En URSS sous Brejnev : une anecdote, ou davantage ?
Alors que s'expriment ici et là, au nom de la critique du capitalisme, des voix pour revendiquer une vision idéalisée et positive de l'URSS, que ce soit celle de Staline ou de Brejnev, j'ai pensé utile de relater une expérience personnelle vécue 1973. A l'époque, je n'ai attribué de cette expérience qu'un aspect anecdotique. L'histoire m'a fait changer d'avis : à travers ce minuscule, dérisoire élément de réalité qui ne m'apparaissait à l'époque qu'une singularité ininterprétable se révélait en fait des réalités beaucoup plus générales, des tares graves de l'ordre soviétique, que l'écroulement de l'URSS, dans le silence et la passivité de ses peuples, a révélé au monde depuis 1989. Tares dont quiconque souhaite un progrès révolutionnaire dans notre pays doit tirer les enseignements.
En août 1973, physicien chercheur au CNRS, je me suis rendu à Moscou pour participer à une Conférence Internationale sur le Magnétisme qui s'y tenait pendant une semaine.
J'avais deux bonnes raisons de m'y intéresser : d'une part la Physique qui y serait discutée ; d'autre part, membre du PCF depuis 1969, je souhaitais profiter de cette visite pour me faire une idée sur les opinions de mes collègues soviétiques. Dans mon labo circulait une pétition sur un « refuznik »nommé Sharanski ; on disait qu'il avait été exclu de son laboratoire parce qu'il critiquait le pouvoir et voulait émigrer en Israël. A l'époque j'étais membre du Bureau National du Syndicat National des Chercheurs Scientifiques (SNCS-FEN) . Vouloir émigrer en Israël alors que son gouvernement colonisait la Palestine, niait les droits du peuple palestinien me semblait incompréhensible. Mais que le gouvernement d'un pays quelconque, a fortiori un pays « communiste » exclue un chercheur pour ses opinions politiques était pour moi inacceptable. Je savais que la liberté de la presse n'existait pas en URSS, l'information était monopolisée par le PCUS : cette circonstance était pour moi un grave défaut du pouvoir soviétique, persistant depuis Staline sous la direction de Brejnev.
Lors du Congrès de magnétisme, je rencontre un collègue membre du PCUS, et je lui demande ce qu'il en est de Sharanski. Il confirme l'exclusion de son labo pour motif politique. Je demande comment les syndicats l'ont défendu, la réponse me scandalise : « C'est le syndicat qui a demandé son exclusion.. .» Commence alors une discussion dans un hall de l'Université Lomonosov. J'explique à mes collègues que pour le PCF, la liberté d'expression est indispensable à la démocratie : comment informer sur la réalité du monde, comment combattre les idées réactionnaires, sans débats publics, si elles ne s'expriment que dans la sphère privée ? Mes collègues semblent partager mon point de vue, et la discussion s'achève. Mais un jeune homme a écouté la conversation ; il me tire par la manche, exprime son intérêt pour ce que je viens de dire, il m'invite chez lui pour discuter plus à fond.
C'est ainsi que je me trouve, assis chez lui, dans un appartement modeste, devant à un samovar dont la mère du jeune homme me verse un thé brûlant, tout comme dans un roman de Dostoïevski.
La discussion s'engage. Le jeune homme, étudiant, pense que le socialisme soviétique et le capitalisme américain sont très semblables, tendent vers le même genre de société. Comme j'ai lu « La société industrielle » de Raymond Aron, et que j'en critique le point de vue, je lui dis que c'est un point de vue réactionnaire, qui oublie la question de la propriété des moyens de production et d'échange, de la lutte des peuples contre le colonialisme et l'impérialisme : on est en pleine guerre du Vietnam ! Justement il critique les moyens énormes gaspillés , dit-il, par l'URSS pour aider le Viet Minh alors qu'il y a tant de mal logés en URSS ! Je discute plus avant avec mon interlocuteur ; ses idées sont décidément des idées de droite... Je lui demande s'il discute de ces dernières avec les autres étudiants. Réponse négative. Et avec la section des Komsomols ? Vous êtes fou ? me dit-il, si je leur parle comme je vous parle, on m'empêchera de passer mes examens, je serai exclu de l'Université ! La discussion continue, révélant des désaccords profonds.Je suis interloqué. Je lui suggère, s'il ne veut pas discuter avec la section des Komsomols, au moins d'en discuter avec les membres de leur bureau local: peut-être la discussion le convaincra, peut-être c'est lui qui les convaincra ? Confronter les opinions n'est-il pas le meilleur moyen d'enrichir sa pensée ? Ce serait pire, selon lui..
Comme je dois m'en aller, je tente une dernière carte : puisqu'il ne veut pas discuter avec le bureau du Komsomol, me ferait-il l'amitié d'aller parler de ses idées avec le responsable à la propagande ?
Il éclate de rire : le responsable à la propagande du Komsomol, c'est lui même !
Faut-il épiloguer ?
J'ajoute à cette anecdote deux autres souvenirs d'échanges avec des collègues physiciens soviétiques : il en ressortait davantage que de la méfiance à l'égard des informations de la Pravda ou de la télévision officielle, la seule diffusée légalement en URSS : il semblait que mes interlocuteurs aient comme règle d'en prendre le contrepied : telle aggression impérialiste dans un pays tiers– tout à fait réelle selon moi - décrite par la Pravda ou la télé bénéficiait immédiatement d'une opinion favorable...Les cours de marxisme obligatoires n'étaient selon eux que le point de vue officiel, le marxisme n'était qu'une scolastique.officielle, sans intérêt pour comprendre le monde.
D'un autre côté, mes interlocuteurs soviétiques – des universitaires – se disaient stupéfaits de l'importance des préoccupations concernant l'argent dans les consciences de leurs visiteurs occidentaux. « Ils demandent tout le temps le prix de ceci ou cela, le coût du loyer, d'une consultation médicale, etc. » Pour mes amis soviétiques, l'argent n'était aucunement source de soucis : leur problème était qu'il n'y avait rien à acheter ! Ils ne savaient que faire de leur argent !
Voilà près de cinquante ans que je raconte de temps en temps l'histoire de Sharanski ou de l'étudiant russe réac responsable à la propagande des Komsomols, quand la conversation le permet.
Il me semble que cette histoire confirme à quel point l'absence de liberté d'expression, le contrôle de la presse par l'Etat-parti du PCUS, l'absence de liberté d'association, de libertés politiques, le contrôle des syndicats par l'Etat-parti a miné le consentement des peuples soviétiques et le soutien à un pouvoir qui pourtant assurait la gratuité de l'éducation, l'accès de tous à la culture, la gratuité de la santé, celle du logement, etc..
Et je ne parle pas de la gestion bureaucratique centralisée de l'économie,collectivisée jusqu'aux fourchettes dans les restaurants, privant les salariés de leur initiative dans le travail productif.
Ce manque de libertés a profondément nui à la formation, au travers de débats démocratiques, de confrontations d'idées, à la stabilité même de la société soviétique. A manqué une conscience politique populaire éclairée des réels enjeux de la guerre froide. Les attaques incessantes des USA et de ses alliés de l'OTAN, leur tactique pour épuiser l'URSS en efforts d'armements, etc., n'ont pas rencontré de résistance adéquate parmi les peuples d'URSS. Ces défauts terribles ont certes leur origine dans les conditions de la survie de la jeune URSS face aux invasions alliées, aux armées blanches,etc..Puis, Lénine mort, la dictature du prolétariat, devenue celle du Comité Central et de Staline, ensuite la dictature molle de Brejnev, tournant le dos à une politique d'émancipation et de démocratisation, ont fini par creuser le tombeau de la deuxième tentative historique – après celle de la Commune de Paris - d'abolition du pouvoir du Capital.
Toute indulgence pour Staline, son pouvoir, son rejet de la démocratie, au nom d'une pseudo visée révolutionnaire, relève d'un aveuglement impardonable.