Entre nature et culture, parasitisme et symbiose des mondes humain et non-humain, Claude Tarnaud, l’auteur de L’Aventure de la Marie-Jeanne ou le Journal indien, évoque dans un texte plus tardif la figure du légendaire capitaine Nemo.
Son récit croise par les îles Bagiuni au large de la Somalie, où il vécut de 1953 à 1958, dans le sillage des pêcheurs et des rémoras loin de cette « humanité, en particulier occidentale », « à la force prédatrice d’une ampleur tellurique » que décrit Philippe Descola dans un entretien à Mediapart. Extrait de ce passage en infra-monde :
« C’est pourquoi la haute figure imaginaire du Prince Dakkar ne cessera jamais de m’émerveiller. Indigène de l’errance, il a su utiliser de façon délibérée l’innovation technique pour inventer sa liberté, le droit de tout reconnaître sans avoir à en rendre compte à quiconque. Les terres émergées ne lui offrant plus de refuges sûrs, il s’est servi de la science pour se créer un pays ne tenant à rien. C’est en ceci qu’il est exemplaire. Outre les abîmes, il s’est choisi bien d’autres fonds où puiser, selon des critères inséparables de la poésie du geste.
C’est probablement aux habitants des îles Bagiuni, situées au sud de la Somalie, près de la frontière du Kenya, qu’il a dû emprunter cette méthode de pêcher la tortue au rémora qui est décrite à la fin du chapitre intitulé « Du Cap Horn à l'Amazone » dans Vingt Mille Lieues sous les mers. Les rémoras sont “des échénéides, de la troisième famille des malacoptérygiens subbrachiens. Leur disque aplati se compose de lames cartilagineuses transversales mobiles entre lesquelles l'animal peut opérer le vide, ce qui leur permet d'adhérer aux objets à la façon d'une ventouse... Les hommes du Nautilus attachèrent à la queue de ces poissons un anneau assez large pour ne pas gêner leurs mouvements, et à cet anneau, une longue corde amarrée à bord par l'autre bout... Les échénéides, jetés à la mer, commencèrent aussitôt leur rôle et allèrent se fixer au plastron des tortues. Leur ténacité était telle qu'ils se fussent déchirés plutôt que de lâcher prise. On les halait à bord, et avec eux les tortues auxquelles ils adhéraient... On prit ainsi plusieurs cacouannes, larges d'un mètre, qui pesaient deux cents kilos...” »
Les pêcheurs des îles Bagiuni emploient une méthode légèrement différente : ils gardent les rémoras dans une cage immergée fixée à la coque de leur fragile embarcation ; aussitôt après la capture de l’échénéide, ils ont pratiqué dans la partie caudale de celui-ci une ouverture qui, une fois cicatrisée, peut se comparer aux trous pour boucles d’oreille dans les lobes auriculaires ; c’est dans cet orifice qu’ils passent la corde avant de lâcher leur hameçon vivant sur les tortues qui dorment à la surface des flots. Mais ici intervient l’élément délirant : si le poisson se colle au reptile chélonien avec assez de force pour que le pêcheur puisse haler la proie jusqu’au bateau, il reçoit en récompense quelques petites gâteries, des poissons dont il est particulièrement friand ; par contre, s’il laisse aller la tortue ou la manque, le pêcheur le sort de l’eau et lui administre une paire de gifles avant de le remettre dans sa cage, privé de dessert.
Voilà ! De l’art de dresser les échénéides ! Et si l’idée d’un pêcheur giflant un poisson peut avoir pour nous un certain contenu d’humour, c’est que nous ne voyons pas que notre anthropomorphisme desséchant cède la place ici à un rapport exaltant de complémentarité naturelle qui ne peut se comparer qu’à la symbiose. »
In De (Le Bout du monde), Claude Tarnaud, éd. L’Écart absolu.