Patrice Beray
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Billet de blog 14 mai 2012

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Si tu ne viens pas à Barcelone (Pere Gimferrer, Gabriel Ferrater…)

Nul doute que la place de Catalogne sache se faire entendre en ces jours anniversaires du spectaculaire mouvement des Indignés né sur cette péninsule Ibérique que l’écrivain catalan Salvador Espriu comparait sous le franquisme à une peau de taureau étendue.

Patrice Beray
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Nul doute que la place de Catalogne sache se faire entendre en ces jours anniversaires du spectaculaire mouvement des Indignés né sur cette péninsule Ibérique que l’écrivain catalan Salvador Espriu comparait sous le franquisme à une peau de taureau étendue.

Il est frappant de constater que même passablement écornée par la « crise » (dégradation de sa note par les agences de notation, coupes dans les budgets de la fonction publique, mesures affectant notamment le secteur de la santé...), la « Generalitat » de Catalogne n’en poursuive pas moins une politique culturelle si audacieuse qu’il semble que son statut même de « communauté autonome » doive en dépendre. Ainsi, Barcelone sera rien de moins que la ville invitée du prochain salon du livre de Paris en mars 2013.

Depuis la dernière décennie, cette aura de la culture en langue catalane est dispensée à l’international par l’institut Ramon Llull (Raymond Lulle, contemporain des derniers troubadours, qui « inventa » le catalan littéraire). C’est pour l’essentiel à sa politique d’aide à la traduction que l’on doit de pouvoir lire en français quelques auteurs catalans. Et notamment les poètes qui n’émargent guère qu’aux catalogues d’éditeurs indépendants, d'autant plus méritoires.

Sur la voie tracée par Bernard Lesfargues, découvreur de Mercè Rodoreda, les éditions fédérop poursuivent ainsi exemplairement l’extraction de ce si rare filon catalan. Outre le premier ouvrage du jeune romancier Francesc Serés, figure également parmi les titres récents la seule traduction (en dehors de quelques poèmes séparés) d’un livre de poèmes écrits en catalan (paru à Barcelone en 1977) par Pere Gimferrer, L’Espace désert.

Jusqu’au tout début des années 1970, Pere Gimferrer avait composé ses poèmes en castillan. Tout dans la poésie de cet auteur mondialement reconnu en fait un héritier de la fibre la plus surréalisante de la grande génération de 27 (Lorca, Aleixandre, Cernuda...), mais un héritier qui l’aurait comme nul autre « essentialisée » en retenant la manière épurée et intense d’un Jorge Guillén.

Si l’univers de Pere Gimferrer est entièrement dévolu à l’imagination créatrice, ce n’est en rien par abstraction de la réalité, à commencer par :

Les années d’abjection, le temps des rapaces et des chiens de chasse poursuivant la Catalogne


Son écriture versifiée s’insinue, dissémine :

De cela, le désir, que sait-il ? Peut-être sait-il tout,
obscurément, comme lorsque, à tâtons,
sur la planète lumineuse d’une peau, il appelle
par son nom les ombres de l’aisselle, le feu amer
et somptueux de la grenade noire, les sucs floraux du pubis
et la sève du ventre végétal et boisé.
À tâtons, il sait que ce corps est semblable
au royaume des graminées.

Cet espace est aussi creusé, il se fait labyrinthe pour :

[...] la clarté de la taupe qui ronge le soleil au fond de ses yeux.

Chez Gimferrer, nulle autre logique à ce qu’opère la magie d’un monde retrouvé que celle de la création magnifiée :

                                                                           La roue
devra aussi emporter la terrasse, les promenades,
les chaises pliantes, les couleurs de la banne,
les rues sous la franche averse de cet été-là,
nos courses, et nous riions, le manche bleu d’un parapluie, et le cil qui
tremblait d’un battement muet, et voici que les mains se rencontrent,
que les yeux rencontrent les yeux.


Cette poésie extraordinaire (au sens propre, « qui sort de l’ordre ») peut se lire comme une revanche sur l’Histoire, à tout le moins comme la rageuse réappropriation de forces vives si longtemps contenues, tenues sous le boisseau de la dictature franquiste.

Le poème flamboyant mais empli de dualité de Gimferrer prend son essor au moment même où un autre poète catalan, Gabriel Ferrater (1922-1972), boucle résolument sa geste réaliste, ses « travaux et jours » poétiques, réunissant son œuvre sous le titre Les Femmes et les Jours.

Publié par les Éditions du Rocher en 2004 (également avec l’aide à la traduction de l’institut Ramon Llull), Ferrater offre un exemple incomparable de poésie dialogique, façonnant le poème à même la présence fugace mais pérennisée de l’autre par l’écriture :


Le soleil, ce vieux sage, dissipe
les minuscules doutes d'ombre
qu'il n'avait pas encore
jusqu'à présent résolus. Ses mains
tremblent un peu, de même
tremblent les arbres et nous-mêmes,
alors que nous sentons que toute minute
qui passe arrachera brusquement
une bande d'ombre, et maintenant
la chute de la lumière sera bien droite,
maintenant éclatera le mince tremblement
de la flûte d'Isis, et nous verrons
absolument tout, et même au-delà des
espaces de clarté plus impénétrables que le verre.
Et, puisque tout sera si évident, nous dirons :
c'est toi qui l'as voulu, oui c'est toi qui
l'as cherché, toi qui n'as dormi cette nuit
que pour seulement te réveiller
et qui ne voulais pas croire que
la vie te deviendrait plus inconnue
que le sommeil lui-même.

(poème « Milieu de matinée »)


C’est à William Cliff que l’on doit la reconnaissance timide (en France) qui entoure l’œuvre de Ferrater. Récemment publié dans la coll. « Poésie » de Gallimard, souhaitons que le poète belge sache convaincre l’éditeur parisien du moment opportun d’une réédition de Ferrater, poète de l'expérience individuelle circadienne, transgressée, transfigurée :

Elle sourit chaque fois
qu’une nouvelle chose d’elle
mérite un tien amour.
Elle sourit quand tu sors d’elle
et qu’elle se referme intacte.
Elle sourit d’une tendresse
qui ne vous suppliera pas
(toi, et ton monde avide)
que vous lui en fassiez compliment ;
et c’est à peine que tu devines
combien elle s’absorbe. Encore
il faut se reprendre. Encore
il se remet à naître, son corps.

(poème « Kore »)


Pere Gimferrer, L’Espace désert, poèmes traduits du catalan par François-Michel Durazzo, postface de Marie-Claire Zimmermann, éditions fédérop, 88 p., 13 euros.

Gabriel Ferrater, Les Femmes et les Jours, traduit du catalan et présenté par William Cliff, coll. « Anatolia », Editions du Rocher, 256 p., 25 euros.

Voir aussi cet ancien billet, ici, sur ce blog.

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