L’été dernier, à Lodève, j’ai croisé la route du poète roumain Ioan Es. Pop. Ce n’est qu’ensuite que j’ai su qu’il venait du pays des Maramures fabulé par son compatriote Dumitru Tsepeneag, et que j’ai pu découvrir son unique livre traduit en français, Sans issue.
Né en 1958, ce journaliste en exercice depuis quelques décennies à Bucarest a drainé dès les années 1990 les lettres roumaines de ses étranges poèmes à conter.
C’est à sa jeune compatriote Linda Maria Baros que l’on doit la traduction de Sans issue, qui outre deux livres importants, L’Ieud sans issue (1994) et Pantelimon 113 bis (1999), propose dans cette « anthologie » un large choix oscillant entre les deux points tracés – l’un et l’autre de non-retour – par le poète de sa région d’origine à la capitale Bucarest.
De cette génération d’écrivains qui a éclos sous le régime de Ceausescu, j’avais surtout suivi l’onirisme contagieux (mettant la réalité dans tous ses états, mais dans ses interstices) des longs poèmes de Mircea Cartarescu, plus connu aujourd’hui en tant que romancier.
En soi, c’est toujours très impressionnant de lire un poète qui s’attache aux centres de gravité de l’existence, sans tentatives d'évasion ou d'envolées de quelque nature, lestant tous ses poèmes d'une adresse particulière ou collective. Il en résulte ce fort sentiment de communauté de destin qui parcourt toute l’œuvre de Ioan Es. Pop.
Les poèmes y sont d’ailleurs proprement adressés dès leur titre : « 15 rue oltetului, chambre 305 », « pantelimon 113 bis », à des quartiers de HLM de Bucarest. Les principaux motifs en sont « l’ami », « la vie d’un jour ». De lieu en lieu « sans issue », tout y est sciemment minuscule, et même un point en bout de ligne, ou à l’intérieur d’une strophe, n’appelle pas une majuscule à sa suite.
C’est que le poète y assène le témoignage d’une communauté sans destin, livrée à elle-même, de laquelle il ne se dissocie à aucun moment.
D’emblée, le décor est campé :
comme un amer et grand oiseau marin
flotte la malchance au-dessus des foyers pour jeunes
travailleurs, 15 rue oltetului.
ici ne vivent que ceux qui nous ressemblent.
Tous les poèmes de Ioan Es. Pop sont « à dire », contant par le menu des vies aussi familières qu’héroïques retranchées de l’Histoire. Ils portent en eux les ravages de ses travestissements :
la rumeur dit que l’ami, le véritable ami, s’est montré dans la ville.
et le monde y accourt et nous nous mettons à y croire nous aussi, l’espace d’un instant.
mais il n’y a qu’un gars sur la place, encore plus crasseux, encore plus inutile que nous.
il s’y tient au beau milieu, la main tendue, en disant être l’ami
et tout en faisant la queue, les gens lui jurent après, puisque maintenant, lors des fêtes,
nous espérions que l’ami, le véritable ami, se montrât autrement.
celui-ci qui dit être l’ami, nous le connaissons déjà.
depuis de longues années il arpente les faubourgs en mendiant.
puis il se soûle et dort où ça le prend –
il nous ressemble trop pour être le véritable ami.
Ailleurs, ce sont de sordides personnages dépeints en « rats » qui viennent narguer de malheureux habitants « avides de nouvelles » et laissés à leur vaine attente, quasi existentielle. Cette succession de tableaux prosaïques, d’une humanité sans complaisance, est l’œuvre d’un « scribe » dans le meilleur sens du terme, qui dépeint ce qu’il voit, ce qui a lieu. Et l’effet grossissant jusqu’au grotesque et au fantastique de ce qu’il narre n’est dû qu’à son sens du détail, dont on peut parier qu’il ne déforme en rien la réalité.
Bien au contraire, il s’y produit une rare exaltation de la vie, dans « ses » riens :
je rentre à la maison après de longues années à
arpenter la ville de bucarest
et j’y rentre une sacoche vide à la main
(...)
bah, voilà mes chers, je n’ai vraiment rien gagné.
et j’apporte à la maison autant de rien que personne
d’autre n’aurait pu ramasser pendant ces deux ans.
je n’ai même pas pu charrier tout seul autant
de rien que j’ai gagné.
(...)
d’ici un an ou deux, il sera plus recherché que l’or.
nous en vendrons seulement lorsqu’il aura un grand prix.
soyez-en sûr, mes chers, autant de rien personne n’en a.
ce n’est qu’en pensant à vous que j’en ai toujours ramassé deux ans durant.
Car on peut aussi compter sur ce messager pour nous mener sur l’autre rive, celle rêvée de tous les recommencements :
sur la rive opposée, l’autre s’est lui aussi mis à marcher.
les eaux ont gonflé en emportant le pont et l’ont fracassé.
ce n’est que maintenant que celui qui passe passe vraiment :
sans devoir rendre des comptes à quelqu’un
et sans laisser le moindre signe de son départ.
Ioan Es. Pop, Sans issue (Fara iesire), édition bilingue (roumain-français), « anthologie poétique », choix et traduction par Linda Maria Baros, éditions L’Oreille du Loup (juin 2010), 120 p., 10 €.
La Roumanie étant le pays invité du 33e Salon du livre de Paris des 22 au 25 mars prochains, Ioan Es. Pop participera le 25 mars à la soirée organisée par la Maison de la Poésie de Saint-Quentin-en-Yvelines à la Sorbonne, en compagnie de Linda Maria Baros, Marta Petreu, Constantin Abăluţă, Rodica Draghincescu, Ileana Malancioiu, Dinu Flamand, et du traducteur Jan H. Mysjkin.