Dans le journalisme, on vous dira que tout est affaire d'angle. Dans d'autres sphères, on parlera de point de vue. Toutes précautions prises, les procédés s'équivalent, également inductifs, du particulier au général. Pourtant, il arrive, génialement (comme dans la vie), que le problème se pose tout de suite, et qu'il se résolve en poussière, en fait divers. Exemple avec un des poèmes du XXe siècle qu'entre tous l'on devrait promener avec soi à tout moment, au cas où...
Je parle du poème Mort dans l'avion, du poète brésilien Carlos Drummond de Andrade :
Je me réveille pour mourir.
Je me rase, je m'habille, je me chausse.
C'est mon dernier jour : un jour
traversé de nul pressentiment.
Tout marche comme d'habitude.
Je sors dans la rue. Je vais mourir.
Drummond de Andrade n'est pas un hétéronyme oublié par Pessoa de l'autre côté de l'Atlantique. Il naquit dans la province du Minas Gerais en 1902 et mourut à Rio de Janeiro en 1987. Et pourtant ce poème en particulier devrait être autant prisé que Bureau de tabac de notre grand Alvaro de Campos. Postérieur, écrit en 1945, il semble même qu'il ait fait sienne la hantise de la mort au point de la figurer, sans qu'il lui en coûte :
Je ne mourrai pas tout de suite. Une journée
entière s'ouvre devant moi.
Mais l'hommage au grand frère lusitanien sourd, dans ses derniers pas ordinaires :
Je me trouve dans la grande ville et je suis un homme
pris dans l'engrenage. Je suis pressé. Je vais mourir.
Je demande aux plus lents de me laisser passer. Je ne regarde pas les cafés
qui résonnent de tasses et d'anecdotes,
pas plus que je ne regarde le mur du vieil hôpital dans l'ombre.
Ni les affiches. Je suis pressé. J'achète un journal. C'est la course,
même si je vais mourir (...)
Je voudrais dormir, mais les préparatifs... Le téléphone.
La facture. La lettre. Je fais mille choses
qui engendreront mille autres choses, ici, là-bas, aux Etats-Unis.
Le poème est toujours singulier, ce pourquoi il est universel, s'en ouvrant aux autres qu'il prend même à témoin :
Pour la dernière fois je contemple la ville.
Je peux encore renoncer, ajourner la mort,
ne pas prendre cette voiture. Ne pas partir pour.
Je peux revenir, et dire : mes amis,
j'ai oublié un papier, le voyage est annulé (...)
Car le récit du poème n'est jamais clos, qui s'évapore simplement, tenant en haleine l'Histoire, ou son auditoire :
Nous allons mourir, il ne s'agit plus seulement
de ma fin personnelle et limitée,
nous sommes vingt qui serons détruits,
nous serons vingt à mourir,
vingt à nous écraser, maintenant.
L'art de tout dire d'emblée, on l'avait prédit, comme si cela nous concernait...
Nous roulons pulvérisés
je tombe à la verticale et me transforme en fait divers.
Carlos Drummond de Andrade, Mort dans l'avion & autres poèmes, traduction d'Ariane Witkowski (édition bilingue), Chandeigne, 2005 (en librairie).
Et à vol d'oiseau, dans cet été finissant, comme une visitation, Electrelane (Ô sombra !, 2005) :