En avant-goût d'une présentation plus complète de leur auteur, voici deux poèmes de Bernard Manciet (1923-2005). Ils sont extraits du manuscrit La Tentation de saint Antoine composé selon Jean-Pierre Tardif dans les années 1960, à un moment où le poète se trouve confronté à un «dilemme linguistique». S'il poursuit ensuite son œuvre en gascon, c'est en effet en français que Bernard Manciet compose la Tentation, faisant valoir, non sans ironie comme le souligne Jean-Pierre Tardif: ce poème en français est «le plus beau de mes poèmes gascons».
Nous reviendrons d'ici quelques jours plus spécifiquement sur la toute récente édition bilingue dans la collection «Poésie» de Gallimard du poème L'Enterrement à Sabres, écrit en gascon et traduit en français par l'auteur même.
Nos remerciements à Jean-Pierre Tardif, à Madame Manciet et à la revue Europe qui a consacré un important dossier à Bernard Manciet dans son numéro de mars 2010 de nous avoir autorisé à reproduire ces deux poèmes.
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des récoltes de blés noirs fanatiques se dressent
des cris de portes aigres pincés d'outils
je t'aime, la dislocation des trains je t'aime la haute voûte je t'aime
le crépitement des pavés je t'aime des pavés d'orages l'ampleur
je t'aime des vallées noires et grosses je t'aime à déborder
grosses à déborder à bondir je t'aime des cris de porte de vinaigre
je t'aime je te parcours je te lacère d'orage je te roule je t'aime
t'aime t'aime les dunes enflent ensemble se poussent t'aime
t'aime t'aime l'éparpillement du vent, des dunes, des astres
les secousses de lunaison de coups à la porte de coups sourds tu
y vas comme un sourd t'aime t'aime te déborde qu'est-ce qui
tremble qu'est-ce qui arrive par les autobus qu'est-ce qui gronde [qu'est-ce
qui soulève que sont tous ces horizons à la fois vers nous [accourus
tem tem tous ces bulldozers noirs tem tem et tem
c'est toi qu'est-ce que tu fais là doucereux limonade
vinaigre de portes de portes de vinaigres d'outils de
silence de long silence de longue paix de grande ville déserte
dis qu'est-ce que tu fais là je t'aime eh bien
il pleut nous y voilà nous voilà beaux je t'aime
eh ben
(4e histoire)
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Et l'aube dit à l'aube : ne crois pas perdue ta lumière
j'ai d'autres étoiles j'ai d'autres feux j'ai d'autres mondes
d'autres printemps te recouvriront de matin et de fleurs
et mes lieux sont plus beaux que leurs fleurs
et l'aube charme jusqu'à ces derniers jours pleins d'aube :
le frémissement du ruisseau ses cascades ses éclats
sont le vêtement de sa profondeur sont l'âme et la caresse
de son ombre croulez pommiers blancs et insectes de soleil
sur l'abîme du cœur lorsqu'il s'ouvre croulez
mes aubes et faites s'ouvrir l'aube qui naît des profondeurs
mes arbres beaux comme des épouses embrassez
l'aube de l'éternité je suis noire et belle aube pour elle
Et les derniers temps baissèrent les yeux et les aubes
dirent à l'aube : multiplie-toi par mes blancheurs
réunissons-nous pour l'un parfait reprends relève
dans ton seul soleil notre accablement de branches et de fleurs
(11e histoire)