La mécanique quantique soutient Mélenchon !
On lit, entre autres, dans un texte fleuve ou Mélenchon détaille sa vision de toute chose, l'opinion suivante :« Marx travaillait à partir de la pensée produite à son époque. Il en découlait une vision du déterminisme analogue à celle de Simon Laplace : quand vous connaissez la position et la vitesse d’un corps à un moment donné, vous pouvez en déduire toutes les positions qu’il occupait avant et toutes celles qu’il occupera ensuite. Tout cela est battu en brèche avec le principe d’incertitude qui n’est pas une impuissance à connaître mais une propriété de l’univers matériel. Depuis 1905, avec la discussion entre Niels Bohr et Albert Einstein, l’affaire est entendue. Mais il est frappant de constater qu’il n’y ait eu aucune trace de cette discussion scientifique dans les rangs marxistes de l’époque. À l’époque, Lénine continue à écrire besogneusement Matérialisme et empiriocriticisme – qui passe à côté de tout ça. »
Olivier Gebuhrer a déjà commenté ailleurs ce passage, mais on est saisi d'admiration devant la culture encyclopédique et la sagesse de ce dirigeant qui sait si bien, en plus, parler dans les meetings. Il n'est pas, lui de ces hommes politiques qui se contentent d'avoir une ligne politique. Remettre Marx à sa place, enfoncé dans les idées de son époque, égratigner Lénine le besogneux, répudier le déterminisme laplacien, et en plus fonder sa ligne politique sur le principe d'incertitude de Heisenberg, c'est quand même un style qui a de l'allure ! Comment ne pas être convaincu de suivre aveuglément un guide pétri d'une telle science ?
Et puis, comme on veut en savoir plus, on va piocher un peu dans les bouquins. Et là, en travaillant la mécanique quantique, on s'aperçoit qu'abandonner la mécanique classique, au bénéfice du principe d'incertitude « qui est une propriété du monde matériel », est indéniablement une avancée révolutionnaire en ce qui concerne le monde microscopique, où la notion de trajectoire n'a plus de sens. Mais penser que le monde est fondamentalement régi par la mécanique quantique –ce qui découle du texte cité plus haut, pose quelques problèmes. Car ça amène ceux qui font ce choix, en ce qui concerne le monde macroscopique , le nôtre, à la notion des multimondes, des mondes parallèles d'Everett et autres d'Espagnat . Ces physiciens–philosophes, au nom de la mécanique quantique, de l'abandon de la mécanique classique, pensent qu'on ne peut pas connaître la réalité, ou, comme dit d'Espagnat, seuls quelques traits ("Un ensemble très restreint...peut-être vide " ) de la "structure générale" du réel sont connaissables.
Cette position est proche de celle de Kant, un philosophe du 18 ème siècle, certes admirable. Mais trouver que Marx est un peu dépassé pour retomber sur un philosophe idéaliste plus ancien d'une centaine d'années... M. Mélenchon au savoir encyclopédique aurait-il, dans son envolée audacieuse vers les sommets de la pensée, raté une marche ?
En effet, il a confondu la mécanique quantique, qui est à la fois déterministe et probabiliste, avec la mécanique classique non linéaire. Ce qui rend caduc le déterminisme laplacien pour le monde classique n'est pas la mécanique quantique, mais le théorême de Kolmogorov-Arnold-Moser, qui date des années 1960 ou à peu près. Dès que plus de deux corps classiques sont en interaction, ou s'ils ont des interactions non linéaires, des trajectoires chaotiques apparaissent comme solution possible du mouvement. Ces trajectoires sont déterministes, mais non prédictibles. Tout le monde a entendu parler de l'effet papillon : c'est un exemple imagé des effets classiques de la non linéarité des interactions. Mélenchon croit-il, par hasard, qu'il s'agit de mécanique quantique ?
Admettons qu'après tout, on ne peut pas tout savoir, même un esprit prodigieux comme celui de Mélenchon peut avoir un raté. Mais n'y en a-t-il pas d'autres, des ratés, dans le passage cité plus haut ? Par exemple, ce Lénine besogneux qui scribouillait « Matérialisme et empiriocriticisme » , pourquoi n'a t-il pas pris en compte la controverse entre Bohr et Einstein ? Car rien n'était entendu entre Einstein et Bohr sur la mécanique quantique en 1905. On croit donc comprendre que cette discussion portait sur le paradoxe Einstein-Podolski-Rosen, qui posait, en désaccord avec Bohr, la question de la complétude de la mécanique quantique. D'une part cette discussion n'eut pas lieu en 1905, mais en 1935, d'autre part la relation d'indétermination de Heisenberg, qui guide la pensée de Mélenchon, date de 1925. Comment le besogneux Lénine aurait-il pris en compte des avancées postérieures, non seulement à l'écriture de « Matérialisme et empiriocriticisme » qui date de 1908 , mais à sa mort quinze ans plus tard? En fait le besogneux Lénine avait dès 1908 pris en compte la découverte – qui date de ...1908 ! – de l'électron par Becquerel. Il prenait avec énergie le parti de Boltzman qui défendait l'idée que les atomes existent dans la nature, et s'opposait au positivisme de Mach, et de Duhem, qui publiait en 1905 un livre selon lequel les théories physiques ne décrivent que des phénomènes et ne disent rien sur la réalité. Pour eux, l'hypothèse atomique n'était qu'un outil de travail qui ne disait rien sur le réel. Lénine critiquait, sans appel, les philosophes et les physiciens qui face à la crise de la physique classique, disaient que « la matière disparaissait ». Eh bien, M. Mélenchon, maintiendrez vous votre mépris pour le besogneux Lénine ?
Un passage au moins du texte de Mélenchon a le mérite de nous éclairer sur une réalité : celle de son orientation politique. Marx, dit-il, travaillait dans la pensée de son époque, croyait au déterminisme laplacien ; il est donc dépassé par Mélenchon qui croit au principe d'indétermination de Heisenberg. Admettons. Mais il faut déduire qu'il ne reste rien de ce Marx désuet qui vaille qu'on s'y intéresse. Donc, par exemple, la loi de la valeur, cela n'est rien ? Prouver que le prix d'une marchandise fluctue autour de sa valeur, laquelle est déterminée par le temps de travail social nécessaire à sa production, c'était la pensée de son époque ? Elucider ce qui fixe le niveau des salaires, sans intérêt ? Dégager le concept de plus value, c'est à dire la valeur du temps de travail gratuit que fournit le salarié, une fois payée par le salaire la valeur de sa force de travail, c'était la pensée de son époque ? Proposer la loi de la baisse tendancielle du taux de profit moyen dans la société capitaliste, c'était la pensée de son époque ? Montrer que le capitalisme est voué, par la recherche du taux de profit maximum, à saccager la nature et à mettre en danger les conditions de survie de l'humanité, c'était la pensée de son époque ? Alors pourquoi nombre de ces concepts sont-ils maintenant acceptés par la grande majorité des économistes sérieux, bien au delà des marxistes ?
On comprend mieux pourquoi le programme de Mélenchon remplace la lutte contre la propriété capitaliste, contre le coût du capital, contre la finance, par une hypothétique transition écologique qu'il serait incapable de mener à bien en « sortant du nucléaire » au bénéfice, soit dit entre nous, des industriels du gaz. M. Mélenchon balaie d'un revers de manche dédaigneux les acquis de Marx qui ont permis la compréhension des mécanismes de la crise aigüe actuelle du capital. Attaquer l'oligarchie, soit, mais proposer la démocratisation profonde de la gestion des grandes entreprises serait une vieille lune marxiste ? Pourquoi n'y a-t-il rien, ou fort peu, dans le programme de Mélenchon contre les grands barons de la finance ?
Avec son discours méprisant pour Marx, et en fait sa régression à la pensée pré-marxiste, Mélenchon ne complète-t-il pas le signal qu'il adresse périodiquement aux groupes capitalistes dirigeants par son évocation admirative et sans nuance de Mitterand ? C'est vrai que Mitterand, avant 1981, faisait des déclarations enflammées sur le peuple et la révolution, comme celles de Mélenchon contre l'oligarchie, mais il rassurait l'Internationale socialiste : son objectif était l'affaiblissement du PCF, programme qu'il a admirablement rempli, avant d'abandonner le Programme Commun, d'enclencher l'austérité en 1983, et de rendre le pouvoir à la droite. Et n'est-ce pas aussi, plus ou moins, le programme de Mélenchon ? En refusant l'accord électoral proposé par le PCF aux législatives de 2017, en présentant partout des candidats contre les communistes sortant, Mélenchon a certes fait élire Messieurs Corbières et Coquerel, que les télés de l'oligarchie invitent tous les jours sur les plateaux. Mais il a surtout fait cadeau à Macron de 100 ou 150 députés LREM qui auraient sinon, pu être de gauche...Sans ces cadeaux de Mélenchon, Macron ne pourrait pas si facilement faire adopter par le Parlement son programme de régression sociale...
Finalement, que penser du texte cité au début de ce billet ? Il nous éclaire sur l'orientation politique de Mélenchon, pas franchement dangereuse pour les groupes capitalistes dominants ; il nous apprend aussi qu'avec ses affirmations soi-disant érudites sur le déterminisme laplacien, sur le principe d'incertitude de Heisenberg, ses critiques sans objet à Lénine, M. Mélenchon épate peut-être la galerie, mais c'est surtout de l'esbrouffe.