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Billet de blog 3 mai 2010

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The Shanghai Gesture

Mirage de la mondialisation? Les civilisations les plus éloignées paraissent se résoudre tout uniment à la verticalité des villes, comme si l'artifice qui est au cœur même de l'humain, dès le langage, voulait planter sa «geste», non pas sous quelque horizon, mais sous un chapiteau unique, en un céleste exorcisme de l'Histoire.

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Mirage de la mondialisation? Les civilisations les plus éloignées paraissent se résoudre tout uniment à la verticalité des villes, comme si l'artifice qui est au cœur même de l'humain, dès le langage, voulait planter sa «geste», non pas sous quelque horizon, mais sous un chapiteau unique, en un céleste exorcisme de l'Histoire.

Les exemples de telles cités abondent se surajoutant aux quatre coins du monde, dans toutes les distinguées aires de civilisation. A tel point que ces mots du cinéaste Josef von Sternberg (1894-1969) dans ses mémoires, De Vienne à Shanghai (Flammarion), sur la cité qui accueille l'Exposition universelle de 2010 en sont d'autant plus extraordinaires à rebours du temps:

«Mes pérégrinations à travers l'humanité grouillante qui peuple la Chine m'amenèrent un jour jusqu'à l'embouchure du Huang-p'u. Là, sur ce qui avait été autrefois un marécage boueux, les marchands d'opium et de thé avaient construit une ville unique en son genre. Par la suite, cette colonie, appelée Shanghai, avait monstrueusement prospéré car elle était devenue la décharge – il faut bien qu'il en ait une – où se déversaient l'ordure et la lie du monde entier.»

Que l'on ne s'y trompe pas: la charge de Sternberg est dirigée contre les puissances occidentales qui convergèrent en ce lieu, ce que traduit avec une ironie mordante le titre original de ses mémoires, qu'il rédigea vers la fin des années 60: Fun in a chinese Laundry (Drôleries dans une blanchisserie chinoise).

Car c'est cette ville mythifiée de Shanghai qu'il célèbre notamment dans ce qui est sans doute son film le plus baroque, le plus fascinant, The Shanghai Gesture (1941). Celui même où il fait dire à un de ses personnages: «Tout peut arriver à n'importe quel moment...» Dialogue que Gilles Deleuze, dans L'Image-mouvement, traduit par écran blanc interposé ainsi: «Tout est possible (...) L'affect est fait de ces deux éléments: la ferme qualification d'un espace blanc mais aussi l'intense potentialité de ce qui va s'y passer.»

Et l'affect, dans ce film du réalisateur de L'Ange bleu, Shanghai Express, c'est le visage blanc, indéfinissable de l'actrice Gene Tierney, qui se brouille à mesure que la trame du film s'intensifie, se délite en ce que les lieux, les personnages et la narration même du film lui opposent d'artifice.

A distance de ce chapiteau tendu par les passions humaines qu'il sut tant magnifier, Josef von Sternberg poursuit son évocation de Shanghai dans ses mémoires:

«Peut-être, un jour, verra-t-on surgir une autre agglomération que celle-là, rendue féconde par le fumier humain qui lui a servi de terreau, mais les chances sont minces. C'était la Chine, certes, mais une Chine où, sur des écriteaux accrochés aux devantures, on lisait “Interdit aux chiens et aux Chinois”.»

Le réalisateur nous avait bien avertis dès le générique de The Shanghai Gesture: «Notre histoire se situe hors du temps présent»...

N.B. Les deux photos de scènes sont extraites du film The Shanghai Gesture (disponible en DVD).