Il y a aux éditions Actes Sud une magnifique collection d’ouvrages traduits de l’arabe intitulée la « Petite Bibliothèque de Sindbad ». Je relisais ces jours-ci Wadih Saadeh, libanais exilé en Australie. Je le relis souvent pour son incomparable sens de l’effacement du « moi », sa faculté à remembrer un « tout-Univers » dans le « dit » du conte. On peut consulter ici en ligne certains de ses poèmes traduits par Antoine Jockey.
C’est Wadih Saadeh lui-même qui a préfacé le choix de poèmes de Sargon Boulus (né en Irak en 1944 et mort en exil à Berlin en 2007) paru l’an passé dans la même collection, traduit par le même traducteur, intitulé L’Éclat qui reste et autres poèmes.
Je me suis souvenu avoir découvert ces deux poètes en 2007 lors d’une superbe édition du festival (désormais sinistré) des Voix de la Méditerranée de Lodève. M’est revenu en mémoire en particulier un poème qui claque comme une déferlante dans l’actualité.
Je reviendrai sur ces poètes, mais voici donc ce poème de Sargon Boulus, auquel je joins un autre qui en forme l’épilogue utopique pour ce « royaume » donné par le poète aux enfants.
L’enfant de la guerre
(à une petite fille irakienne née et morte dans la guerre)
Elle est venue, la petite fille disparue
Dans la guerre
Debout au fond du couloir, une bougie à la main
Je la vois à chaque fois que je me réveille
À la première heure de l’aube. Elle attend que je me heurte
Au mur de la vérité.
Ses yeux
Dilatés par l’horreur de la sagesse
Patiemment dans les épines de la colline
Où mes pensées rôdent la nuit, ma main qui
Peut couper ses chaînes
Ma voix qui risque de poser des questions
Au meurtrier, à Dieu
Dont elle connaît, elle,
Les réponses…
Ô petite,
Combien a-t-elle duré la guerre ?
Combien de nuits
Dans le fond de quel puits ? Quelle éternité au mal qui provient
De tous les côtés ?
Qu’aurait-il fait le général aux quatre étoiles
Si on avait privé son enfant de son lait un seul jour ?
La petite fille dit :
Ils ont pris mes parents sur un bateau
Vers l’autre monde.
J’ai toujours su
Qu’ils allaient me laisser seule, ici, sur la plage.
J’ai toujours su.
Les enfants enchantés et la ville
Les portes de cette ville sont hautes
Telles qu’on n’en a jamais vu auparavant, ses fresques sont pleines de navires
Qui traversent la mer, en direction de ports.
À ses extrémités, toujours, un royaume
Réservé aux enfants qui s’amusent sans permis du propriétaire du paradis.
Leurs yeux sont des joyaux qui ne saisissent pas le sens de l’éclat.
Tels des danseurs les enfants tournoient, faisant pivoter leurs pulls
Sur leurs hanches, secouant leurs cheveux en croisant la lumière d’une étoile
Et tendant leurs petites mains vers les arcades des hauts murs.
Ce sont eux les heureux, et comme ils sont dignes d’amour !
Je vois leurs ombres en rêve, parmi les restes de ma ville
Sont-ils plus que des ombres ? Avec des souliers invisibles
Ils courent sur le trottoir de la nuit, pendant qu’un halo entoure chaque immeuble.
Ils donnent à la ville ce qui ne peut être donné
Lisent les enseignes lumineuses sur la façade des maisons.
Et tels des oiseaux dans le désert, ils chantent pour personne.
Traduction de ces deux poèmes : Antoine Jockey