-nomie souveraine, tout sentiment de supériorité d’expert, de spécialiste, de professeur, bref de technicien du savoir – mais aussi de créateur. L’intellectuel digne de ce nom est celui qui déjoue toutes les logiques de l’asservissement et de l’appropriation individuelle (à commencer par l’identité : ce Moi que « je » suis censé.e être) – le penser dénoue autorité et domination, et tous les rêves de maîtrise. Dans cette expérience de l’exil et du nomadisme sans retour qu’est la traversée en pensée des savoirs, plus de Moi en majesté : ni Moi-Machine, ni Moi-Nature, ni Moi-Savoir, ni Moi- Culture, ni Moi-Science, ni Moi-Art. Rien que le tourbillon impersonnel du penser. Des mots, des phrases, et aussi des couleurs, des traits, du son, des odeurs, cénesthésies palpables et impalpables.


Les abus de pouvoir

Devenir un intellectuel, c’est accéder au savoir-non-savoir (à la lucidité) du « croire-savoir ».
Cela mérite de porter un nom séparé – non pas pour établir une fonction sociale (cette définition est transversale aux statuts sociaux et aux pratiques) – mais parce que, dans une vie, ce devenir est une transformation. Or cette transformation est une expérience de l’égalité et de
la liberté : un processus d'émancipation.

La présence de cette expérience est nécessaire pour dissoudre les embarras de la domination – surtout dans les mouvements, partis, qui prétendent lutter pour l’égalité, et qui se contentent, trop souvent, de savoirs morts et de hiérarchies « organicistes » naturelles (et certes le vote n’est pas l’alpha et l’oméga, mais son absence ne dissout pas la tendance à essentialiser la domination « naturelle » des leaders auto-institués : suivez mon regard). Sans parler de la tendance très dominante d’un anti-intellectualisme poreux, on le voit trop, à tous les abus de pouvoir (et à tous les Duce ventriloquant le peuple).

C’est vrai : le penser est une « intelligence artificielle ». Lâchons les mots qui fâchent les grand-prêtres spinozistes de l’immanence : « ça » transcende l(a somme d)es savoirs (et des expériences) individuels. Ça n’est pas aussi naturel que de mater Netflix. Mais l’Intellectuel, s’il est moins performant que l’IA du point de vue de la gestion des données (il n’est pas un Superman Savant), est infiniment plus « transcendant » que l’IA. Traduisez : beaucoup plus emmerdant. C’est même un emmerdeur professionnel : il répète sans relâche que si, on peut faire autrement, on peut penser autrement, qu'un autre monde est possible.


Une expérience infinie de la séparation

Mais j’en parle comme si je l’avais rencontré : la vérité vraie est que l’Intellectuel n’est pas Quelqu’un.  C’est un mode d’existence que chacun peut adopter, et qui exige de sortir de ses « zones de confort ». Ça transcende de l’intérieur. Ça inquiète. Ça montre le trou dans les savoirs que personne ne veut voir (surtout pas Moi), par où s’engouffrent les noirs fléaux des plus jolis « collectifs » – ou bien d’où s’aperçoit l’horizon de pratiques à inventer.
« Intellectuel » désigne une expérience infinie (un travail interminable, un soulèvement intime) de la séparation (des certitudes toujours collectives), invitant à se pencher sur les abîmes de perplexité d’où les découvertes brûlantes jaillissent : à apprendre à décider librement, sans garanties. Ça oblige chacun à suivre, pour son propre compte et dans les groupes, le chemin exigeant de la liberté dirimante, indomptable autant qu’égalitaire, du penser. A se faire, au moins de temps en temps, intellectuel non organique. A adopter, autant que faire se peut (c’est un truc qu’on ne peut pas faire à temps complet, ni salarier), parfois parce qu’on est traversé soudain par sa vibration étonnante, ce mode d’existence trans-personnel et trans-courant – qui disparaît et reparaît, et qui pourtant, en nous et hors de nous, est toujours là.
Pascale Fautrier

* Docteure, agrégée de Lettres modernes, Pascale Fautrier a publié de nombreux articles
universitaires (dans Critique, L’Infini, Les Temps modernes…), des ouvrages pédagogiques,
dont Les Grands manifestes littéraires (Gallimard, 2009), et une édition commentée de Pour
un oui ou pour un non de Nathalie Sarraute (2006), des biographies de Chopin (2010) et de
Bonaparte (2011), ainsi qu’un roman historique, Les Rouges (Seuil, 2014). Elle est aussi
l’auteure d’une recherche historique décisive, Hildegarde de Bingen. Un secret de naissance
(Albin Michel, 2018), ainsi que de La Vie en jaune. Chronique d’un soulèvement populaire
(Au diable vauvert, 2019), livre-reportage sur les Gilets jaunes de Commercy, en Lorraine.

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