Longtemps, la philosophie s'est cru éternelle, philosophia perennis. En 2005, fait assez rare, les Presses universitaires de Vincennes publiaient dans une belle collection le mémoire d'une étudiante en philosophie de 23 ans.
Pour aussi remarquable que ce fut, L'Incertain. Lecture de Descartes, de Doatéa Nuri, n'en est pas moins une publication posthume, cette jeune philosophe ayant trouvé la mort peu auparavant dans un accident de voiture. Quelques semaines avant sa disparition, notre ami commun, Damien MacDonald, nous avait permis de passer ensemble une longue (et unique) soirée. A peine avait-elle évoqué l'aménagement d'un appartement tout près de nos lieux de vie, à Paris, Belleville, durant ce qui nous est un rituel de retrouvailles ardentes avec Damien. Il y avait comme un contraste saisissant, captivant, entre la douceur naturelle de son maintien, la profondeur de son écoute, et sa tenue, en salopette, toute tachée de peinture et de plâtre, jusqu'aux cheveux.
La réelle surprise, chargée d'émotion, que constitua cette parution se doubla d'incrédulité, pour qui comme moi n'est pas de formation philosophique, en regard de son sujet. Ainsi, une jeune philosophe osait encore traiter de Descartes, un tel monstre, père de la philosophie «moderne», inventeur cartésien de l'Etre pensant. Surtout, elle osait mettre à la question cet Etre pensant légué par l'histoire de la philosophie, en extirpant de la démarche même de Descartes une fable, un personnage de fiction, l'Incertain, dont le cheminement existentiel devait valoir bien plus à ses yeux que l'Etre de raison avéré, sûr de sa méthode et de son savoir.
Jusqu'ici, un intercesseur en particulier, merveilleux conteur philosophe, Ferdinand Alquié, avait laissé percevoir à toute une génération de l'après-guerre la possibilité d'un rapport dédoublé au maître de la «raison claire». «Ferdinand !» comme disent encore les (rares) continuateurs d'un surréalisme vivant. Car tel est bien là, l'apparent mystère d'Alquié, tenant d'un même geste les aventures rationnelle de Descartes et irrationnelle du surréalisme. Comme l'explique lumineusement Jean Wahl dans son Tableau de la philosophie française, en fait, «c'est un problème [de compréhension] qui peut être résolu si l'on pense que, pour lui, cet irrationnel même n'est que l'indication de quelque chose qui dépasse la raison ordinaire et qui est l'Etre». C'est ainsi qu'Alquié a constitué son ontologie, autour d'ouvrages également enchanteurs tels que Le Désir d'éternité, La Conscience affective.
Or, précisément, ce qui fait le prix de la démarche de Doatéa Nuri, c'est qu'elle est exactement inverse à celle d'Alquié, non pas celle d'un dépassement, mais celle d'une remontée initiale, souterraine, de l'enfance de la pensée. Son intuition géniale, c'est qu'avant même d'être une figure plus ou moins constituée, un personnage de fiction, l'Incertain est un être réel, sans parole, qui n'a pour toute existence, qui n'a pour lui qu'un discours «qui n'est pas le sien et qu'il utilise» ; ce discours «l'attache aux choses et à soi-même selon un rapport fixe». C'est ainsi que Doatéa Nuri est amenée, et nous conduit, à remonter à la source même de la pensée, à son éclosion, par le fait de se «délier», puis de «descendre en soi» (avec la rencontre du Sauvage en soi), et enfin «marcher» (au côté de l'Arpenteur) :
«Le discours s'ordonne selon des figures, le chemin dans le discours est un chemin hors du monde immobile, clos et pourvu d'un ordre immuable. "Chemin hors du monde" veut dire : chemin hors de l'assignation de soi.»
Cette lecture de Descartes, au travers du narrateur des Méditations métaphysiques et du Discours de la méthode, est également une traversée de «l'espace littéraire». On y rencontre aussi bien Lacan, Foucault, que Duras ou Michaux. Et si elle garde trace des lectures autorisées de Descartes, comme le précise d'emblée Doatéa Nuri : «Ces auteurs sont peu cités car ils ont dû être oubliés pour que le travail trouve son chemin propre.»
Doatéa Nuri a choisi bien plutôt de se ressourcer au langage, et précisément au fait linguistique même du verbe «être». C'est en son état de verbe de qualité qu'elle constelle son essai d'infinitives, «se faire incertain», «s'éloigner des livres», «d'où parler». Mises bout à bout, ces touches verbales incandescentes reconstituent en une proposition, celle d'une jeune philosophe, in absentia, toute la magie de cette traversée unique, non mortelle des mots, en nous.
Doatéa Nuri, L'Incertain. Lecture de Descartes, préface de Catherine Perret, postface de Bruno Clément, coll. Intempestives, Presses universitaires de Vincennes, 2005 (19€).