Écrire sous la contrainte, cela se peut, mais de quoi ? Du monde en premier lieu, forcément, tel qu'il s'arrange, dans les communautés humaines, pour ne jamais tenir ses promesses. Rarement pareil constat de coercition a été intégré, pris à son compte par l'écriture poétique, comme dans l'œuvre de cet « introuvable » des lettres américaines que fut George Oppen (1908-1984).
Que l'on ne s'y trompe pas, la toute récente parution de la Poésie complètedu poète new-yorkais, traduite par Yves di Manno, est un événement considérable. De cet auteur si discret de son vivant que cela même finit par se remarquer, Yves di Manno avait déjà donné à lire des premières versions de certains recueils dans les années 1980. Il s'inscrivait ainsi dans les pas d'un autre formidable découvreur lorgnant avec alacrité outre-Atlantique, Serge Fauchereau, qui, parmi les premiers sans doute avec Jacques Roubaud, n'a pas hésité à considérer l'objectivisme, dont Oppen est une des figures marquantes, comme le premier mouvement littéraire « délibérément américain ».
C'est en effet à l'instigation de ses aînés Ezra Pound et William Carlos Williams qu'Oppen publia son premier recueil, Discrete Series, dès 1934, édition à laquelle on trouve également associé Louis Zukofsky, l'autre grand poète historique de l'objectivisme. Serge Fauchereau a rappelé combien la première préoccupation des poètes objectivistes étaient de « donner à voir ». Pour ce faire, ils durent se démarquer de l'imagisme initié par Pound où l'empreinte du Vieux Continent (celle de D.H. Lawrence notamment) était prégnante (voir cet article, « L'écriture féerique de Hilda Doolittle »).
Soucieux avant tout du monde commun, ordinaire et collectif qui les entourait, ces nouveaux venus se sont résolument tournés vers la réalité concrète (tant pour le poète que son lecteur) de l'objet, cette icône triomphante de leur modernité. Dans leurs poèmes tout en découpe visuelle, ils n'en délivrent sciemment que la clarté, la fulgurance lumineuse, ne s'attachant en quelque sorte qu'à bien circonscrire la face émergée de chaque image. Si leur poème lui-même est devenu un objet « formel », leur attention ne se détourne en rien des êtres, des êtres quels qu'ils soient, comme le montre cet extrait d'un poème de « Série discrète » :
Ostensiblement penchée, ton coude sur le bord d'une voiture
Anonyme comme l'été
Au milieu des mécaniciens.
Les images sont nettes, quasi photographiques. La profondeur qu'on leur prête traditionnellement en poésie (voire leur opacité) se retrouve ici dans la circulation du sens fait d'entrechoquements abrupts, comme jaillissant entre les images. C'est cette écriture démembrée, cinétique, dès les premières traductions des poètes objectivistes américains vers la fin des années 1970, qui va avoir une influence importante sur la poésie contemporaine en langue française.
Avec ce recueil initial, Oppen appose immédiatement une marque de « fabrique » qui va perdurer, en faisant une figure à part, voire d'exception au sens propre, et ce quoi qu'il en eût, tant son œuvre a longtemps paru en retrait, tenue par lui-même comme en réserve de ses différents engagements.
Ainsi, dès l'année qui suit sa première publication, le poète noue ce que di Manno nomme à juste titre son « pacte communautaire » en adhérant au parti communiste américain. Il cesse brutalement d'écrire et se consacre entièrement à ses activités militantes avant de s'engager dans l'armée américaine pour prendre part au combat lors de la Seconde Guerre mondiale. Il sera d'ailleurs grièvement blessé lors de la bataille des Ardennes.
Après guerre, la répression maccarthyste les contraint, sa femme Mary et lui, à s'exiler au Mexique. L'ironie de l'histoire veut que George Oppen renoue alors avec l'écriture, après plus de vingt années de silence. De retour aux États-Unis, il publie en 1962 The Materials (« Les matériaux »), et en 1968 ce qui est sans doute son chef-d'œuvre, Of Being Numerous (« D'être en multitude »).
Bien que distingué avec ce dernier recueil par le prix Pulitzer, George Oppen n'en tira aucun bénéfice personnel, fuyant toute mondanité, cheminant à l'écart, c'est-à-dire parmi tous, sans distinction :
Hantés, déroutés
Par le naufrage
Du singulier
Nous avons choisi le sens
D'être en multitude
Toute son œuvre porte la marque de cette véritable ascèse existentielle, appliquée à lui-même, sans état d'âme particulier. Au nœud de son écriture, cette injonction :
Nous devons parler désormais. Je ne suis plus très sûr des mots,
L'horlogerie du monde.
On peut y saisir comme sont voués à rester secrets les rouages qui ébranlent cette poésie, par comparaison avec le déroulé verbal, transcendant l'ombre et la lumière, d'un W. C. Williams dans Paterson :
Avec le soir, l'amour s'éveille
bien que ses ombres
qui n'existent qu'en vertu
de la lumière solaire –
soient gagnées par le sommeil, lâchées par
le désir
L'amour sans ombres s'étend à présent
qui ne s'éveille
qu'avec la montée de
la nuit.
À ce grand rêve d'un amour englobant qu'invoque Williams, par-delà le sommeil des corps, innervés de désir, Oppen tend l'image d'un miroir fracturé :
Nous dont les vies reflètent la lumière
A l'image des miroirs
Nul n'avait songé
A craindre
Non pas l'ombre mais la lumière
Convoquant ses pouvoirs.
Excepté peut-être quand le précède cette « dimension féminine » qu'il a tant louée chez sa compagne Mary : « (...) il m'est arrivé d'allumer / La lumière parfois pour la regarder / Dormir – La jeune fille qui marchait / A l'indienne »
Et à qui il dédie un de ses plus beaux poèmes « objectivistes » :
L'œil peut isoler
Une brique parmi
Les briques d'un mur
Quel paisible dimanche
Voici la brique, elle patientait
Ici quand tu es née
Mary-Anne.
On ne peut que se réjouir avec Yves di Manno de l'intérêt renouvelé, grandissant pour l'œuvre de George Oppen aux États-Unis mêmes où, en sa qualité de « thin man », d'introuvable, le poète était jusqu'ici quelque peu dédaigné. En dehors de sa correspondance, toute son œuvre tient dans ses uniques poèmes. Mais il est vrai que certains ont valeur de manifeste :
Le petit trou au fond de l'œil
Comme l'appelait Williams, le petit trou
Nous a laissés nus face
Au monde
Et ne se refermera pas.
Le monde y jette
Un regard vide
Et nous composons
Des couleurs
La sensation
Du foyer
Et certains à l'intérieur
Sont si violents
Et si seuls
Qu'ils ne trouvent pas le repos.
George Oppen, Poésie complète, traduit par Yves di Manno, coll. « série américaine », Éditions José Corti, 344 p., 23 euros.