Sur l'article de Stéphane Bonnery « Intellectuels et communistes »
I Une question importante
L'article de Stéphane Bonnery sur « Intellectuels et communistes » aborde une question importante, délaissée par le PCF depuis longtemps. Le thème de la science y est évoqué à plusieurs reprises, comme celui du rationalisme. Attaché depuis plus d'un demi siècle à populariser la dialectique matérialiste parmi mes collègues physiciens et parmi les philosophes des sciences, j'ai souvent rencontré parmi eux un scepticisme, fondé sur les retombées catastrophiques de l'époque ou le PCF parlait de science bourgeoise et de science prolétarienne. L'affaire Lyssenko a laissé des traces profondes. Dans les années cinquante, les intellectuels communistes faisaient signer des textes déclarant Staline le plus grand scientifique du monde dans chaque domaine de la connaissance. Lors de l'école centrale que j'ai suivie en 1973, le cours de marxisme, que j'ai découvert avec enthousiasme, avait, en exergue des notes de cours, la phrase « La théorie marxiste est toute puissante parce qu'elle est vraie ». L'histoire devrait nous enseigner que se revendiquer du marxisme ne garantit personne contre l'erreur.
II La vérité dans la connaissance de la nature
Selon Stéphane Bonnery, je cite « La vérité se conquiert progressivement par le travail scientifique sérieux sur des faits objectifs ». La physique traite de la connaissance de la nature inanimée. La compréhension des « faits objectifs » et de leurs rapport avec le réel implique presque toujours des batailles acharnées entre physiciens qui peuvent durer des dizaines voire des centaines d'années. D'une part le réel se manifeste par des phénomènes différents suivant les expériences, d'autre part la subjectivité des chercheurs dans la perception de ces faits dépend de leur formation, de l'école de physique dont chacun fait partie, de leurs conceptions philosophiques, des techniques expérimentales dont la nature et la précision sont en perpétuelle évolution, des moyens matériels à leur disposition, etc... Les confrontations impliquent à la fois un acquis théorique commun et des divergences sur ce qui exige une modification, un enrichissement ou un abandon de tel ou tel acquis. Selon Hume il n'existe pas d'expérience cruciale pour vérifier ou invalider une théorie. Toute l'histoire de la physique montre qu'avec le temps, cette affirmation devient fausse. Le critère de la pratique, selon Marx, est un critère puissant de validité d'une théorie.
Le fait de disposer d'une méthode scientifique ne garantit pas les physiciens contre l'erreur. La supraconductivité fut découverte il y 110 ans. Celle des oxyde de cuivre reste depuis 40 ans l'objet de batailles théoriques acharnées. Les progrès du grand collisionneur du CERN permettront-ils d'observer cette énergie noire dont l'hypothèse ad hoc sauve pour l'instant la théorie du Big Bang ?
III La dialecticité de la nature
La confrontation – par la discussion, circulation des articles et lors de conférences internationales -- entre subjectivités des physiciens et multiplicité des phénomènes contradictoires, peut arriver dans un processus historique de durée variable à des vérités sur le réel qui sont le plus souvent à la fois absolues et relatives : à un moment donné de l'évolution des théories et des techniques, personne ne peut les contester, mais les avancées techniques et théoriques peuvent aboutir à des crises et des révolutions scientifiques qui enrichissent ou oblitèrent les théories antérieures, ce qui a pu nourrir le relativisme (voir Kuhn). Ce dernier repose sur une incompréhension idéaliste du caractère à la fois absolu et relatif des vérités scientifiques. Ni la relativité ni la mécanique quantique n'invalident la mécanique classique lorsque les vitesses sont faibles, ou l'action grande devant le quantum de Planck. Dans tous les cas, les théories se voient contraintes de rendre compte de la matière inanimée en termes de contradictions. C'est ce que Lucien Sève appelle la dialecticité de la nature.
Le rationalisme est distinct du marxisme. Pour le rationalisme dogmatique, seule la raison détermine la connaissance. Le rationalisme critique intègre l'apport des sciences expérimentales, comme celui de Kant ou Popper, grand pourfendeur du marxisme. Tous les rationalismes sont attachés au principe aristotélicien de non contradiction. Les rationalismes ne reconnaissent pas en général la dialectique matérialiste. La vérité pour les rationalistes ne peut être qu'absolue. Se réclamer à la fois du marxisme et du rationalisme relève de l'éclectisme philosophique.
IV Les rapports et processus sociaux
Quelles conclusions tirer de cet aspect des connaissances du réel en ce qui concerne la société ? Le groupe social dominant intervient activement dans la formation sociale des idées pour dissimuler la réalité des rapports et des processus sociaux. Le marxisme a su déterminer dans l'extraordinaire complexité des contradictions sociales le rôle dominant que joue la lutte des classes.
Démêler dans cette réalité sociale en perpétuelle évolution et révolution ce qui surgit de nouveau où ce qui meurt, ce qui peut permettre aux groupes sociaux dominés de mettre en cause les dominations, ou au contraire de renforcer cette dernière, exige des communistes une confrontation libre des points de vue qui doit enrichir la théorie et la pratique révolutionnaires.
Affirmer qu'on est marxiste ne valide pas une proposition politique, surtout quand de surcroît on se revendique aussi du rationalisme. L'URSS, où le marxisme était une philosophie officielle d'Etat, s'est écroulée. Le marxisme, la Pensée MaoZeDong, la Pensée DengXiaoPing, puis XiJinPing semblent aboutir à une restauration du capitalisme dans un régime dictatorial sans libertés démocratiques. Le PCF marxiste a été en retard sur la prise en compte du réchauffement climatique, de la biodiversité ou de l'importance du féminisme dans la lutte contre le grand capital. La validation d'une proposition politique ne peut provenir que de la confrontation d'expériences entre communistes et du critère de la pratique. Lorsque une prédiction théorique est infirmée par la pratique, constater que cette dernière « n'est pas à la hauteur de ce qui était prévu » est insuffisant si on n'examine pas ce qui dans la prédiction théorique est à revoir. La théorie du 38ème Congrès était que l'effacement du Parti depuis 40 ans était dû à la volonté de ses dirigeants. Cinq ans plus tard, elle n'est pas n'est pas vérifiée.
V La NUPES
Jusqu'à aujourd'hui, l'expérience historique est que des conquêtes sociales importantes ont été réalisées chaque fois que le PCF a su catalyser un rassemblement populaire majoritaire qui dépasse les divergences idéologiques entre ses différents courants. L'actualité immédiate semble bien être une nouvelle confirmation de cet enseignement. L'unité syndicale contre la réforme des retraites n'est-elle pas favorisée par l'unité des forces politiques de la NUPES ? Ne faut-il pas la renforcer ? On ne peut invoquer la science, le marxisme et la vérité pour suggérer que le renforcement et l'élargissement de la NUPES revient à partager le « logiciel de nos adversaires ». Exiger l'homogénéité idéologique entre partis de gauche plutôt que l'unité dans l'action pour des conquêtes sociales relève davantage de l'idéalisme philosophique que d'une démarche matérialiste et dialectique. Les trésors d'énergie que dépensent la Macronie, la Hollandie et les droites extrêmes pour diviser les groupes de la NUPES montrent que le logiciel des adversaires, lui, ne se trompe pas. Le PCF devrait être à l'initiative pour renforcer la cohésion, de la NUPES, sans hégémonie d'aucune sorte, pour en faire un outil de réappropriation de la politique par nos compatriotes. L'urgence impose de rechercher la conquête d'une majorité législative de gauche au plus vite pour déjouer le piège institutionnel de la présidentielle.