Ainsi donc, Antoine Perraud annonce la fin de cette belle série sur Mai 68 faute de combattant identifiable, désormais, sur la photo de la salle occupée de Nanterre prise par Gérard-Aimé.
Qui plus est, voilà que les combattants se mettent à tomber pour de vrai. Un dernier témoin de retrouvé pour un autre, l'avant-dernier, à peine entendu sitôt disparu, corps et biens, dans le temps court (fût-ce en étirant les marges de l'actualité journalistique) de cette enquête accompagnant les premiers pas de Mediapart.
Fugacité de l'image, pérennité du sens, aurait peut-être risqué l'anthropologue Gilbert Durand, s'il avait appliqué à cette approche de Mai 68 par l'image et le témoignage des figurants de la photo du 22 mars, à Nanterre, sa théorie de l'imagination symbolique. Mais il n'est pas sûr que cette formule de l'anthropologue éclaire beaucoup ce tour de ronde sur ces quarante ans révolus de notre Mai 68 national. Et d'ailleurs, qu'est-ce que quarante ans à l'échelle de ce fameux temps long de la sensibilité façon Braudel ? Bien peu de choses, et, au demeurant, la sensibilité, livrée toute nue, sans précaution, ce n'est pas très « académique », hein ?
A ceci près que la sensibilité peut être « confondue » dans la réalisation des désirs, et qu'elle peut se surprendre elle-même en actes. Comme un aiguillon qui, au lieu de précéder, traverserait de part en part, et, parions-le, bien des couches et des couches d'idées.
Ainsi la force des témoignages recueillis durant cette enquête, leur pertinence (notamment cette filiation avec l'histoire de la Résistance), c'est bien de montrer de quoi Mai 68, lui-même, pouvait être l'héritier. Pour ma part, j'ai bien souvent été bouleversé par ces témoignages. Le récit de ces événements a ranimé en moi (trop jeune pour 68) le souvenir (pas si éloigné donc) d'une tradition orale de transmission du savoir, de l'histoire, où petit et grand savoirs, populaire et savant, accomplissaient tous deux l'histoire.
Reste peut-être un ultime message à relayer après cette enquête inaugurale du journal. Ce message que les acteurs de Mai 68 ont lancé par-devers eux à toute une société, et qu'ils portèrent selon moi bien plus haut, sur les barricades et ailleurs, que la somme de discours que l'on pourrait s'aviser à recenser. Un message que la circonstance du décès d'un des témoins conviés à cette enquête met au jour par contraste. Un message que ne parviendra pas à rendre inaudible (j'en fais le pari) le consumérisme, l'affairisme, le cynisme régnant et croissant. Un message à l'adresse exclusive d'un modèle de société qu'un poète (Maurice Blanchard) avait déjà formulé en 1939, avant la débâcle que l'on sait.
Le message fugace et pérenne des acteurs de Mai 68 : « C'est la fête et vous n'en savez rien ».