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Physique théorique (matière condensée) de 1962 à 2009 (Directeur de recherche au CNRS); Mastère en philo des sciences

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Billet de blog 22 novembre 2018

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Dépassement du capitalisme et changement qualitatif

Ce billet discute une question débattue à l'heure actuelle: la lutte révolutionnaire vise-t-elle le communisme, ou une étape intermédiaire, le socialisme, avant le communisme? Certains aspects de la transformation de la quantité en qualité dns la Nature peuvent apporter des éléments de réflexion.

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Dépassement du capitalisme et changement qualitatif

Dans le débat sur la visée d'une société libérée de la domination du capital, la question surgit du processus révolutionnaire qui peut permettre à cette visée d'advenir. S'agit-il d'un dépassement, au sens hegelien-marxiste de dépassement d'une contradiction, la contradiction capital/travail ? S'agit-il, comme le pensent certains, d'étapes marquées par des ruptures : d'abord le socialisme, puis le communisme ? Ces deux conceptions sont-elles inconciliables ?

Une question conceptuelle est celle du changement qualitatif. Entre le capitalisme, marqué par la domination du « pôle » capital dans les processus sociaux, et le communisme, marqué par la domination du « pôle » travail, il y a une différence de qualité.

Engels a discuté cette question –la question du changement de qualité – par une métaphore : celle de la transformation de l'eau en vapeur. Voyez comment, disait-il, l'eau que l'on chauffe semble d'abord ne pas changer de qualité. Le seul changement d'abord est l'élévation de sa température. Puis, soudain, à la température dite « critique », elle bout et se transforme en vapeur. La densité change brusquement de l'eau à la vapeur. La leçon qu'il fallait tirer de cet effet physique est que contrairement à la logique d'Aristote, pour lequel qualité et quantité sont deux catégories distinctes, une accumulation de changements quantitatifs (l'élévation graduelle de température de l'eau lorsqu'on la chauffe) entraîne un changement de qualité : il y a passage du quantitatif au qualitatif. De surcroît, ce changement se fait de façon brusque, avec une « rupture », un saut quantitatif : la densité change brusquement de l'eau à la vapeur.

De nombreux révolutionnaires ont théorisé ce résultat comme un trait universel du changement qualitatif, y compris dans la société (la révolution) : il se ferait nécessairement de façon brutale, par une rupture violente, par exemple une action armée, une insurrection. Le changement de qualité, la transformation de la quantité en qualité, serait nécessairement discontinu, le moment du changement de qualité s'accompagnerait d'une discontinuité (une rupture) de quantité. Dès la victoire militaire sur le capital, la production serait très majoritairement assurée dans le cadre d'une appropriation sociale massive des moyens de production et d'échange, au moins des plus grands d'entre eux.

On en sait aujourd'hui beaucoup plus sur les changements qualitatifs dans la nature : il y a des transitions (des changements de qualité) avec saut quantitatif (le terme scientifique est « transition du 1er ordre »), il y a des transitions marquées à la fois par le changement brusque de qualité et par une évolution continue de la quantité (« transitions du second ordre »). L'eau elle même, suivant les conditions de pression et de température, peut passer continûment d'une densité liquide à une densité gazeuse. L'aimantation d'un barreau de fer peut diminuer continûment avec la température et s'annuler au « point critique » (la température de la transition entre magnétique et non magnétique) où la qualité, elle, change de façon discontinue (dans ce cas, la « qualité » est définie par l'existence ou non d'un axe de symétrie (l'aimantation)). Dans ces transitions, la qualité dominante (par exemple l'absence d'aimantation) avant la transition coexiste de façon localisée et temporaire à l'intérieure de la phase dominante. De moins en moins localisée et de plus en plus durable lorsque approche la transition. Dans la phase non magnétique, il y a des fluctuations locales et temporaires d'aimantation : les deux contraires s'interpénètrent.

La physique nous enseigne donc que plusieurs types de transitions sont possibles dans la nature: celles ou qualité et quantité sont simultanément discontinues ; celles ou le changement de qualité, discontinu, ne s'accompagne d'aucun saut quantitatif. La première ( du 1er ordre) est caractérisée par l'irréversibilité, la seconde ( du second ordre) par la réversibilité : dans ce dernier cas, lorsque change le paramètre qui gouverne la transition (pression, température, ou autre) le système peut retrouver son état antérieur.

Il est tentant de tirer de ces exemples particuliers des leçons universelles –modernisées par rapport à la métaphore d'Engels) concernant le passage du quantitatif au qualitatif, valables aussi pour le changement qualitatif social. Il faut évidemment être prudent, la société est tissée d'innombrables contradictions secondaires entrelacées.

Ces exemples de passage du quantitatif au qualitatif nous disent-ils quelques chose sur la nature de la transition du capitalisme au communisme ? Elle pourrait s'effectuer de façon violente. Elle pourrait s'effectuer s'effectuer de façon pacifique, non violente. L'enseignement qui semble le plus pertinent est qu' on ne peut théoriser comme inévitable une transition brusque, discontinue à la fois qualitativement et quantitativement. La transition qualitative sans saut quantitatif est possible.

Le reste est politique et historique. Dans les conditions françaises du XXIème siècle, l'opinion majoritaire est qu'une stratégie visant un processus continu de changements démocratiques par le développement d'un mouvement populaire, pacifique, à vocation majoritaire, serait le plus efficace, le moins coûteux pour le peuple, pour réaliser le dépassement du capitalisme. En ce qui concerne le changement de qualité, le moment du changement qualitatif est celui où le pôle du capital cesse d'être dominant dans l'Etat, et celui du travail le devient ; ce moment peut-être atteint de façon continue, avec un affaiblissement continu, mais réversible, du pôle du capital. Dans la phase marquée par la domination du capital, la contradiction entre forces productives et rapports de production peut se traduire par l'émergence locale (la qualité dominante reste le capital) et plus ou moins stable dans le temps, de fluctuations où le pôle travail domine ; par exemple, en France, les nationalisations, la sécurité sociale, la retraite par répartition, le secteur de l'Economie Sociale et Solidaire, et les tentatives du capital pour les détruire. Lorsque la contradiction s'approfondit, ces fluctuations de qualité à l'intérieur du capitalisme deviennent de plus en plus globales et de plus en plus durables, jusqu'au moment de la transition, après lequel c'est le pôle dominé du capital qui apparaît sous forme de fluctuations locales et temporellement transitoires.

On voit s'exprimer des conceptions diverses. Pour les uns, « le communisme est le but et le chemin ». Pour d'autres, «... une société qui se dégage de sa domination mais ne l'a pas encore dépassée pour l'abolir vraiment est une société qui construit sa transition socialiste vers une civilisation supérieure, le communisme ». Ces deux conceptions sont-elles compatibles ? la notion du socialisme comme étape entre capitalisme et communisme semble renvoyer à une qualité différente, intermédiaire entre capitalisme et communisme. Si le socialisme est caractérisé par la domination du pôle travail dans l'Etat, il n'y a pas de changement qualitatif entre socialisme et communisme marqué par le dépérissement de l'Etat. La notion de processus de dépassement de la contradiction capital/travail ne justifie donc pas le recours à cette étape : le communisme existe en germe dans le capitalisme comme fluctuation de moins en moins locale et de plus en plus durable lorsque s'approfondit la contradiction entre forces productives et rapports de production. Le pôle travail se renforce, encore dominé à l'intérieur du pôle capital, et devient dominant à la transition.

La question de l'appropriation sociale des moyens de production et d'échange peut-elle être invoquée pour justifier la compatibilité des deux énoncés – soit capitalisme/communisme, soit capitalisme/socialisme/communisme -- dans la théorie de la révolution ? Cette appropriation sociale vise-t-elle les grands moyen de production et d'échange, ceux dont la propriété assure la domination dans la société capitaliste? Ou bien la totalité de ces moyens ? La « civilisation supérieure, le communisme » qui doit assurer « l'épanouissement de chaque personnalité humaine par et pour l'épanouissement de toutes » avec dépérissement de l'Etat implique-t-elle la disparition de toute propriété privée de moyens de production et d'échange ? Le socialisme serait-il alors la phase ou, l'Etat continue à exister, et où le capitalisme dominé continue aussi à exister par la propriété privée des petits moyens de production et d'échange, le communisme celui ou elle aurait complètement disparu  et où l'Etat aurait dépéri? Dans les deux cas, une fois franchie la transition au cours de laquelle le capital devient dominé, il n'y a pas changement qualitatif, que persistent, ou non, de façon durable, des fluctuations de la phase dominée (le capital) dans le processus de développement social. Distinguer socialisme et communisme ne semble donc pas pertinent.

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