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Billet de blog 13 avril 2011

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Cet intrigant jouet de la postérité: Jacques Rigaut

«Chaque miroir porte mon nom», a écrit en un de ses aphorismes Jacques Rigaut. Et il est un fait qu'il s'y est réfléchi, mais non sans transfigurations, voire arrangements postérieurs (à son insu) avec la réalité dans toutes ses dimensions tant humaine, artistique que politique.

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«Chaque miroir porte mon nom», a écrit en un de ses aphorismes Jacques Rigaut. Et il est un fait qu'il s'y est réfléchi, mais non sans transfigurations, voire arrangements postérieurs (à son insu) avec la réalité dans toutes ses dimensions tant humaine, artistique que politique.

Rétrospectivement, l'effet est saisissant : en 1963, Louis Malle adapte au cinéma Le Feu follet, un des premiers romans de Pierre Drieu la Rochelle paru en 1931, dont le personnage central est lui-même inspiré de son ami de jeunesse Jacques Rigaut qui s'est suicidé deux ans auparavant, à 30 ans.

Rigaut avait déjà servi de modèle à Drieu la Rochelle pour une précédente nouvelle, La Valise vide. Le futur directeur de La Nouvelle Revue française sous l'Occupation a lui-même reconnu dans un texte fameux, « Adieu à Gonzague », combien le portrait qu'il en avait alors livré « était insuffisant ». Sans doute mit-il beaucoup plus de lui-même dans cette nouvelle représentation d'un personnage solitaire et tragique, à bien des égards son double, que lui renvoyait cruellement en miroir le suicide de son ancien ami.

Il n'en demeure pas moins que Le Feu follet apparut comme une nouvelle trahison de la figure de Jacques Rigaut à la plupart des connaissances de ce dernier, de quelque horizon qu'elles fussent (dadaïstes, collectionneurs d'art, critiques). Outre les traits de personnalité caricaturaux prêtés au personnage romanesque (le culte de l'argent notamment), Robert Desnos a sans nul doute vu juste quand il reproche à Drieu de n'avoir rien compris au « côté essentiellement dada » de Rigaut. Car la ligne de fracture entre les deux hommes est là, profonde, qui va croissant à mesure qu'on approche des tensions idéologiques des années 1930.

Dans son poignant « Adieu à Gonzague », présenté par Drieu comme un texte d'excuse à la mémoire de Rigaut, il est en effet évident que le romancier en a surtout après le mépris et l'indifférence dans lesquels son ami tenait l'art, attitude dadaïste s'il en est. Et il lui en veut d'autant qu'on peut juger que sa propre ambition d'écrivain, d'intellectuel était sans limites. Pour réel que fût son talent (si on en doute, relire ses Mémoires de Dirk Raspe, biographie inventée de Van Gogh), il est indéniable que Drieu le mit au service d'une ambition bien plus démesurée (mais d'autres firent de même, autrement, Céline, Aragon...) : celle de régner sur les lettres françaises, quel qu'en fût le prix.

De son côté acteur éphémère mais passionné du mouvement dada à Paris entre 1920 et 1923, Jacques Rigaut a laissé une œuvre éparse, brillante et inaboutie, rassemblée sous le titre Écrits en 1970 (paru aux éd. Gallimard). Le Drieu qu'il a connu, c'est celui du sortir de la Grande Guerre dont la seule victoire fut sans doute « mécanicienne », comme a pu l'écrire le critique Marcel Raymond. Car cet élan futuriste reliant entre elles les grandes capitales cosmopolites de l'Occident a d'emblée eu un goût de fuite, ou de conquête par le rêve, pour les plus lucides de ces aventuriers de l'art moderne, en regard des affres guerrières indissolublement liées à cette civilisation du progrès matériel.

Combattant de la Grande Guerre, comme Drieu, la trajectoire de Rigaut s'inscrit dès la fin de Dada en ligne de fuite pour l'amour éperdu d'une riche New-Yorkaise. S'ensuit un mariage cahotant en une existence bien moins légère qu'il n'y parut sans doute avec une plongée irrémédiable dans l'alcool et la drogue. Mais le personnage de légende avait gagné les marges des œuvres qu'il laissait à d'autres le soin d'accomplir. Et l'ironie de l'histoire veut donc qu'en dépit des travestissements dont il fut l'objet, il leur doive une bonne part de sa postérité d'écrivain.

Dans son film ultérieur, Louis Malle transpose l'action du roman de Drieu dans le contexte des années 1960. Il porte sans doute à son incandescence le désespoir du personnage romanesque par la grâce de son acteur, Maurice Ronet. Toutes les scènes du film, surtout en extérieur dans Paris, sont comme emplies de vacuité, d'un sentiment de vide vertigineux qui communique l'intériorité dévastée d'un être qui a pris rendez-vous avec la mort : « Essayez, si vous le pouvez, d'arrêter un homme qui voyage avec son suicide à la boutonnière », avait prévenu, bravache, Rigaut.

S'il a accompli là un film marquant, inoubliable à bien des égards, Louis Malle a peut-être cédé en une scène inventée par lui à l'extrémiste de droite en Drieu la Rochelle, affublant son personnage d'amis complotant pour l'OAS.

« Qu'on ne me mêle pas à mes histoires », se serait sans doute écrié pour de bon Rigaut, sans se départir de son humour ravageur...

*

Un florilège de ses « pensées » :

« Il oubliait pour boire. »

« La vie ne vaut pas le coup qu'on se donne la peine de la quitter. »

« Il n'y a rien à faire. Vous pouvez compter sur moi. Je m'en charge. »

« Les apparences, on a bien raison de dire ainsi, sont contre moi. »

« Je m'endors comme, je m'éveille comme, je ris comme, pour un comme - le comme des pauvres. »

« Naître à 20 ans. »

« Ecrire n'est sans doute que le courage des faibles. Parlez-moi de la paresse des forts ; ils attendent d'être en prison pour faire un roman. »

« Le Désir a été la sensibilité de mon enfance. »

« Je serai un grand mort. »

*

Les Éditions du Chemin de fer publient (mars 2011) une édition revue (et illustrée par Frédéric Malette) d'un texte mythique de Jacques Rigaut, Lord Patchogue (postface de Jean-Luc Bitton). Voir ce lien.

Voir aussi le site de Jean-Luc Bitton dédié à Jacques Rigaut.

*

Jacques Rigaut (à 5 min 30) dans une scène de Emak Bakia, film de Man Ray (1926) :