Dialectique matérialiste et Mécanique Quantique
Pascal Lederer
Directeur de recherches honoraire au CNRS
Résumé
Cet article présente quelques enjeux des débats scientifiques et philosophiques contemporains à propos de la mécanique quantique.
I Introduction
Trois ans après l'écrasement du mouvement révolutionnaire russe, Lénine publie en 1908 Matérialisme et empiriocriticisme (1). Il critique les conceptions philosophiques alors dominantes parmi les milieux scientifiques en pleine crise de la physique, à l'orée de la révolution de la mécanique quantique. Les physiciens Mach et Duhem défendaient, le premier, que le monde est un complexe de sensations, le deuxième, que le but de la science est de "sauver les apparences" (décrire les phénomènes). Mach avait publié son livre L'analyse des sensations en 1900. Selon le livre de Duhem, paru en 1908, toute prétention de la pensée à une connaissance objective du réel relève de la "métaphysique", inaccessible à l'expérience. Le physicien Poincaré écrit en 1905 dans sa Valeur de la science, " ...Ce n'est pas la nature qui nous les (l'espace et le temps) impose, c'est nous qui les imposons à la nature... tout ce qui n'est pas pensée est le pur néant".
Lénine critique Bogdanov, et d'autres, qui voulaient concilier le marxisme avec le positivisme de Mach et Duhem.
A propos des découvertes sur le Radium, la radioactivité, les rayons X, l'effet photo-électrique, Lénine (1) démontre la teneur idéaliste des thèses selon lesquelles la " la matière disparaît". Il clarifie la catégorie philosophique de matière : " L'unique propriété de la matière que reconnaît le matérialisme philosophique, est celle d'être une réalité objective, d'exister en dehors de la conscience que nous en avons ou non qui la réfléchit". Il éclaire le mouvement réciproque de la connaissance humaine et celui de la réalité objective, ce que le matérialisme appelle la gnoséologie, terme qui a disparu dans la plupart des écrits philosophiques actuels sur la science. L'épistémologie ignore ou néglige le rapport complexe -- la dialectique -- des subjectivités humaines et de la réalité objective.
Comme le note Lénine, citant Engels, " avec chaque découverte qui fait époque dans le domaine des sciences naturelles, à plus forte raison dans l'histoire de l'humanité, "le matérialisme doit modifier sa forme". Ce travail philosophique de Lénine était pour lui de haute importance pour le combat révolutionnaire.
Cette leçon vaut pour les révolutionnaires d'aujourd'hui : il leur faut prendre en compte les découvertes des sciences, en combattre les interprétations idéalistes et ce faisant,enrichir le matérialisme.
En avril 2023 s'est tenue à Paris un colloque à l'occasion de la parution du Oxford Handbook of the History of Quantum Interpretations (2). Cet évènement témoigne des affrontements philosophiques sur ce sujet. Cet article en discute plusieurs contributions.
II Premiers débats philosophiques sur la mécanique quantique.
Dès les débuts de son élaboration dans les années 1920, la mécanique quantique, théorie de la physique au niveau microscopique, a donné lieu à des combats philosophiques qui résonnaient avec les combats idéologiques et politiques du temps. Ces débats mêlaient arguments scientifiques et choix philosophiques. Niels Bohr, un des grands fondateurs de la mécanique quantique, a abondamment écrit sur les concepts qu'il a lui même introduits. Il écrit en 1933 que " la physique n'a pas pour objet de trouver comment est la Nature. La physique a pour objet ce que nous pouvons dire de la Nature", ce qui le rangerait parmi les disciples de Mach. En même temps, il adopte un blason personnel qui proclame Contraria sunt complementa ce qui semble le situer hors du champ de la prohibition aristotélitienne de la contradiction. Bohr distinguait entre épistémologie, qui est un discours sur la nature, et ontologie qui réfère à l'être. Cette séparation artificielle est décrite par Sève (3) comme consubstancielle à l'idéalisme philosophique.
Heisenberg, un des autres pères fondateurs, écrit (en 1930), que " la mécanique quantique en a terminé avec "l'ontologie du matérialisme" c'est à dire avec l'idée d'un d'un monde objectif réel dont les plus petites parties existeraient comme existent des pierres ou des arbres, qu'on les observe ou non". En 1958, contrairement à Bohr, il attribue un rôle privilégié à la subjectivité de l'observateur qui intervient dans le choix de l'appareil de mesure. Popper, lui, veut, en 1958, "montrer que que la mécanique quantique est une théorie aussi "objective" que la mécanique statistique classique" (avec les guillemets à objective, ndlr).
I.1La relation d'indétermination d'Heisenberg.
La mécanique classique repose sur la notion de trajectoire des corps matériels, c'est à dire la donnée simultanée à tout instant de la position x et de l'impulsion p de l'objet matériel avec une précision limitée seulement par les instruments de mesure.
Mais les expériences, par exemple la diffraction d'électrons ou de neutrons par un cristal, montrent que la notion de trajectoire n'a pas de sens pour ces objets microscopiques: ils manifestent à la fois des propriétés ondulatoires et corpusculaires. La bataille bi-centenaire entre la conception ondulatoire de la lumière (celle de Huyghens et Fresnel) et la conception corpusculaire de Newton ou Descartes s'en trouve à la fois abolie et dépassée par les expériences, imposant une conception nouvelle de la physique pour les objets microscopiques: la mécanique quantique, qui rendait compte du réel en des termes contradictoires.
Il fallait donc renoncer à décrire les objets microscopiques par des trajectoires, et introduire pour eux la notion d'état quantique, aux propriétés nouvelles.
S'ajoutait à la crise de la physique la question de la stabilité des atomes, que l'électromagnétisme classique ne comprenait pas.
En 1927, Heisenberg découvrit, à partir du quantum d'action ħ introduit par Planck, la relation d'indétermination : elle énonce que la précision expérimentale Δx sur la position d'un objet microscopique, dépend de la précision expérimentale Δp sur son impulsion : leur produit ne peut être, à un instant donné, inférieur à ħ (la constante de Planck): Δx.Δp ≥ ħ. C'est la différence essentielle avec la mécanique classique. Cette dernière est valable pour ħ=0 et postule la possibilité de détermination simultanée exacte de x et p et donc de la trajectoire.
La relation d'indétermination d'Heisenberg est au coeur d'affrontements philosophiques. Pour certains, elle signifie la disparition du déterminisme, ou de la causalité. S'agit-il d'une question de précision des mesures, ou d'une propriété du réel quantique? La relation d'indétermination, est vérifiée par ses innombrables conséquences expérimentales et pratiques. Elle est à la fois l'expression d'une limite à la connaissance simultanée de la position et de la vitesse d'une particule microscopique, et un acquis fondamental de la connaissance sur les processus microscopiques.
I.2Complémentarité
Bohr donna à cette propriété – les relations d'incertitude d'Heisenberg – le nom de complémentarité. Pour lui, au niveau microscopique, les contraires – par exemple caractère ondulatoire et corpusculaire du réel microscopique – sont complémentaires : une formulation proche de la dialectique matérialiste. Paul Langevin, lui, voyait dans la dualité ondulatoire-corpusculaire davantage la manifestation d'une relation "dialectique", dans le sens hégélien d'un dépassement de deux notions insuffisantes, qu'une complémentarité comme l'entendait Niels Bohr. Il pensait que les nouvelles conceptions physiques restaureraient un nouveau déterminisme, probabiliste.
On voit ici que dès sa découverte, la mécanique quantique oblige à des formulations incompatibles avec l'idéalisme philosophique aristotélicien, selon lequel il n'y a pas de contradiction dans le réel.
Bohr, Heisenberg, Schrödinger et d'autres affirmèrent que la mécanique quantique est une théorie indépassable du monde quantique. Pourtant, il est arrivé plusieurs fois que le caractère déclaré achevé de telle ou telle théorie soit démenti par l'histoire...
Tout écrit philosophique sur la mécanique quantique commence invariablement par la constatation de ses succès explicatifs et prédictifs considérables, et qu'à ce jour, aucune expérience ne l'a mise en défaut. Puis viennent les considérations d'ordres divers sur ce qu'elle nous dit -- ou pas -- sur la connaissance, sur les choses et les processus réels de ce que beaucoup appellent, dans la littérature anglophone "stuff", et rarement "matière".
Un livre récent de Franck Laloë (4), Comprenons nous vraiment la mécanique quantique?, passe en revue différents aspects qui ont fait, et font encore l'objet de controverses entre physiciens et/ou entre philosophes.
I.3 Le jdanovisme
L'histoire de la mécanique quantique, comme celle de la génétique, est marquée par l' Histoire politique et idéologique du XXème siècle.
T. Ryckman ((3), p.777), un philosophe US contemporain provenant de Stanford, centre mondial de la diffusion des multiples variantes de l'idéalisme, (voir la Stanford Encyclopedia of Philosophy ), évoque le rôle du dogmatisme stalinien dans l'histoire de la mécanique quantique. En 1947, Jdanov, nommé par Staline directeur de la politique culturelle soviétique, lance une campagne contre l'idéologie bourgeoise du monde capitaliste. Le physicien soviétique Blokhintsev attaque en 1951 "l'école de Copenhague" et la complémentarité accusées de nier la causalité, et de promouvoir une conception idéaliste de la fonction d'onde. Un autre chapitre du Oxford Handbook, par J.-P. Martinez ((3), p.667) décrit la période du jdanovisme et son influence stérilisatrice sur la physique en URSS pendant le jdanovisme. Apparemment le matérialisme dialectique n'est mentionné dans la ref. (3) que sous l'aspect de sa caricature dogmatique...
Discuter telle ou telle conception philosophique d'une théorie scientifique devrait être une liberté garantie, dans le débat d'idées comme dans le débat scientifique, et pour la connaissance. Condamner une théorie, parce qu'elle contrevient à une philosophie d'Etat est autre chose. L'affaire Lyssenko, catastrophe fondée sur la condamnation stalinienne de la "génétique bourgeoise" au nom d'une version dogmatique du matérialisme dialectique, a déconsidéré durablement ce dernier, bien au delà des milieux scientifiques. On en voit les traces dans le Oxford Handbook (3).
Ce livre reflète, à travers les débats sur l'interprétation de la mécanique quantique, les affrontements philosophiques contemporains entre courants positivistes, actuellement dominants, et matérialisme.
Selon Rickman, la campagne de Jdanov aurait pu inciter un physicien communiste US, David Bohm (ainsi que Jean-Pierre Vigier, communiste français, membre de la direction du PCF) à formuler une interprétation causale et ontologique de la mécanique quantique. En fait il voulait une description objective, plus précise que la théorie quantique standard, des processus individuels (communication privée de Franck Laloë). On ne connaît les limites du déterminisme de la physique classique que depuis 1963, avec le théorème KAM (pour Kolmogorov, Arnold, Moser), qui montre l'incapacité prédictive liée aux trajectoires chaotiques. En 1951, Bohm publie une explication causale simple de la mécanique quantique qui redécouvre une proposition de de Broglie de 1927 (que ce dernier avait abandonnée). Cette "théorie dBB" retrouve intégralement les résultats de la théorie "standard", en lui ajoutant une hypothèse qui permet de décrire des trajectoires, par ailleurs étranges, de chaque particule, ce qui permet de la déclarer "réaliste". L'approche de Bohm fut une première tentative de prendre au sérieux la proposition d'Einstein dans ses objections à Bohr en 1935. Elle retrouve aujourd'hui une certaine faveur, et certains philosophes l'adoptent ( voir Bricmont (3), p. 1197 ), sans doute pour cette raison.
Son défaut principal est qu'elle ne peut s'étendre à la théorie des champs. Le statut de la théorie dBB reste étrange: on peut y voir un avatar d'une conception dogmatique
du matérialisme; elle semble obéir au souci de concilier la théorie quantique et une perception du réel héritée du monde classique. La théorie dBB fournit une explication naturelle de la non localité par l'ajout de variables supplémentaires à l'équation de Schrödinger.
L'épisode du jdanovisme illustre comment l'environnement idéologique, politique, économique d'une société influe de manière complexe, en même temps que les découvertes expérimentales, sur le développement des théories en physique, avec une influence en retour sur la vie sociale. Manifestement, cet épisode, comme plus tard l'écroulement de l'URSS, puis le triomphe du libéralisme planétaire, expliquent en partie le discrédit actuel du matérialisme dialectique, dans les débats sur la mécanique quantique comme dans les débats philosophiques ou les idées.
Discuter aujourd'hui des apports philosophiques de Lénine sans prendre en compte les avatars historiques de la version dogmatique du matérialisme dialectique stalinien serait trahir l'essence même de la posture philosophique de Lénine.
II.Débats philosophiques contemporains.
Pour d'Espagnat (5), physicien français mort récemment, la mécanique quantique invalide le matérialisme. Selon moi, d'Espagnat trouve à la fin de sa démonstration le contenu idéaliste de ses conceptions de départ (6). Parmi les philosophes français qui s'occupent des sciences, comme Bitbol ou Isabelle Stengers, d'Espagnat est cité favorablement. Bitbol (7) écrit: "Peut-être que la véritable radicalité de la théorie quantique est qu'elle ne précise pas comment est le monde. Peut-être même n'y a-t-il pas un monde complètement extérieur à nous, qui se prêterait à la représentation. Peut-être la physique quantique enseigne-t-elle une seule chose à qui sait l'entendre: que le monde est tel qu'il serait vain de chercher comment il est indépendamment de nous". Bitbol rejoint la thèse de d'Espagnat.
De tels écrits méritent une discussion critique.
II.1Des progrès expérimentaux récents.
Le prix Nobel de physique 2022 récompense les travaux de Moser, Aspect et Zeilinger qui ont tranché dans un débat entre Einstein et Bohr datant de 1935. Einstein avait bien vu que la mécanique quantique semblait mettre en cause un principe que la relativité restreinte avait établi par de multiples expériences et prédictions confirmées : il n'y a pas d'interactions instantanées entre objets distants. Einstein était un "réaliste"; pour lui la physique décrivait un monde indépendant de notre conscience. La physique est "locale": ce qui se passe ici ne peut influer instantanément sur ce qui est lointain. Or Einstein proposait une expérience sur un objet quantique dans un état permis par la mécanique quantique qui, selon lui, contredirait cette localité. Il en concluait que la théorie quantique était incomplète, qu'il fallait lui ajouter des éléments encore inconnus pour la rendre compatible avec le "réalisme local" de la relativité. Pour Bohr, Einstein ne prenait pas en compte les conditions expérimentales concrètes, la mécanique quantique était complète.
Le physicien John Bell, dans les années 60 proposa un test concret de l'objection d'Einstein (dite paradoxe EPR), et Clauser, puis Alain Aspect réalisèrent l'expérience permise par le progrès des techniques. Celles ci permettent depuis quelques dizaines d'années de travailler, ce qui avait été impossible auparavant, sur quelques objets quantiques à la fois, voire des objets quantiques isolés: quelques photons, un ou quelques électrons, un atome, etc.. Le travail d'Aspect, Zeilinger ou Clauser, aboutit à confirmer la mécanique quantique "standard".
Cette confirmation signifie à la fois une avancée dans la connaissance du monde microscopique, des perspectives d'applications révolutionnaires, et une explosion de débats parmi physiciens et philosophes des sciences sur son interprétation. L'expérience montre que la détection locale d'une particule peut avoir un effet instantané à « grande distance » ( par exemple, entre la Terre et un satellite à quelques centaines de km!). Einstein avait-il donc tort sur la localité de la physique? La relativité est-elle violée à l'échelle microscopique? Si la mécanique quantique est la théorie fondamentale du monde, la non localité est-elle universelle? Ou bien cette non localité n'est-elle valable qu'au niveau quantique? En fait, la non-localité quantique ne s'accompagne pas d'un transfert matériel instantané, elle ne viole pas la relativité. Il y a de la non localité dans le monde quantique. Cette non-localité n'a pas d'équivalent classique. Quel est son degré de généralité? La question me semble ouverte. Que veut dire « grande distance » ? La distance de la Terre à la Lune est grande à l'éhcelle humaine, mais dérisoire à l'échelle intergalactique. Clarifier dans quelle mesure il y a non-localité en physique est une question fondamentale de la physique contemporaine.
II.2 L'intrication : un enjeu crucial de connaissance du réel inanimé.
Selon Bohr, et son disciple soviétique Landau (8), la mécanique quantique ne peut être fondée sans la mécanique classique; en même temps, elle doit avoir cette dernière comme limite. Pour Von Neuman, autre géant de la physique théorique du 20ème siècle, lors d'une mesure sur un objet quantique, c'est la conscience de l'observateur qui détermine le résultat d'une mesure. Pour Everett, il n'y a pas de monde classique, le comportement quantique de la matière est universel: depuis le Big Bang, des milliards de milliards de mondes quantiques se développeraient sans communication les uns avec les autres. En effet, selon la mécanique quantique, lors d'une interaction d'un objet quantique avec un autre, les états des deux objets se combinent (ce qu'on appelle l'intrication). Dans l'état qui résulte de l'intrication, il y a simultément propriétés héritées de chacun, et propriétés qualitativement nouvelles. Si tout objet du monde est un objet quantique, y compris les êtres pensants (ce qui est implicite à la fois chez von Neumann ou Everett) l'hypothèse d'une connaissance objective humaine du monde devient caduque! Cette position réductioniste, qui nie les différents niveaux d'organisation de la matière, affirme l'unicité matérielle quantique du monde. On voit ici comment ces questions peuvent influer sur les débats philosophiques quant à la possibilité d'une connaissance objective du monde.
La notion de mesure est l'objet d'interprétations différentes. Pour Heisenberg, elle fait intervenir un sujet mesurant, à l'aide d'un instrument de mesure. Pour Landau (8), le terme "mesure" s'applique à toute interaction d'un objet quantique avec un objet classique, qui n'implique pas un observateur. Pour Bohr, l'instrument de mesure est un objet classique, indépendant de l'observateur, mais l'objet et l'instrument sont intriqués.
Le comportement classique des objets macroscopiques formés d'assemblages de multiples entités microscopiques qui obéissent à la mécanique quantique émerge-t-il de leur comportement quantique? Cette question n'est pas à l'heure actuelle résolue. Des objets macroscopiques comme les superfluides ou les aimants, obéissent à la mécanique quantique. Mais le monde macroscopique quotidien dans lequel nous vivons obéit à la mécanique classique. Il n'est pas impossible de conjecturer que le comportement quantique est universel, mais fait émerger, par un processus encore inconnu, un changement qualitatif - comme une transition de phase - qui donnerait naissance au comportement classique de la plupart des objets macroscopiques...
Contrairement à un objet quantique, qui peut être décrit par une somme d'états différents (comme le chat quantique de Schrödinger, qui peut être à la fois mort et vivant), un objet classique ne peut être que dans un seul état; c'est ainsi que Landau caractérise un objet classique: l'aiguille d'un appareil ne peut pointer que sur une seule valeur du cadran.
II.3 Source quantique de l'idéalisme.
La mécanique quantique résulte de la faillite de la mécanique classique à décrire la stabilité des atomes, et les processus microscopiques à l'aide de trajectoires. De cette faillite a émergé la notion d'état quantique, qui bouscule, pour le réel microscopique, bien des conceptions "classiques". Les états quantiques peuvent s'ajouter, évoluent selon une équation déterministe, l'équation de Schrödinger, mais une mesure modifie cette évolution de façon aléatoire, en contraste avec la plupart des expériences sur des objets macroscopiques, où l'instrument de mesure perturbe l'objet de façon contrôlable. A première vue, conclusion imparable: l'évolution "indépendante de notre conscience" de l'objet quantique est inconnaissable. Exit la prétention du matérialisme à accéder à une connaissance du réel indépendante de la mesure mise en oeuvre par le sujet. Fuchs, cité par Laloë ((3), p.7), écrit en 2002: " Le système quantique représente quelque chose de réel et indépendant de nous; l'état quantique représente un ensemble de degrés de croyance sur quelque chose qui concerne le système... La structure appelée mécanique quantique traite des interconnexions entre ces deux choses le subjectif et l'objectif. Il nous faut séparer le bon grain de l'ivraie. Si le vrai état quantique représente une information subjective, alors à quel degré la structure mathématique qui le sous-tend a-t-elle le même caractère? Peut-être une partie, peut-être la plus grande partie, mais sûrement pas tout".
Cette citation n'est pas loin d'exprimer le problème gnoséologique posé par la mécanique quantique, à l'exception de quelques éléments importants dont le premier est le critère de la pratique. Les succès théoriques et expérimentaux et les applications innombrables de la mécanique quantique illustrent ce que Sève (2) appelle la capacité de l'activité cognitive sociale à "re-produire" des processus réels de la matière; le terme "croyance" de la citation de Fuchs est souvent marqueur d'une forme ou d'une autre de positivisme: la théorie est subjective, elle reflète une croyance. Elle ne peut refléter une vérité du réel. La notion de vérité sous jacente est celle de l'adéquation parfaite de la connaissance à l'objet. Or la preuve du pudding c'est qu'on le mange, comme le dit Engels. Cette preuve n'implique pas une adéquation parfaite de la conscience du sujet avec ce qu'il mange. Nier que la pensée, jointe à la pratique, puisse accéder à une vérité, certes approximative, mais perfectible, vérifiable, aboutit à faire de toute connaissance scientifique une croyance, laquelle peut, le cas échéant invoquer de bonnes raisons de croire, sans se risquer à des certitudes sur tel ou tel aspect ou processus du réel. Un troisième aspect concerne le caractère social de l'activité de connaissance, transmissible par le langage, donc accessible à un examen social critique et à la vérification.
Séparer le bon grain de l'ivraie est passionnant, mais la capacité de la mécanique quantique à accumuler des grains de vérités sur la matière, à en "re-produire" des processus réels, ne peut être mise en doute. Des vérités sont acquises qui sont à la fois absolues, en ce sens que rien ni personne ne pourra les mettre en doute, et relatives, en ce sens que des progrès ultérieurs peuvent les enrichir et les compléter. L'existence des atomes, dont Duhem et Mach niaient la réalité, est désormais un fait, mais leur description ne cesse de s'enrichir.
La " structure appelée mécanique quantique" ne traite-t-elle que " des interconnexions entre le subjectif et l'objectif" comme le dit Fuchs? N'est-il pas abondamment prouvé qu'il y a dans la nature des processus qui relèvent d'une forme ou d'une autre, éventuellement perfectible, de mécanique quantique, qu'on les observe ou non? La constante de Planck n'a-t-elle pas un rôle objectif fondamental dans tous les processus du réel microscopiques?
On trouve dans la référence ((3), p.247):"Le sujet reste controversé aujourd'hui de savoir si ces photons existent réellement, et, si oui, dans quel sens ..." (traduit par moi). Or sous le nom de "photon", on désigne un ensemble de vérités indiscutables sur des propriétés et des processus d'une entité matérielle clairement identifiée, obéissant à la mécanique quantique et dont de multiples effets dans la pratique sont connus. D'autres propriétés et processus associés aux photons peuvent être découverts. La question de l'image que chacun peut se faire ou non du photon n'est pas pertinente en ce qui concerne son existence.
Le nombre d'articles qui considèrent la mécanique quantique sous le seul angle de l'information augmente exponentiellement depuis 1990 ((3) p.832). Les perspectives de réalisations de l'ordinateur quantique, outil révolutionnaire, ou de la cryptographie quantique y sont pour beaucoup. Mais considérer la théorie du seul point de vue de l'information des sujets connaissants est une thèse discutable : peut-on nier que la mécanique quantique régit, qu'on les observe ou non, les émissions lumineuses des étoiles? Peut-on nier que les processus moléculaires qui ont abouti à la vie sur terre, avant toute émergence de matière pensante, étaient gouvernés par la mécanique quantique ? Que cette dernière soit éventuellement perfectible n'enlève rien à la réponse affirmative à cette question.
II.4Le réalisme.
Plusieurs participants au colloque d'avril à Paris (3) se disent "réalistes". Est réaliste, apparemment, quiconque pense que la physique a pour but la connaissance du réel indépendant de la conscience. Ce réalisme peut apparaître comme un matérialisme, mais d'Espagnat, par exemple, qui admet que quelques éléments du réel sont accessibles à la connaissance, énumère, entre autres, Dieu comme un possible de ce réel. Le « réalisme » contemporain est divers et peut souvent traiter le savoir subjectif de l'objet comme un savoir objectif sans sujet. C'est par exemle ce que fait le "matérialisme scientifique", qui est en fait un scientisme, comme l'a discuté Sève (2). Un courant actuel, le "QBism" ((3) p.1007) qui se dit réaliste, illustre ce défaut; il entend séparer, dans la connaissance, l'objectif du subjectif individuel: c'est un individualisme méthodologique, qui fait fi du social.
Bien des contributions au livre "Oxford Handbook etc." (3) mériteraient une étude pour "trier le bon grain de l'ivraie" philosophique. Le réalisme n'implique pas, en général la dimension critique de la gnoséologie, ni le critère de la pratique.
II.5 Le pluralisme scientifique.
Difficile de trier le bon gain de l'ivraie dans tous les nombreux textes de la référence (3). Par exemple la contribution d'Olival Freire jr ((3), p.825) discute une thématique importante (9), celle du "pluralisme scientifique". On entend par là l'existence simultanée de plusieurs théories différentes et contradictoires du même objet de connaissance. La mécanique quantique, comme on le constate à la lecture de la ref. ((3) p.825) en a été un exemple et cela continue. Selon Freire Jr, ce pluralisme est utile à l'avancée des connaissances. Il cite un moraliste français, Joseph Joubert, suivant lequel Il vaut mieux débattre d'une question sans conclure que conclure sur une question sans débattre. Une thèse philosophique célèbre de Duhem et Quine énonce qu'il y a sous détermination de la théorie par les faits. L'histoire de la physique semble illustrer cette thèse de multiples façons (9). Si la thèse de Duhem Quine, et le pluralisme scientifique semblent confirmés à un instant donné du processus scientifique, ou pendant un certain temps, le processus social de connaissance et le progrès technique finissent souvent, à la longue, par dépasser les contradictions subjectives, reflets de la dialecticité du réel, pour accumuler des vérités indiscutables. Popper, pourfendeur du marxisme, a noté l'émergence presque inévitable de controverses scientifiques, mais a été incapable d'en diagnostiquer l'origine dans la dialecticité du développement de la théorie et des processus du réel. Les expériences proposées par Einstein pour montrer les limitations ou les défauts de la mécanique quantique "standart" ont abouti jusqu'à aujourd'hui a des progrès qui, au contraire, l'ont confirmée. C'est un exemple parmi d'autres de la fécondité des contradictions et des débats dans l'analyse de celles du réel.
L'approche idéaliste du pluralisme scientifique, du genre de la thèse de Duhem-Quine, est caractérisée par son fixisme: la pluralité de théories pour rendre compte des mêmes phénomènes serait indépassable. Les philosophes positivistes qui prenent en compte l'évolution des techniques, et des résultats expérimentaux pour en noter pour noter le caractère transitoire historiquement de cette pluralité se comptent sur les doigts d'une main. Mais aucun ne comprends ce pluralisme comme imposé par la dialecticité du réel et celle du processus de connaissance.
II.4 L'état quantique.
Un débat philosophique majeur concerne le statut ontologique de l'état quantique, (ou encore fonction d'onde, fonction d'état, amplitude de probabilité). La fonction d'onde est-elle juste un outil pour décrire les phénomènes, ou correspond-t-elle à un objet matériel? Pour Bohr, la fonction d'onde n'est qu'un outil théorique pour décrire des expériences mais ne correspond pas à un objet réel (4). Michel Paty ((3), p.310) écrit: « Les résultats statistiques sont identifiés comme le carré de la fonction d'état qui est la quantité adéquate dotée de sens physique et qui a ainsi reçu sa valeur précise par des mesures indirectes. »
Rovelli ((3), p. 1055) introduit une approche intéressante en notant que la mécanique quantique est souvent relationnelle: elle détermine la probabilité pour qu'un évènement f se produise étant donné qu'un autre évènement i s'est produit auparavant. Mais pour lui la notion d'état quantique ne représenterait rien de réel. Le calcul des états quantiques, par exemple, permet d'élaborer des molécules complexes nouvelles. Un argument pour n'accorder à l'état quantique qu'un rôle d'outil dans la description des phénomènes est que les états quantiques appartiennent à un espace de Hilbert et non à l'espace tridimensionnel de notre expérience quotidienne. Il s'agit là d'une confusion sémantique. L'espace de Hilbert n'est rien d'autre que l'ensemble des fonctions d'onde physiquement acceptables pour décrire des objets dans l'espace habituel. Une chose est que l'état quantique est rarement un objet dont la représentation et l'évolution dans l'espace habituel sont possibles. Autre chose est de nier sa correspondance, plus ou moins étroite, avec un objet matériel indépendant de notre conscience. On peut penser que la conception de l'état quantique ira s'améliorant, mais mettre en doute qu'il correspond, de façon plus ou moins directe à un objet réel relève d'une posture philosophique idéaliste difficilement tenable face aux inombrables succès théoriques et pratiques fondés sur lui.
III.Conclusion
Je ne discute pas ici d'autres aspects des controverses sur des thèmes de la mécanique quantique, comme par exemple la question de l'indiscernabilité des particules identiques, qui joue un rôle décisif en optique quantique, dans l'explication des propriétés des solides ou des noyaux, dont beaucoup contredisent la mécanique classique. La référence (3) avec ses 1300 pages est un recueil passionnant de la diversité des points de vue qui se sont affrontés et s'affrontent de nos jours.
Le temps n'est-il pas revenu, avec les crises multiples qui traversent le monde aujourd'hui, d'un effort collectif de confrontation les points de vue des scientifiques et des philosophes des sciences, en s'inspirant d'une méthodologique critique telle que la dialectique matérialiste, débarassée de ses oripeaux dogmatiques qui lui ont fait tant de mal?
Références
1. V.I. Lénine, Matérialisme et empiriocriticisme, (1908) t.14, Editions sociales.
2. L. Sève, La Philosophie? I,II, III, édition La Dispute (2014)
3. The Oxford Handbook of the History of Quantum Interpretations, Oxford University Press (2022).
4. F. Laloë, Comprenons nous vraiment la Mécanique Quantique?, EDP Sciences (2011).
5. B. D'Espagnat, Le réel voilé. Analyse des concepts quantiques, Fayard, le temps des sciences, (1994).
6. P. Lederer, Le Réel est-il Voilé ?, Le temps des Cerises, (2023).
7. M. Bitbol, Philosophie magazine, janvier 2022.
8. L. Landau et E. Lifshits, Physique Théorique, tome 3, Mécanique quantique, (1974), éditions Mir, Moscou.
9. P. Lederer, The Battle of High Temperature Superconductivity, https://arxiv.org/abs/1510.08808, (2015)