Ekaterina est triste. L’auteur ukrainien russophone qu’elle a entrepris de traduire demeure injoignable. Dans sa Crimée profonde, il n’a pas le téléphone, peut-être pas de possibilité de liaison internet. Elle ne sait si elle va réussir à entrer en contact avec son éditeur moscovite. Maintenant Ekaterina est inquiète. Voilà que c’est toute cette région du monde qui se rappelle brutalement à elle, à la jeune femme de vingt ans qui s’en était enfuie.
Cent ans. William Burroughs est né, un jour, il y a cent ans. Livre après livre, l’auteur, lui, n’en finissait pas de mourir. Il mourait après avoir écrit quelques-unes des pages les plus géniales que l’on peut lire aujourd’hui. Et plus que tout autre auteur, il renaissait à la création avant qu’un jour, il ne laisse les ailes du temps s’envoler pour toujours. Car le phénix est un oiseau monstrueux, qui nous tient dans ses serres et finit par nous lâcher on ne sait où. À Nîmes, Damien Mac Donald expose ces dessins pour Burroughs, que l’on voit ici (et sur son site).
En Espagne, Leopoldo María Panero* est un auteur monstrueux. Un Antonin Artaud qui aurait passé par la fosse commune d’un destin national. Et familial d’abord. Rejeton indésirable d’une lignée de poètes, et dont le propre père a été le chantre de la phalange franquiste. Leopoldo María (né en 1948) est allé à l’exact opposé, jusqu’à la prison, l’hôpital psychiatrique. Le lisant, on ne peut que se dire, comme pour Burroughs, qu’on l’a échappé belle dans la vie réelle. Et pourtant, on y lit des vers-pensées extraordinaires, précisément que l’on aurait été bien en peine d’imaginer lire un jour : « Les crapauds n’ont pas de nom / quand ils meurent dans la montagne. »
Ouvrage copieux (près de 250 p.), Fissile ne donne pas de Bonne Nouvelle du désastre –& autres poèmes (1980-2004) une édition bilingue. En revanche, il faut souligner la qualité de l’accompagnement éditorial de l’auteur qui est proposé. Tout d’abord, une présentation de Panero dans le contexte de la poésie espagnole, des notes bibliographiques sur l’établissement de l’ouvrage publié. Et puis surtout, un « dossier » exemplaire en fin d’ouvrage, établi par l’un des traducteurs, Victor Martinez, qui amasse une somme d’informations de première main, livrées sans aucune réécriture « romancée » de la vie de l’auteur. La méthode choisie est exemplaire : notes biographiques présentant tous les protagonistes gravitant autour de la vie de l’auteur (membres de sa famille essentiellement), puis des extraits d’entretiens du poète toujours avec des membres de sa famille, qui permettent de comprendre la trame et le drame de toute une filiation, jusqu’à Leopoldo María Panero.
Car il y a un monde monstre penché sur la vie de ce poète, qui ne quittera pas l’hôpital, où il « recevra » sa vie durant, et que l’on doit découvrir :
Les grenouilles ont chanté la ruine du faune, son désastre :
et il a plu sur le faune
et j’ai mangé de la cendre
et je me suis rassasié de boue
pendant que ma bouche crachait des rubis
et que mes yeux pleuraient le fracas
où se mourait la poésie ;
pendant que le faune arpentait longuement en chantant
les chemins de l’excrément
et que sa trace s’effaçait
bue par la rose
effacée par la main
qui écrit le poème semblable à l’azur de mon front
comme, à la lueur d’une lampe qui ne s’éteint jamais,
un front se penche sur le poème qu’on n’a pas écrit,
parce que la bataille est dure
et le roi s’effondre au pied du miroir.
Mais assez des muses qui se penchent sur nos vies de héros ordinairement tragiques, nous serinant de lire, d’écouter, de voir ceci, de faire et de penser cela. Quand nous ne voulons que des amazones à nos côtés dans ce monde monstre :
Chorégraphie de Anne Teresa De Keersmaeker, Rosas Danst Rosas (3e séquence)
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*Leopoldo María Panero est mort mercredi 5 mars, à Las Palmas de Grande-Canarie, à l'âge de 62 ans.
Dans son numéro 145, à paraître ce mois-ci, la revue Po&sie va présenter un important dossier sur ce poète, établi par Victor Martinez, dans lequel figure un bel ensemble de traductions inédites de ses poèmes :
Vers tombé à mes pieds
larmes sur un végétal
lance qui fait irruption contre le vers et prie à mes pieds
contre le vers
contre l’âme et la foi
contre moi-même
tombé à mes pieds.
(Trad. Victor Martinez.)