En édition DVD pour le cinéma, un long métrage peut en cacher un autre, court chef-d'œuvre moins visible, et donc moins notoire. Ainsi de Momma Don't Allow, de Tony Richardson et Karel Reisz, cristallisant toute la pratique d'un art sans afféterie, celui du Free Cinema britannique des années 1950-60, qui ne se méprise pas plus lui-même que ceux à qui il est destiné.
Tony Richardson et Karel Reisz, deux de ses principaux représentants, ont préparé cette fiction documentaire uniquement sonore (musicale) de 22 minutes tapantes durant l'hiver 1954-55. Les seuls véritables acteurs en sont les membres du Chris Barber Jazz Band, rejoints sur la scène du Wood Green Jazz Club, dans le nord de Londres, par la chanteuse de blues irlandaise Ottilie Patterson.
Il faut en effet parler de fiction documentaire, dans le sens où les réalisateurs ont pétri leur film, avec Walter Lassally caméra au poing, d'une incontestable esthétique en plans alternés, brefs et saccadés lorsqu'ils sont entièrement dévolus, dans le club de jazz, aux mouvements, par groupes, du public.
La force documentaire de ce si court film découle de sa trame, englobante, que l'on réduit le plus souvent à l'expression d'un réalisme social. Et cette narration, clairement motivée, trouve en effet sa source dans les réalités sociales des différents figurants.
Aussi à travers cet authentique objet d'art du cinéma sonore, l'invention filmique proprement dite est-elle innervée par le « chant », la danse, la voix et la musique étant comme restituées ici en écho aux « mots de la tribu » programmatiques d'Ezra Pound pour toute la poésie – épique – outre-Atlantique. C'est cette même dimension, soucieuse de l'aventure humaine, qui fait de ce court métrage un film exemplaire du Free Cinema, non seulement aux antipodes des préoccupations du cinéma de la Nouvelle Vague française dans son ensemble, mais donnant bien autre chose du fonds commun – ordinaire et collectif – que la simple « poésie charbonneuse » qu'on a voulu y voir.
Le film naît de la rencontre de ces trames indifférenciées, par suite de séquences qui s'interpénètrent. Aux préparatifs des musiciens qui investissent la scène du club de jazz s'accordent d'emblée les images cousues, par plans alternés, d'une femme de ménage qui s'active dans un dépôt ferroviaire, puis d'un garçon boucher dans son arrière-boutique.
À une assistante plus guillerette qu'une patiente retient dans un cabinet dentaire, un beau jeune homme fait signe de l'autre côté d'un muret : il est temps. Et de tous côtés, on presse le mouvement vers le club. Les Teddy Boys, ces fils d'ouvriers rivalisant d'élégance par provocation à l'encontre des codes sociaux, sont déjà massés dans l'entrée.
Les swings s'enchaînent à la mesure des retrouvailles, cette jeunesse se différencie, par groupes, mixtes ou pas, mais se côtoie. Survient en grosse cylindrée un groupe de « toffs », de nantis au maintien aristocratique, qui hésitent à franchir le seuil du club. Ils se divertissent à peu de frais, et rompent à part quelques gestes de danse. Alors que le beau jeune homme a fâché sa belle, vite réconciliée avec lui dans la rue, un regard de côté indique que les « toffs » repartent dans leur monde.
Dans le club, les noms des musiciens scandent la scène : Monty Sunshine...
Claque une reprise de l'effréné Momma Don't Allow, que Chris Barber a ramené des Etats-Unis.
Cette jeunesse virevolte, la même, les mêmes, exultant. Un dernier mouvement de caméra montre la main d'un Teddy Boy négligemment reprise pour marquer la fin du swing, alors que le souffle de la musique retombe brutalement.
Cette nuit du Free Cinema est si courte qu'elle doit prendre fin. Et si on n'en sait encore rien, c'est qu'elle nous appartient toujours.
Momma Don't Allow, Tony Richardson et Karel Reisz (1956), compris dans le DVD d'Un goût de miel (A Taste of Honey), de Tony Richardson (1961), édité par Doriane Films, collection «Typiquement British». Ce court métrage appartient au cycle de cinéma expérimental (1956-59) de la courte période officielle du Free Cinema en Grande-Bretagne (pour plus d'informations, se reporter à mon précédent billet sur Tony Richardson et au dossier très complet sur ce mouvement du site Ecran large).