Quelques réflexions sur une video d'Ilan Pappé, diffusée par le CJACP ;
J'ai regardé avec intérêt la video de l'interview d'Ilan Pappé, car, sans ignorer sa contribution à la mise en cause radicale de l'idéologie dominante en Israël, qu'il appelle le Sionisme, je n'ai pas lu ses livres. Je savais qu'Ilan Pappé exprime sa solidarité avec le peuple palestinien, sur fond de critique féroce de la société israélienne. Pour moi, jusqu'à cette video, UAVJ et Ilan Pappé menaient des combats différents mais convergents.
Voici quelque réflexions sur ce qu'exprime Ilan Pappé dans la video.
I. Ilan Pappé et sa période sioniste.
Ilan Pappé décrit comment, après en avoir été porteur, il s'est dégagé de l'idéologie diffusée en Israël par la couche dominante, le « Sionisme. ». Contrairement à Ilan Pappé, qui est né en Israël, je suis né dans un pays qui a participé au génocide organisé par les nazis. Comme tout rescapé du nazisme dont l'enfance s'est déroulée dans les années de guerre et les années suivant la défaite du nazisme, j'ai vibré à la description dans les années 50 de l'héroïsme de jeunes juifs en Israël qui triomphaient militairement d'assaillants qui leur voulaient du mal. L'image du Juif pleutre, peureux, qui se laissait mener à l'abattoir par les nazis en était modifiée : ça me faisait du bien.
Mais mon enfance et mon adolescence se sont déroulées pendant la guerre d'Indochine, puis du Vietman, puis les luttes de la Tunisie et du Maroc contre la tutelle française et enfin pendant la guerre d'Algérie. Les atrocités coloniales commises par les troupes françaises ou autres dans les colonies me révoltaient. Nourri par les idéaux de la Résistance, il était facile de me sentir indigné que mon pays agisse envers des peuples colonisés comme les armées nazies avaient opprimé la France. Il y avait aussi en France des mouvements populaires puissants qui luttaient contre les aventures coloniales, et qui montraient le vrai visage de la République. La sympathie pour les luttes de libération des peuples ne m'a jamais quittée. Très jeune j'ai participé aux grandes manifestations anti-colonialistes, avec la fraternité qu'on y éprouvait entre manifestants. Dans le même temps, face, dans ma vie, à plusieurs déclarations antisémites, pendant leurs cours, par des professeurs connus pour leur chauvinisme et leur passé pétainiste, j'identifiais très vite l'antisémitisme, avec les idées de droite.
C'est dire que l'histoire de France depuis 1940 a facilité pour moi la mise en cause de l'idéologie colonialiste raciste en France pendant mes années d'adolescence. Haïr les dirigeants colonialistes français n'était pas haïr la France, c'était défendre la République contre ceux qui la souillaient. La sympathie pour le peuple palestinien opprimé était toute naturelle, d'autant plus que le racisme anti-arabe écrasant en Israël m'avait vacciné contre toute tendresse pour ce pays.
Tout ceci explique la sympathie que j'éprouve pour la trajectoire d'Ilan Pappé. Cette sympathie ne m'empêche pas d'analyser les postures d' Ilan Pappé envers Israël. Il en va d'Ilan Pappé un peu comme d'un prêtre défroqué avec l'Eglise : sa conversion le transforme en anticlérical féroce. Unje fois abjurée sa « foi sioniste », Ilan Pappé rejette totalement Israël.
II Ilan Pappé et « le » Sionisme.
Comment un universitaire comme lui peut-il faire du « Sionisme » la cible exclusive de ses attaques ?
D'après moi, le « Sionisme » n'existe pas. Il y a des sionismes. L'éventail idéologique du sionisme va de Jabotinski, fasciste convaincu disciple de Mussolini, aux groupes comme BTselem, Breaking The Silence, Femmes en Noir, Gush Shalom, ou le Hadash qui combattent la politique coloniale de la droite israélienne au nom de leur idéal sioniste. L'éventail sioniste est aussi large que l'éventail politique des différents partis à la Knesset. Ilan Pappé considère-t-il le sionisme de Netanyahou comme équivalent au sionisme de Rabin, assassiné par un fasciste israélien juif ? Le sionisme est pour toute une gauche israélienne l'expression de l'amour pour la patrie. Faire de la « dé-sionisation » d'Israël la condition incontournable d'un avenir de paix est se condamner à l'échec, en rejetant tous les courants progressistes israéliens – qui tous se disent sionistes – dans le camp du sionisme colonial fascisant.
Le combat politique de Pappé, a priori sympathique, est voué à l'échec parce qu'il néglige la diversité d'un courant qu'il analyse comme un bloc sans failles. Pappé, révolté à juste titre par la politique coloniale israélienne, l'attribue à l'existence même d'Israël et jette le bébé – le peuple israélien --avec l'eau du bain, « le » sionisme. J'ajoute que l'anti-sionisme est aussi divers et contradictoire que « le » sionisme. Il va de la critique progressiste à la politique israélienne jusqu'à l'antisémitisme pur jus du type Soral et Dieudonné. Il serait bon à gauche d'abandonner une fois pour toutes le champ lexical du sionisme et de l'anti-sionisme et de reconnaître qu'il existe désormais un peuple israélien, qui n'est pas un mythique « peuple juif »
La résolution 194 de l'ONU.
Pappé, historien, invoque la légalité internationale pour la résolution 194 de l'ONU sur le droit au retour, et développe en même temps une visée qui nie les résolutions de l'ONU en soutenant la visée d'un Etat unique. Son invocation à la légalité internationale est à géométrie variable. Il fait son marché politique dans les résolutions de l'ONU et ne prend que celles qui lui plaisent ! En ce qui concerne la résolution194, il l' ampute de sa partie la plus importante : le droit à compensation pour les Palestiniens qui ne souhaiteraient pas retourner en Israël. Un historien sérieux ne peut ignorer les négociations de Taba. Elles ont montré que la question du retour dans leurs maison des réfugiés palestiniens concerne surtout les réfugiés de 1967, qui sont dans des camps au Liban ou en Jordanie, et qui souhaitent retourner en Cisjordanie
Pappé, tout à sa passion anticléricale, ampute la résolution 194 et et décrète, sans les consulter, que tous les réfugiés de 1948 et leurs descendants veulent retourner en Israël – un Israël qui n'existerait plus selon son schéma. Avec sa résolution 194 amputée, Ilan Pappé apporte de l'eau au moulin des vrais sionistes qui, eux non plus, ne reconnaissent de l'ONU que les résolutions qui les arrangent. Le fantasme de six millions de Palestiniens déferlant en Israël à cause du « droit au retour » est utilisé par des groupes comme La Paix Maintenant pour refuser les négociations avec les représentants palestiniens sur la base des négociations de l'ONU.
Israël Etat colonial ?
L'argumentation d'Ilan Pappé est a priori imparable. C'est très simple. Des Européens qui « n'etaient pas à l'aise en Europe » ont colonisé des territoires aux Amériques et en Afrique et ont commis des génocides contre les populations autochtones. Des Européens qui « n'étaient pas à l'aise en Europe » ont envahi la Palestine et commettent un génocide en Palestine. En effet, pour « certains Européens », les pogromes puis les camps d'extermination nazis n'étaient pas très confortables. Les populations juives d'Irak, de Syrie, de Tunisie ou du Maroc qui ont été chassés de ces pays à la suite de Suez, c'était des Européens qui « ne se sentaient pas à l'aise en Europe »? Il est clair que ces populations ont été victimes de la politique israélienne, ressentie dans tous les pays arabes comme une agression permanente. Les Juifs des pays arabes ont payé pour les crimes israéliens. Et alors ? On s'en désintéresse ? Tous coupables ? L'historien Ilan Pappé ignore le colonialisme britannique, l'affaire Dreyfus et le génocide, soit des conditions historiques importantes de peuplement d'Israël. L'déologie sioniste n'a pas créé Israël : elle est apparue aux survivants des camps nazis comme une solution de survie alors qu'ils étaient refusés partout, quand on ne les massacrait pas au retour chez eux, comme en Pologne. L'immigration des populations juives des pays arabes a été le résultat d'une conjonction de la politique israélienne, et de la tradition historique de discriminations visant les Juifs dans l'Empire Ottoman.
Selon Ilan Pappé, le processus colonial israélien est exactement pareil a tous les processus coloniaux menés par des « Européens qui ne se sentaient pas à l'aise en Europe ». Les Espagnols en Amérique latine achetaient-ils les terres des grands propriétaires indiens pour y installer des colons ? Les Anglais ou les Irlandais en Amérique du Nord achetaient-il des terres aux grands propriétaires des tribus indiennes ? Le peuple palestinien a été trahi par des grands propriétaires terriens palestiniens, c'est un élément du processus ; le grand mufti de Jérusalem a construit une légion nazie et obtenu d'Hitler qu'il nettoierait la Palestine de ses Juifs après en avoir nettoyé l'Europe. Ces deux remarques n'épuisent pas le sujet ; il y a eu aussi expulsions sans rachat pendant la Nakba, etc... Certes, l'histoire d'Israël présente des aspects coloniaux, comme on le voit avec les colons israéliens en Cisjordanie. Mais l'analogie de la colonisation israélienne en Palestine avec celle des Amériques ou de l'Afrique, si elle offre un cadre confortable pour éviter de prendre en compte l'histoire singulière du Proche Orient, a quelques trous dans la raquette. Dire cela ne justifie pas les massacres de Palestiniens perpétrés par l'Irgoun fasciste et le groupe Stern en 1948 ou de Juifs par les armées arabes refusant le plan de paix de l'ONU. C'est dire que les outrances simplificatrices d'Ilan Pappé ne peuvent servir d'analyse pour des faits autrement complexes.
V. L'apartheid et BDS : Ilan Pappé négationniste ?
Ilan Pappé évoque le mouvement BDS contre l'Apartheid en Afrique du Sud. Là encore, il postule une identité parfaite entre l'Afrique du Sud et le Proche Orient. Pappé choisit la version dure de BDS, celle qui veut boycotter toute chose israélienne. Ignore-t-il que Netanyahou se sert de ce boycott – qui n'est pas le BDS du CNPJDPI, lequel vise la colonisation-- pour isoler la gauche ? Il sait que quiconque en Israël prône le BDS total de toute chose israélienne se condamne à l'isolement politique total. Pappé ne vit plus en Israël ; je nesais pas si c'est par choix (?). Quoi qu'il soit, on ne voit pas chez lui de solidarité avec les forces les plus résolues en Israël contre la colonisation – par exemple le Hadash, ou la Liste Unie judéo-arabe de Ayman Odeh, qui s'adresse à tous les Israéliens, Juifs ou non, en leur proposant un combat commun pour un avenir commun. Ces forces patriotiques israéliennes méritent notre solidarité.
La colonisation en Cisjordanie s'apparente de multiples façons à de l'Apartheid, tel qu'on l'a connu en Afrique du Sud. L'historien Pappé sait-il ce qu'a été le régime d'Apartheid ? On pourrait en douter. L'apartheid en Afrique du Sud, c'est la domination terroriste d'une minorité blanche sur la grande majorité des peuples de l'Afrique du Sud. Pas de liberté d'association, de liberté politique, de liberté d'expression, utilisation systématique de la torture et de l'assassinat. Ces caractéristiques sont-elles utiles pour décrire la société israélienne à l'intérieur des frontières de 1967 définies par l'ONU ? La Knesset a eu jusqu'à 13 députés (sur 120) alliés au Parti Communiste israélien (voir https://www.google.com/search?client=firefox-b-d&q=nombre+de+d%C3%A9put%C3%A9s+dans+la+Knesset%3F). Le régime d'Apartheid sud africain aurait-il réussi à expulser un député communiste du Parlement, là ou la droite israélienne a échoué ? Il a fait bien mieux : le Parti Communiste d'Afrique du Sud, l'African National Congress et d'autres partis démocratiques étaient interdits, leurs militants torturés et assassinés... Il y a en Israël des discriminations scandaleuses , des inégalités de droits entre Israéliens juifs et non juifs. Mais faire de ces faits l'analogue de l'Apartheid en Afrique du Sud relève du négationnisme ! L'abjuration du « sionisme » par Ilan Pappé l'emmène fort loin d'une analyse rationnelle de la société israélienne.
Les militants progressistes engagés pour la mise en œuvre des droits nationaux palestiniens, doivent refuser ces outrances qui défigurent leur lutte et écartent beaucoup de gens honnêtes de l'action.
L'Etat unique.
L'historien Ilan Pappé plaque des schéma décoloniaux tout prêts sur une histoire convulsive et paroxystique. Oui l'idéologie sioniste de Herzl, rejetée par la grande majorité des Juifs jusqu'à la libération d'Auschwitz, était l'idéologie banale colonialiste de son temps. Oui, l'histoire du Proche Orient depuis la 2ème guerre mondiale revêt des aspects de colonialisme. Mais quand l'ONU parle des territoires occupés, il s'agit de ceux qu'Israël a conquis en 1967.
Le prêtre défroqué injurie les croyants, les traite de calotins. Le sioniste défroqué milite pour l'Etat unique. Israël, dont l'existence résulte de la légalité internationale, doit selon Pappé disparaître au profit d'un Etat unique. Il se trouve qu'aucun des deux peuples n'a à ce jour décidé d'abandoner ses droits nationaux.
On se frotte les yeux. Ces positions de Pappé sont prises aujourd'hui, cinq mois après le 7 octobre, cinq mois depuis l'attaque de Gaza par Israël ! Cinq mois qui ont augmenté exponentiellement les haines réciproques, les souffrances et les morts. Si un jour Etat unique il y a pour les deux peuples de de la Palestine historique, ce ne sera qu'à la suite d'un processus long, qui ne peut se dérouler que si chacun des deux peuples est pleinement souverain, et indépendant, et peut se déterminer démocratiquement sur son avenir. C'est à, dire dispose de son Etat. Ilan Pappé dit que son projet est pour longtemps irréalisable. Ne serait-il pas plus utile d'abandonner cette lubie irréaliste, qui ne serait aujourd'hui qu'un fleuve de sang palestinien et israélien ? Ne serait-il pas plus utile de prendre en compte ce qui change dans nos projets pavés de bonnes intentions ? La visée de'Etat unique défendue par Pappé peut sembler généreuse, c'est une dangereuse utopie qui tourne le dos aux exigences immédiates – au delà du cessez le feu à Gaza – à savoir la rconnaissance urgente de l'Etat de Palestine, qui serait une défaite majeure pour Netanyahou et ses ministres fascistes.
Le risque de génocide et l'épuration ethnique.
La plus haute instance judiciaire de l'ONU, interpelée par l'Afrique du Sud, alerte contre le « risque de génocide ». C'est suffisamment grave pour mobiliser toute la planète pour un cessez le feu immédiat à Gaza. Ilan Pappé est beaucoup plus lucide que la Cour Internationale de Justice. Il ne va pas mégoter. Que dira-t-il si la direction israélienne fasciste s'engage de fait dans un génocide ? Il parlera de super génocide. A en rajouter sur la CIJ, on freine la mobilisation possible pour arrêter le massacre des Gazaouis.
Pappé affirme que le « nettoyage ethnique à Gaza en 2024 est pire que le nettoyage ethnique de 1948 ». 30 000 morts civiles, avec une majorité de femmes et d'enfants, les bombardements, la famine, etc.. exigent une mobilisation internationale urgente pour que ça cesse. Mais là encore qu'en est-il de l'inflation verbale ? Jamais Pappé n'a fourni la moindre preuve, le moindre document. d'une épuration ethnique commise par les forces israéliennes en 1948. Il y a eu 500 villages palestiniens détruits au cours de la guerre déclenchée par les pays arabes qui refusaient les résolutions de l'ONU. Dans le même temps, il y a eu massacre de Juifs par les armées arabes. En quoi l'épuration ethnique à Gaza peut-elle être pire qu'une épuration ethnique dont aucun historien n'a fourni de preuve ? A Babi Yar, en 1942, les nazis allemands et ukrainiens ont assassiné 30 000 Juifs (femmes, enfants vieillards) en deux jours. 30 000 Gazaouis massacrés en 5 mois, les morts de faim, etc., justifient-ils d'en rajouter sur l'horreur en minimisant de fait ce que fut le génocide nazi ?
VIII. Conclusion
Ou bien on envisage une Paix Juste et Durable entre Palestiniens et Israéliens fondée sur l'application négociée de toutes les résolutions de l'ONU, ou on choisit l'aventure et le chaos.
Pappé a parfaitement le droit de nier l'évidence : que cela nous plaise ou non, deux peuples de formation récente, – une centaine d'année tout au plus – existent sur le territoire de la Palestine historique. Chacun de ces peuples a droit a son Etat selon la Charte de l'ONU et ses résolutions.
Militants d'une Paix Juste et Durable entre Palestiniens et Israéliens, nous avons de la sympathie pour Ilan Pappé à cause de sa dénonciation des crimes israéliens. De là à le prendre comme maître à penser, et à répéter sans réfléchir des mots d'ordres nocifs, il y a un gouffre. Malheureusement, on voit certains camarades qui se croient pro-palestiniens reprendre ses idées et les propagent jusque sur la liste du Collectif National pour une Paix Juste et Durable entre Palestiniens et Israéliens (CNPJDPI) ...