J'ai toujours eu un faible pour l'argot des bouchers, le loucherbem. L'autre jour à Mediapart, Martine Orange et Laurent Mauduit avaient risqué la locution «en loucédé» pour «en douce» dans le titre d'un de leurs articles.
A mon sens, c'est exactement comme ça, «en loucédé», que fonctionne de facto tout échange humain qui implique forcément la langue parlée ou son expression écrite. Et à Mediapart, dans le journal, et entre le journal et le Club des adhérents, on échange forcément «en loucédé», qu'on se l'avoue ou pas.
Comme dans la vie de tous les jours (celle d'un «quotidien» exemplairement), on suppose que l'autre comprend. L'autre doit comprendre. On suppose que le code est partagé. Le code : la langue, son histoire, ses usages, ses références. On veut croire, «en douce», que c'est la loi qui est faite pour l'homme – loi linguistique ici –, et non l'inverse.
C'est un très beau principe : la loi doit être faite pour l'homme. Ce n'est pas à l'homme de s'adapter à la loi. Et on s'arracherait le cœur plutôt que d'admettre qu'il n'en va pas ainsi. Dans les faits, dans le droit, du point de vue éthique, politique. Nul doute qu'il y ait là dans ce principe une liberté à conquérir, un combat à mener avec exigence, qui implique aussi de ne jamais renoncer, sous quelque prétexte que ce soit, à la chasse aux trésors d'imagination déployés par d'autres, avant, jusqu'à nous.
Mais quoi qu'il en soit dans la pratique de ce principe, la langue, dans les faits, fonctionne «en loucédé». Et j'ajouterai : il faut qu'on s'accorde à penser qu'elle fonctionne ainsi. Surtout dans un journal participatif. Pourquoi ? Simplement parce qu'il en va d'une langue comme de l'argot. Outre le fait, comme toute langue, qu'elle est une construction artificielle (faite par l'homme), exemplairement, une langue argotique est destinée à n'être pas comprise par d'autres classes de gens. C'est l'histoire même de l'argot. A preuve, à défaut de quelques histrions (parmi lesquels je veux bien être rangé), qui connaît aujourd'hui le loucherbem*... sinon les bouchers eux-mêmes ? (Faites l'expérience, ils sont rares ceux qui n'ont pas en réserve au moins quelques bons mots.)
Autrement dit, si toute langue fonctionne comme l'argot, nous sommes tous potentiellement des exclus, des laissés-pour-compte de notre propre culture, selon que l'on se situe du bon ou du mauvais côté. Potentiellement. Car c'est une affaire de pouvoir. Et d'histoire personnelle, bien sûr.
Et c'est ici que l'exemple de ce contre-pouvoir historique de l'argot, celui des «classes dangereuses» de la fin du Moyen Age, peut nous être utile à Mediapart. Non pas pour inventer une langue codée comprise de nous et pas des autres (sauf dans un esprit ludique). Mais comme une incitation à ne pas user de pouvoirs arbitraires, exclusifs, directifs, dans les échanges entre le journal et le Club. Dans la pratique, l'expression écrite doit, d'elle-même, y recouvrer ses propres pouvoirs, faire sa mue, celle qui donne voix aux échanges, étant entendu qu'ils passent «en loucédé» la frontière entre le journal et le Club.
*Un mot quand même sur le loucherbem, le prétexte de cet aparté, tout mediapartien qu'il soit. Le principe de cet argot est assez simple : on déplace la première lettre d'un mot à la fin (ici, «d», pour douce), on met un «l» au début du mot, et on comble les vides phonétiques, avec des voyelles (ici «é», deux fois, pour «loucédé»), ou en plaçant simplement un suffixe : «em» étant l'usage de base (par exemple, «loucherbem» pour «boucher»), mais on peut utiliser toute la gamme très large des suffixes de la langue française. Ainsi, notre langue a gardé du loucherbem le mot «loufoque» construit à partir du mot «fou» (avec le suffixe très répandu par ailleurs «oque»).